Le bal de l Opéra devait, avec sa bataille des fleurs et ses confetti, nous rappe
ler le carnaval de Nice. Les annonces de Chéret, collées sur les murs de l’A­
cadémie Nationale de Musique, nous avaient mis en goût. Tout le monde ne peut pas aller à Nice, et .je sais nombre de Parisiens qui ne connaîtront jamais la joie de s’endormir en pleine brume dans un sleeping-car, et de s’éveiller quel
ques heures après en plein soleil. Trouver Nice à Paris, c’est donc une surprise qui a son charme. A vrai dire, les habitués des bals de l Opéra — s’il est encore des habitués — ont peu goûté les confetti qu on a jetés, du haut des loges, sur les habits noirs.
— C est très amusant si l’on veut, me disait le peintre J. B..., mais il en est des confetti comme de certains portraits : il leur faut le plein air!
D autres, au contraire, les ont trouvés charmants, amusants, pittoresques, ces confetti, qui n’étaient pas des confetti, mais des pains à cache
ter, des ronds de papier tourbillonnant comme de la neige de théâtre. Très amusants!
Je n’aurai pas la candeur de refaire, pour la millième fois, l’oraison funèbre du bal de l’Opéra. La vérité est que le bal de l’Opéra ne meurt pas. Ce sont les habitués qui meurent ou qui vieillissent;
mais ils sont remplacés par d’autres, comme Strauss l est par Arban ou par Broustet, et le bal continue !...
Il ne faut jamais croire les gens maussades qui s’en vont répétant :
— Aujourd’hui, on ne sait plus s’amuser!
Dites-vous que ceux-là ne peuvent plus s’amuser, et passez à d’autres ! Que n’a-t-on pas dit des étu
diants? « Il n’y a plus d’étudiants ! Il n’y a plus de jeunesse ! Ils ne manifestent plus leurs sentiments ! « J’en ai cependant rencontré un assez grand nombre, samedi soir, devant le ministère des finances, et qui faisaient un beau tapage. C’était un
monôme conspuant je ne sais plus quel professeur qui déplaît, à tort ou à raison, au quartier Latin.
— Les étudiants ! a-t-on dit encore. Bah! ils ne sont jamais que docteurs ès-boclts!
Quelle injustice! Demandez à l’Association, où l’on travaille, combien cette jeunesse est agitée d’idées et comment elle cherche à préparer l’ave
nir ! Il y a là une renaissance et une bonne volonté visibles. Le bock, qui est une des actualités de la semaine, ne joue qu’un rôle secondaire dans les réunions d’étudiants. Le bock! Oui, on a parlé,
beaucoup parlé du bock, depuis quelques jours, et non plus seulement du Bock Idéal de M. de Vogué, ou du Bon Bock de Manet; non, du bock des débits
de bière, qu’on a élevé, çà et là, de 30 centimes à 35 centimes par suite de l’application des nouveaux tarifs commerciaux.
Grave question, cette question du bock à 35 centimes. La Chambre ne se doutait pas, en votant ses absurdes mesures protectionnistes, qu’elle révolterait tout, d’abord l’immense population des bu
veurs de bière. Tous les méchants sont buveurs d’eau, dit le proverbe, mais presque tous les Français sont devenus buveurs de bière. Le vin des go
guettes d’autrefois, est-il tari? Il donnait plus de force à l’homme et plus de gaîté aux chansons. La bière a quelque peu germanisé nos Gaulois. Mais que faire, puisque la vigne est malade, souffrante ou souffrée? Toujours est-il qu’on absorbe beau
coup de houblon et que la question du bock à 35 centimes est une question vitale. Le bock! Oh!
l’affreux mot! D’où vient-il? Il est vulgaire, il est canaille. « Prendre un bock... Garçon, un bock! » Le vocable a je ne sais quelle sonorité désagréable. Le mot chope n’avait pas ce caractère. La chope rappelait le hanap du roi Gambrinus. Le bock me fait penser à des litres et des litres avalés ainsi par quart et aux lourdes ivresses allemandes. Il aura beau se faire idéal, le mot bock, il n’en sera pas moins toujours fort laid.
Donc, tous les sectateurs du bock ont été émus par l’augmentation du prix de la bière, et, s’ils for
maient, comme les étudiants, un monôme pour protester contre les 35 centimes, ce monôme ferait trois fois le tour de Paris et emplirait la cité d’un formidable : Conspuez Méline! conspuez!
