propos d’accueillir leur nouveau pasteur avec des palmes ni avec des feux de joie. Ils savent trop bien que demain ressemblera à hier.
Ce qui a été, en revanche, saisissant et original, c est l’entrée des rebelles victorieux dans la ville,
pour prêter le serment d obéissance au pacha et de fidélité au sultan. Pour comprendre l’orgueil d une victoire qui dépassait les espérances, et deviner peut-être la pensée de nouvelles audaces, il eût fallu pouvoir lire dans les âmes, car rien ne se trahissait dans la contenance, de ces vainqueurs et dans l impassibilité de leurs figures de bronze. Pas une des formes du cérémonial de la soumission, que de nombreuses révoltes leur ont rendu assez fami
lier, n a été omise par ces rebelles non repentants. Tels vous les voyez arriver sur le- soko, ou place du marché, qui aboutit, en montant la haute col
line, à la kasbah et au palais du pacha. Le grand
cheik de la tribu rebelle des Oued’ras précède le cortège, il est à pied. Il a l air d implorer la paix qu il a imposée. Il est entouré de ses fils, qui portent les saintes bannières de soie rouge consacrées aux pieux personnages que vénèrent les
Oued ras, tels que Sid Mouktar, Mouley Abdel-Kader et Mouley Out-Salam.
Le soir du jour qui a précédé l entrée de Sirl- Abderhaman, le pacha déposé, Sid-Mohammed, a quitté la kasbah secrètement comme un voleur. Il est parti avec une vingtaine de cavaliers, dont il
est en réalité le prisonnier, bien qu ils continuent de lui rendre, chemin faisant, tous les honneurs dus à son rang.
Il sera de même reçu par le sultan en audience solennelle et avec tout le cérémonial requis. Après quoi on servira au disgracié une tasse de thé par
fumé et additionné d une dose d arsenic suffisante pour que sa carrière terrestre se termine brusquement.
Le pacha déposé avait succédé à son père comme gouverneur au mois de mai dernier. Cette succes
sion, qui était très briguée, lui avait coûté soixante mille piastres espagnoles. Il avait immédiatement commencé à se rembourser au moyen des exactions les plus horribles. Dans la liste des crimes imputés à ce tout-puissant, qui voit, à cette heure, distinc
tement son sort sous les especes de la tasse de thé parfumé, nous relevons d abord le meurtre de son
père, qui prévint tout retard éventuel d héritage. Il parait que Sid-Mohammed aurait tenté aussi d em
poisonner sa belle-mère, qui avait réprouvé ses scandales et quitté sa maison. Craignant que la vieille dame, dans son indignation, n exhumât, quel
ques-uns de ses cadavres, le pacha avait essayé à. plusieurs reprises de s en débarrasser, au sein
même de la famille du chéril’ d Ouazzan où elle avait trouvé asile.
Peut-être la morale marocaine aurait-elle absous ces péchés véniels, mais Sid-Mohammed souleva contre lui les plus intimes scrupules par une viola
tion éclatante du devoir sacré d hospitalité. Le cheik Ould Hamman était le chefle plus populaire de l’Aïn-el-Ansar. Autrement dit, traduit dans nos idées occidentales, c était, un brigand fameux et im
pitoyable. A là fois jaloux et peu rassuré de cette force croissante, le pacha Tangérin invita Hamman à lui rendre visite. Sans défiance, le cheik accepta;
et au moment même où il s asseyait à, la table de son hôte, il fut entouré de soldats, désarmé et jeté dans la prison de la Kasbah en compagnie de mal
faiteurs dé moins haute volée. Ce fut une révolte morale universelle. Sid-Mohammed, craignant le poignard, ne se montra plus jamais qu avec une
nombreuse escorte, ce qui d ailleurs n’empêchait pas les gens qui le rencontraient de se boucher le nez démonstrativement, sur le passage du traître vil et nauséabond.
Cela eût-il suffi à faire déborder le vase de la colère populaire? Je ne voudrais pas le prétendre. Et il n aurait pas attiré la terrible justice du sul
tan, s il eût songé à envoyer à Fez ou à Marrakech des cadeaux en conséquence, à des dates parfaitement fixes. Mouley-Hassan aurait en retour en
voyé de ses troupes régulières ou soi-disant telles pour étoufl er l insurrection qui ne changeait rien à ses habitudes. Mais Sid-Mohamed Torres, le fidèle ministre des affaires étrangères, l œil du Sultan à Tanger, lui signalait, dès les premiers jours de la mutinerie, un facteur nouveau et qui commandait la prudence : les Oud Ras et les Charbeeyas soulevés étaient armés de fusils a tir rapide et d’ex
cellent modèle. Six semaines auparavant ces tri
bus étaient pourvues, comme tous les montagnards marocains, de vieux fusils à pierre fabriqués à Larache ou à Tétuan. Or voici qu’ils se trouvaient armés, comme par miracle, d’environ huit mille
fusils à répétition tout neufs. Les rebelles faisaient mine de former un État dans l État. Bon gré malgré il ne fallait pas songer cette fois à sévir, mais à traiter. Au lieu de venirprocéder à des exécutions,
le sultan jugea plus expédient de rester à Fez et de sacrifier son pacha.
