LA RÉCEPTION D’UNE PIÈCE
A LA COMÉDIE-FRANÇAISE
Enfin ! le drame de Jean Richepin, Par le glaive, Ta être représenté... Encore quelques jours de pa
tience, quelques répétitions et quelques raccords, et le rideau se lèvera sur l’œuvre nom elle ! Quel soupir de soulagement poussera l auteur, quel cri de délivrance!... Songez que, depuis trois mois, notre poète se rend chaque après-midi au théâtre, qu’il y passe deux heures consécutives avec ses interprètes à discuter, à déclamer, à régler la mise en scène. Songez aussi que parmi ces interprètes se trouve Monnet-Sully, un admirable artiste, certes, mais capricieux, mais fiévreux, mais iné
gal, mais toujours en quête de choses étranges... Et vous comprendrez que tous les nerfs soient tendus, que tous les cerveaux soient échauffés et que l’auteur de la pièce, les acteurs et le directeur de la Comédie Française aspirent avec une égale ardeur au terme de leur supplice...
Dès le lendemain de la première, les esprits s a­ paiseront Ou la pièce réussira, ce que je désire de grand cœur, et tous les visages souriront à l heureux poète, et toutes les mains chercheront la sienne, et Mounet-Sully le serrera sur son cœur, et Mlle Bartet le remerciera do lui avoir donné un beau rôle... Ou la pièce tombera, et chacun s empressera de maudire l’incurie du Comité de Lecture. Ce sera, au théâtre comme dans la presse, . un déchaînement, une levée de boucliers, une explosion de vieilles rancunes. Les refusés d’antan pousseront des clameurs, Caliban brandira sa colichemarde et les auteurs siffles à la Comédie- Française (nous en comptons quelques-uns parmi
nos confrères de la presse) ne pourront dissimuler leur satisfaction amère.
Je serais bien étonné, si, à propos du drame de Richepin, le Comité de Lecture n’était pas remis sur la sellette — soit qu’on le loue, soit qu’on le blâme d’avoir accueilli la pièce... Et, puisque l’oc
casion s’en présente, je voudrais vous donner quel
ques détails précis sur ce fameux Comité, dont on parle souvent sans le bien connaître. Il se forme ainsi, dans le public, des légendes qu’il est bon d’anéantir, ou, tout au moins, de ramener à de justes proportions.
Le Théâtre Français a ceci d’original, que les traditions y sont pieusement gardées. Malgré les furieux assauts dont il est l’objet, malgré l’esprit de révolte qui s insinue en ce moment dans la troupe et qui y déchaîne quelques tempêtes, le vieil édifice reste debout sur ses inébranlables et antiques fondations. On peut dire que l’institution de la Comédie-Française repose sur deux longs siècles d’usages et de coutumes... Quelques-uns de ces usages ont disparu, du moins on le croit. Mais tous ont laissé leur empreinte, faible ou profonde...
Je comparerai la maison de Molière à un orga
nisme vivant, qui se transforma dans une certaine mesure, mais qui subit à travers les âges les lois fatales de l’hérédité.
Ouvrez le Théâtre-Français du bonhomme Chapuzeau, consultez-le sur le chapitre qui nous inté
resse, et vous serez étonné de voir qu’en 1673 les choses se passaient, en ce qui concerne la réception des ouvrages, à peu près comme elles se passent en 1392:
Tout d’abord il s’agit de distinguer... Ou l’auteur de la pièce nouvelle est un inconnu, ou c’est un homme célèbre, déjà joué avec succès à la Comédie- Française. Le règlement diffère selon les cas, et l égalité devant la loi n’est pas prescrite dans le code particulier de la maison de Molière...
Si l’auteur est un nouveau venu, s’il débarque de province avec son manuscrit sous le bras, s il achève sa rhétorique ou rime des sonnets au quartier latin, il est astreint à suivre la filière adminis
trative. Il dépose son chef-d’œuvre présumé chez le concierge, qui le remet à M. Monval, qui l’envoie à l’un des lecteurs de la Comédie-Française, M. De
courcellcs ou M. Lavoix. Le lecteur étudie la pièce, rédige un rapport, et, si ce rapport est favorable, l’auteur est admis à lire sa comédie ou son drame devant l aréopage de MM. les sociétaires.
Si l’auteur est un auteur dramatique connu et classé, il va droit au comité et demande une lec
ture, qu’on se fait un devoir et un plaisir de lui accorder...
J’aborde maintenant une question délicate.
Pourquoi le Comité se trompe-t-il si souvent?