Cette révolution du bock est le gros événement de l’heure actuelle, n’en doutez pas. Elle fait partie de la question sociale, qui partout se complique. Le roi de Portugal me paraît avoir fort joliment es
sayé de la résoudre, du moins en partie. Il aban
donne au Trésor public, c’est-à-dire à tout le monde,
le cinquième de sa dotation royale. Voilà un bon exemple et, si j’osais plaisanter, je dirais que c’est là un roi lin de siècle, une Majesté dans le mouvement.
La question sociale et la psychologie, deux choses à la mode. Ohé! les psychologues ! comme di
sait Gyp. Le groupe déjà si nombreux de ces bons psychologues vient de s’enrichir du nommé Anastay. Cet Anastay dont on ne parle presque plus, du reste, s’occupe, en son cachot de Mazas, à s’étudier soi-même. Après avoir voulu découper une vieille servante, il se dissèque. Il veut apprendre au monde littéraire comment on devient assassin. Il met la dernière main (une noble main) à un volume qui sera prochainement publié sous ce titre : La Genèse cl’un crime.
Oh ! l’amour de la réclame et l’éternelle vanité littéraire! Depuis Lacenaire, ce misérable qui pour toute circonstance atténuante avait celle-ci, au dire de M. Bernard Lopez : Il avait voulu assassiner M. Scribe!!!... Depuis Lacenaire, tous les meur
triers ont l’ambition de devenir des écrivains et de laisser des Mémoires. Chambige, lui, était un écri
vain de profession. Il psychologuait en suicidant Mme G... Au contraire, Anastay n’est qu’un psychologue d’aventure. Comme- il n’a rien à faire, en at
tendant son jugement, il se confesse, à la manière de Jean-Jacques.
Quand on pense que Gustave Flaubert a habité la maison où le psychologue Anastay a fait de si belle psychologie à coups de couteau ! Maison pré
destinée au drame et à la littérature. Mais l’auteur de Bouvard et Pécuchet n’avait pas prévu cette incarnation nouvelle de Pécuchet : Pécuchet psychologue et assassin !
Grandeur et décadence des immeubles. Il y a un an, lors de la mort du sculpteur Aimé Millet, la grande statue de Vercingétorix, qu’on apercevait en passant devant l’atelier de l’artiste
boulevard des Batignolles, avait été drapée de deuil. Un crêpe était noué autour du piédestal et les passants contemplaient l’œuvre du maître disparu et l’entrée de cet atelier où on le voyait travailler, portes et fenêtres ouvertes, les jours d’été...
Aujourd’hui l’atelier est devenu un magasin, un garde-meubles, où s’entassent fauteuils, lits de bois, lits de fer, chaises, armoires d’acajou, canapés. J’ai lu sur la porte cette enseigne :
A Vercingétorix. — Garcle-meubles et toutes transactions mobilières.
Voilà ce qui reste du Vercingétorix de Millet à cette place même: l’enseigne d’un garde-meuble. Encore cette maison est-elle autrement favorisée que celle du boulevard du Temple: on y fait du bon commerce honnête et non de la psychologie meurtrière, selon la méthode Anastay.
Je demande pardon à un écrivain d’un beau et rare talent de citer son nom après celui de cet écri
vain de rencontre qui achève la Genèse d’un Crime. (Les éditeurs se disputent déjà le manuscrit). Mais Pierre Loti, le divin Loti, a fait parler de lui, ces jours derniers, sans publier pourtant un nouveau livre.
Nous avions lu le Mariage de Loti, qui est un chef-d’œuvre, mais nous ne connaissions pas la Messe de Loti. C’est de Saint-Jean-de-Luz qu’on nous en parle. A la Saint-Vincent passée — il y a quel
ques jours àpeine — on avait annoncé qu’à l’église et pour le patron de Libourne, un prince et un académicien chanteraient au lutrin. Oui, le prince Karageorgevifeh devait chanter le Pater de Colin, pein
tre et conseiller municipal, et un Ave Verum de Saint-Saëns, tandis que M. Pierre Loti, qui com
mande là-bas, dans les eaux françaises, le Javelot, avait promis de chanter un Agnus Dei de Georges Bizet.
Il chante donc, Pierre Loti? Sans doute, et de Bayonne à Biarritz la nouvelle s’était répandue, et des Anglais, des Espagnols — je devrais dire sur
tout des Anglaises et des Espagnoles — avaientpris le train de Saint-Jean-de-Luz pour entendre chan
ter l’auteur de Pêcheurs d’Islande. O déception! «Après qu’un vicaire fort prolixe eut fait en basque le discours d’usage, vint le Pater, puis 1 Ave Verum », dit un journal de là-bas. Et je ne sais si le
prince Kàrageorgewiteh a chanté sa partie, mais quant à 1 Agnus Dei de Bizet, ce n’est pas M. Pierre
Loti qui l’a chanté, c est un chantre de la paroisse.- Pierre Loti n’est pas venu. Toute l’assemblée était consternée.