Les miracles ne sont guère de ce temps-ci. Celui de l a multiplication des fusils à tir rapide a donné à penser. On s’est demandé : d’où viennent ces ar
mes? Il n est pas un Marocain qui doute de leur provenance : l’Angleterre par Gibraltar et par un point quelconque de la côte, où ils ont été secrètemen débarqués. En les donnant gratuitement aux rebelles, l’Angleterre pensait faire encore un excellent marché. L’impuissance de la répression, quel
ques bons et dus actes de violence dramatisés par le télégraphe, et l occasion tant attendue était mûre enfin pour un second débarquement d Alexandrie. Le nouveau ministre anglais, un habile homme, qui
avait montré à Zanzibar comment on suscite les protectorats, avait déjà préparé la mise en scène d un débarquement des « tuniques bleues » du croiseur anglais « pour protéger les colonies euro
péennes si l’ordre n’était pas rétabli. » Mais, dans la nuit du même jour, se montraient en vue de
Tanger le croiseur français le Cosmao et la frégate espagnole Alphonse XII. Très courtoisement ces croiseurs offraient aux Anglais leur concours dans la tâche de protéger les Européens, Et il ne fut plus question de débarquer les « tuniques bleues. »
Je ne parle pas seulement par ouï-dire du superbe armement tout battant neuf des montagnards.
Revenant d’une pointe dans l intérieur, j ai eu la chance, si l’on peut ainsi parler, d arriver à un
jour de marche de Tanger, au moment le plus aigu du conflit. Après trois jours de route ininterrom
pue, nous campions sur une colline à un demimille du Fondouk ou auberge de Hadji Abd-el-Kader, un endroit fameux par le souvenir de ce saint homme, et non moins par la bienvenue que spuhaite au voyageur un moustique à la piqûre spé
cialement désagréable. Nous nous occupions de notre mieux à faire cuire notre repas quand nous aperçûmes tout à coup une troupe d allure inquié
tante : environ six cents de ces montagnards dont nous avions vaguement entendu parler. Les canons de leurs fusils tout neufs étincelaient au soleil couchant. Pas un seul n’était sans arme. Ce n était pas très rassurant, mais c était très pittoresque. Car, s ils étaient bien armés, leurs vêtements défiaient la description. C’était unetroupe singulière
ment. mêlée et. bigarrée, celle que nous voyions à regret monter la côte et s avancer vers notre camp lentement mais sûrement. Les uns portaient le haïk et le burnous des gens bien nés, et les autres l’hum
ble rtjelab du paysan. Quelques-uns même, comme le remarqua une imperturbable jeune fille améri
caine qui faisait partie de notre expédition, semblaient vêtus d un simple caleçon.
Lorsque les partisans furent à vingt mètres de nous, le bruit discordant que leurs pieds fai
saient en marchant s éteignit subitement, et une voix sèche cria : « Spiritou! Spiritou! Spiritou! «
L imperturbable jeune fille américaine de notre caravane, avec le talent de sa race pour s assimiler les langues, saisit immédiatement qu il s agissait, d’une demande de rafraîchissements de nature spiritueuse, et. elle commençait à. verser d’une main libérale les dernières gouttes chèrement conservées de notre rye ivhiskey ; mais l interprète déclara que ; Spiritou voulait dire allumette.
Nous lui donnâmes toute notre provision pour permettre à la troupe de s’éclairer, et peu après, le calumet de paix, figuré dans cette circonstance par des cigarettes, fut allumé.
Bientôt après, cette bande à l aspect féroce se retira et nous lui souhaitâmes avec effusion un bon voyage.
J’ai signalé particulièrement la nature tout à fait composite du costume des rebelles, parce que ce l ait met plus en évidence l uniformité de leur armement.
Je n ai pas vu entre leurs mains un seul fusil à pierre ni même un de ces fusils à répétition de fa
brication inférieure, manufacturés par grosses à. Liège et connus sous le nom de Belgicos, armement des soldats les mieux équipés du sultan marocain. Chacun de ces six cents hommes portait un Winchester doté des derniers perfectionnements.