Comment peut-il s abuser comme il l’a faitquelquefois?Ce Comité se compose de sept membres:
MM. Jules. Claretie, Got, Febvre, Mounet, Worms, Laroche, Coquelin cadet, et de deux suppléants : Prudhon et Silvain. Ce sont des hommes d’intelli
gence, de goût et d’expérience. Quelques-nns sont détins lettrés ; tous ont l’habitude de juger les pro
ductions dramatiques; ils connaissent le public.... Par quel miracle leur entendement est-il aveuglé, et leur raison obscurcie ?
Je conçois que si, par aventure, M. Dumas fils ou M. Pailleron leur apporte un jour une pièce mé
diocre ou dangereuse, ils n’osent la refuser. Quand on a fait jouer à la Comédie-Française Le Monde où Von s ennuie ou Francillon, on a acquis le droit de se présenter à ses risques et périls devant le pu
blic, sans subir aucun contrôle... Mais il est des auteurs dont la notoriété est moins éclatante, qui ont franchi sans difficulté le seuil redoutable, et qui nous ont infligé le mortel ennui d’écouter des drames poncifs et des vaudevilles prétentieux... D où vient que le sanctuaire s est ouvert devant ces médiocrités ?... Est-ce, de lapart du Comité, im
péritie, maladresse, ignorance, ou bien excès de faiblesse et de camaraderie?...
J’agitais l autre jour ces graves problèmes avec un important sociétaire, comédien de mérite et homme d’esprit, Il voulut bien me parler à cœur ouvert.
— Ne pensez pas, me dit-il, que nous soyons bêtes à ce point, et incapables de discerner le mé
rite des ouvrages. Presque toujours, quand nous les recevons malgré leur indignité, c’est que nous nous laissons dominerpar des considérations extralittéraires... Ou bien l’auteur a des relations offi
cielles et puissantes qu il est prudent de ména
ger, ou bien il appartient à la presse, il écrit dans un journal très parisien, dont on ne saurait sans
danger s aliéner la bienveillance; ou bien l auteur est simplement un ami de la maison; il n’a eu pour elle que des prévenances dont il est décent de lui savoir gré; ou bien (dois-je l avouer?) c est un vieux camarade auquel l’un de nous s intéresse passionnément, et qui est tout à fait digne de sympathie!... Si vous croyez qu’il est aisé de se sous
traire à ces influences !... D autant plus que nous sommes sollicités sans mesure, et fâcheusement importunés, d’un bout de l’année à l autre. MM. les poètes nous traitent volontiers de cabotins, quand nous avons refusé leurs pièces.... mais avant la séance ! si vous les voyiez ! Que de pas ! Que de dé
marches ! Que d’entretiens, où ils vous honorent de leur familiarité ! Que de compliments ! Que de pa
roles flatteuses ! Ils récusent notre jugement, quand ce jugement les condamne, mais il font tout au monde pour le gagner à leur cause. Ils nous con
sultent, ils écoutent nos avis, ils nous lisent leur prose, et nous déclament leurs vers... Tant et si bien qu’ils finissent par nous arracher une vague promesse, et un demi consentement... Et, le grand jour arrivé, quand il s agit de jeter le bulletin de vote dans l’urne, nous hésitons entre la voix de l’amitié qui nous crie d’ouvrir la porte, et la voix de la raison qui nous adjure de la fermer... Alors, nous nous tirons d’embarras en invoquant des pré
textes spécieux. Sans doute la pièce est un peu mince, mais nous la jouerons au mois de juillet; c est une pièce d été!... Oh! ces pièces d’été! Ce qu elles nous ont fait commettre de sottises!...
— Mais, interrompis-je, puisque vous vous trouvez gêné par vos relations amicales avec les auteurs, pourquoi n’établissez-vous pas le vote secret?...
Mon interlocuteur se mit à rire :
— On s’avisa un jour de voter à bulletins fermés. Savez-vous ce qu’il advint? La pièce avait été re
fusée par onze voix contre une. Après la séance chacun des comédiens prit l auteur à part et lui af
firma, avec des larmes dans les yeux, qu il avait voté pour lui contre l’avis de ses camarades. Le poète subit ainsi onze accolades affectueuses; il aurait mieux aimé onze boules blanches...
— Alors, selon vous, le mal est sans remède?... - Sans aucun remède! On parle quelquefois de
dissoudre le comité de lecture. Par qui ou par quoi sera-t-il remplacé? Qui sera chargé de choisir les
pièces? L’administrateur général de la comédie? Supposez-vous qu’il pourra se soustraire aux in
fluences qui pèsent sur nous? Qu’il sera plus indépendant ou plus courageux que nous ne le sommes? J’en doute fort pour ma part. Et puis, quelle effroya
b le responsabilité il assumerait! Voyez-vous une pièce reçue par l’administrateur général, et tom
bant à plat? Quel concert d imprécations! M. Jules Claretie donnerait sa démission si on voulait lui
imposer ce régime, et l on ne trouverait pas aisément aie remplacer... II a été question également de substituer à notre comité une commission com
posée de gens de lettres!... Hum! Ces messieurs sont animés comme nous, et peut-être plus que nous, de jalousies, d antipathies, de rancunes.