— Pas de ténor! (Est-il ténor?) Pas de Loti!
La messe de Loti n’a plus été que la messe d’un chantre obscur.
— Pierre Loti, m’écrit un Basque, ne pourra donc pas se dire : membre de l’Académie de musique! Nous ne l’avons pas entendu chanter!
Loti est dessinateur aussi et peintre, et les volumes de l Illustration en font foi. Il pourrait exposer soit au Cercle Volney, soit au Cercle de l’Union ar
tistique. Ces doux petits salons, comme tous les ans, viennent de s ouvrir. Quilès a vus une fois les a vus toujours, mais il est agréable de retrouver à la place accoutumée l’artiste qu’on aime : le Carolus, le Jules Lefebvre... et l’éternel portrait de M119 Brandès, et celui de MUo Bartet, par Courtois ; on compare l’envoi de l’an présent à celui de l’an dernier.
Et cela fait toujours passer une heure ou deux!
M. Maurice Bouchon, aidé de quelques peintres, entre autres M. Henri Lerolle, a ouvert aussi son salon poétique. C’est le Petit-Théâtre — le théâtre de marionnettes de la rue Vivienne. Le mysticisme fait du chemin, et le Noël de M. Bouchor fait école.
On s’est senti ému, dans ce petit théâtre d’artistes et presque d’invités, à l’apparition de la sainte, peinte par Lerolle, et on a cherché des yeux M. Sarcey pour lui dire :
— Eh bien, vous voyez qu’il y a des miracles!
Il y en a toujours eu en art, et les poètes nous y ont accoutumés. C’est un miracle de faire écouter et applaudir par des Parisiens contemporains d’Yvette Guilbert (150,000 francs par an) une lé
gende en trois actes et en vers. C’est un miracle de nous transporter, à l’aide de marionnettes, dans une ville d’Asie-Mineure, au troisième siècle après Jésus-Christ, et cela à deux minutes du Palais- Royal, où l’on joue : Doit-on le dire? et à dix pas de la Bourse, où l’on joue... tout ce qu’on peut.
L’étoile du Petit-Théâtre est Mllc Eugénie Nau, la tille de la chanteuse de ce nom, qui a joué la Fille Elisa au Théâtre-Libre, et qui dit sainte Cécile au théâtre des Marionnettes. L’antithèse est-elle assez montmartroise, truantesque, archi-moderniste!...
Et les vers exquis de M. Bouchor doivent paraître à la jeune comédienne une sorte de purification de la prose d’autrefois.
Kastionac.
L’INSURRECTION AU MAROC
Nous avons, à diverses reprises déjà, parlé dans notre Histoire de ta Semaine des événements dont le Maroc vient d’être le théâtre. On sait que les tribus rebelles contre lesquelles le sultan avait envoyé des troupes ont fait leur soumission, mais ont reçu en même temps satisfaction par h remplacement du pacha de Tanger, contre qui était dirigé surtout le mouvement. Un de nos collaborateurs, qui revient d’une excursion dans la province troublée, nous a rapporté de ces pays les intéressants documents que nous publions.
Cette dernière semaine a été remplie d événements pour la turbulente population de Tanger. Sid Adderhaman-ben-Abdessadok, le nouveau gou
verneur de la province, venant d Oudja, oit il a laissé des souvenirs assez menaçants pour ses nou
veaux administrés, a fait son entrée solennelle dans la ville et a été proclamé pacha du haut des marches de la mosquée. L’entrée du gouverneur, qui était entouré d’une: centaine de cavaliers montés sur des magnifiques chevaux abdas, a été un superbe spec
tacle, comme on en jugera par la photographie que nous en donnons. Mais la vérité me force d’a­ vouer que la population n a pris part à la cérémonie que tout juste autant que le commandait la pru
dence la plus élémentaire. L opinion des Marocains est faite de philosophie désabusée et clairvoyante.
Ils ne s’attendent pas à ce que le nouveau gouverneur rompe avec l’antique système du « taillable et cor
véable à merci », de loin en loin tempéré par la révolte d une tribu qui se sent tondue de trop près. Dans le paehalik de Tanger autant et plus qu’ailleurs le dicton est vrai : plus ça change, plus c’est la même chose. Et les Tangérins n’ont pas jugé à
COURRIER DE PARIS