Le chérif actuel d Ouazzan, le « pape de la Mauritanie », est un facteur puissant et intéressant dans la guerre d intrigues dont le Maroc se trouve aujourd hui le théâtre. Il descend en droite ligne de la famille chérifienne de Médinah. Et cette sainteté
de naissance éclipse l autorité du sultan Mouley- Hassan. La dynastie des Fileli qui règne sur le Maroc depuis plusieurs siècles ne peut faire remonter sa généalogie qu’à Mouley-Eclriss, qui des
cendait d’une sœur assez obscure de Mahomet, tandis que les ehérifs ou « saints » de Ouazzan ont l honneur suprême de descendre en ligne directe et non interrompue de la fille bien-aiméedu prophète, Fatima, et d Ali, son neveu et son successeur.
Mais ce pape arabe — qui n’est pas le seul — a toujours montré une préférence marquée pour les réalités du pouvoir temporel sur le pouvoir spiri.tpel, et depuis qu’il a atteint sa majorité, il y a quelque 40 ans, il n a jamais manqué une occasion d’essayer de renverser la dynastie des Fileli... Il y a environ dix ans, ces velléités du chérif aboutirent
à une révolte ouverte; il trouva moyen de soulever les Arabes de la tribu d Anjera contre le sultan Mouley-Hassan. La révolte fut réprimée avec une
grande cruauté ; le sultan se mit lui-même à la tète de ses troupes, et. pendant plusieurs mois on put voir exposées aux portes de toutes les villes marocaines les têtes de plusieurs centaines de prison
niers d’Anjera, envoyées aux quatre coins du Maroc avec des émissaires chargés de faire valoir près des indécis ces arguments sans réplique.
Irrité des longues et continuelles machinations du chérif contre lui et sa famille, le sultan était sur le point d attaquer son ennemi jusque dans la ville sainte de Ouazzan, lorsque le ministre de France intervint et déclara que le chérif était un protégé français. Un observateur superficiel pourrait croire qu’un saint delTslam, en devenant citoyen français, devrait perdre beaucoup de sa sainteté, mais il n’en est rien. Un chérif ne peut commettre aucune mau
vaise action et l’on ne peut juger ses actes d’après le critérium qui sert à juger le commun des mortels.
Il y a quelque dix-huit ans, le chérif, que nous portraicturons, a épousé une Anglaise. Il en a eu deux fils dont la seule apparition suffit pour jeter le populaire dans un enthousiasme extatique, tout comme si ces jeunes gens ne conversaient pas do préférence en anglais et avec un fort accent cohneg.
Il ne se passe presque pas un jour où l on ne puisse voir le chérif se proméner dans une victoria, le seul véhicule européen qu’il y ait danstout l em
pire. Pis que cela, le chérif choisit invariablement, pour ces promenades, les moments assez fréquents
oii i I vient de succomber à sa passion pour le sr-hiedam schops et le scotch rohiskey et où il se trouve dans un état d inconscience absolument visible.
La chérifesse anglaise, qui est une femme très intelligente, a eu le bon esprit, lorsqu elle a épousé le f Saint » marocain, d’introduire dans son con
trat. de mariage une clause portant qu au cas où le chérif ferait plus tard à une autre Lmme une place dans son vaste cœur, il paierait à sa première épouse une somme de vingt mille francs, et ce, à chaque nouvelle infraction à. la fidélité. Le chérif a payé deux fois vingt mille francs des fantaisies ma
trimoniales; mais, depuis lors, il a préféré que ses unions fussent des affaires dépourvues de tout caractère officiel.
En plusieurs circonstances, j ai pris un plaisir cruel à faire remarquer aux vrais croyants l état d ébriété de leur saint. Mais mes remarques triom
phantes sur cette outrageuse violation à la loi du Coran ne m ont jamais valu qu un sourire de pitié et cette réponse stéréotypée : « Il est vrai, comme vousle voyez, que le chérif boit du schnaps, du rhum et même du vhiskey, mais chaque fois qu’il prend un verre il se fait un miracle. Longtemps avant qu il ait ingurgité l esprit de feu, la liqueur a été trans
formée, par la sainteté du personnage, en lait de chamelle doux et innocent. »
Si, dans le cas du chérif, la grandeur du miracle est proportionnée à la quantité du liquide absorbé, je peux me vanter d’avoir vu plusieurs des plus grands miracles qu’il ait jamais été donné à un œil humain de contempler.
Il y a six semaines le chérif a quitté le Maroc pour se rendre aux confins de l Algérie, et l on s’at
tend à ce que son influence soit exploitée sur les tribus Gourara et Omhari du Touat. Cette influence sur l aristocratie nomade est évidemment très grande. Chaque semaine les fidèles prient dans leurs mosquées-tentes pour ce remarquable faiseur de miracles, avec le même zèle qu ils mettent réguliè
rement à mort le percepteur des impôts quand il vient apporter aux gens du Touat le commande
ment du sultan marocain. Et jamais les mêmes gens du Touat ne manquent, le printemps venu,
d’envoyer au chérif dans sa cité sainte un tribut spontané de leur foi et de leur vénération superstitieuse.
Stetiien Bonsal.