D’ailleurs, l’expérience a été faite sous Arsène Houssaye, elle a médiocrement réussi... Au fond, voyez-vous, la meilleure garantie que nous puis
sions offrir est le souci de nos intérêts... Quand nous nous trompons, c’est nous qui payons les pots cassés; nous avons tout à perdre à recevoir de mauvaises pièces et tout à gagner à en accepter de bonnes. Mais encore l’aut-il qu on nous en présente!...
Notre entretien se termina sur ce mot, et je fus obligé de convenir, à part moi, que mon ami le so
ciétaire à part entière vous ai-je dit qu’il était à part entière; n était pas tout à fait dénué de sens commun...
Je voudrais terminer par quelques détails pittoresques sur les séances du comité de lecture. Ces terribles séances, dont les auteurs les plus braves ne parlent pas sans pâlir...
La scène se passe dans une pièce très élevée de plafond, très claire, située à l angle de la rue Ri
chelieu et de la rue Saint-Honoré... L aspect de ce salon n’a rien de rébarbatif... Partout des peintures de maîtres, un délicieux portrait de Regnard, une page plus sévère représentant la mort de Talma, le tableau de Dantan [Un entracte à la Comédie-Fran
çaise qui obtint naguère au Salon un vif succès de curiosité...
Au centre, la table ovale recouverte du classique tapis vert... C’est là que l’auteur va souffrir, en lisant son manuscrit, toutes les angoisses de l in
certitude... Le malheureux vient d’arriver. M. Jules Claretie l a fait entrer dans son cabinet, il le ré
conforte avec de bonnes paroles, et relève son courage...
Enfin, tout est prêt... Le fidèle Picard a apporté la carafe, le xerre et le sucrier, nécessaires au liseur. La cour... je veux dire le comité a fait son
entrée. On se salue, on donne à l auteur des poignées de mains cordiales, mais réservées. Vous saisissez la nuance. Il s agit de ne pas se compromettre, et d’affirmer dès la première minute son indépendance. Ces messieurs se placent par ordre d ancienneté... Tout d’abord, au centre M. Jules Claretie, à sa droite M. Got, puis, en suivant, MM. Febvre, Mounet- Sully, Worms, Laroche, Coquelin cadet, Prudhon, Silvain, et M. Monval, secrétaire du Comité, qui a le droit d’assister à la lecture, mais qui se prive volontiers de ce plaisir...
L’auteur toussote, tapote son manuscrit, emplit son verre et commence...
Il y a, à la Comédie-Française, tout comme à l Académie, de bons et de mauvais lecteurs... Ils se divisent en nombreuses catégories: les timides, qui bafouillent en lisant et laissent tomber leurs phrases ; les redondants, qui font sonneries alexandrins avec un bruit de ferrailles; les modestes, qui lisent en gens du monde, sans affectation, d’une voix claire et discrète; les impétueux, qui se lancent à toute
vapeur et brûlent les scènes, comme le train-éclair de P.-L.-M. brûle les stations... J en passe et des meilleurs !
Mais le roi des lecteurs, le lecteur-type, celui qui jamais ne sera dépassé, ni surpassé, est M. Victo
rien Sardou. Il ne lit pas ses drames, il des joue, H les mime, il se transforme avec les personnages ;
son visage change selon les situations, il parcourt la gamme des sentiments humains, depuis la joie sereine jusqu’à la terreur.
La séance de Thermidor restera légendaire à la Comédie-Française. Ce jour-là, Sardou fut éblouis
sant : il lut avec tant de fièvre, avec tant de flamme, la grande scène de Labussière au 3° acte, que tous les auditeurs éclatèrent en bravos. Et tandis que 1’auteur, suant, soufflant, époumonné, se tampon
nait le visage, Coquelin s écria, pris d’un véritable enthousiasme :
Sacrebleu ! tout ce que je demande, c’est de jouer comme ça ! A la première !
Eli bien ! le croiriez-vous !... malgré le succès personnel remporté par le lecteur, l’accueil du co
mité lut froid, plus que froid pour Thermidor — tellement froid, que Sardou dit en sortant à Jules Claretie :
Je n ai pas pu les dégeler! Ce n’est pas le Comité de lecture, c’est le Comité de Salut Publie !...
Nierez-vous, après cela, la perspicacité de MM. les sociétaires ?
Adolphe Buisson.