LA PETITE COMÉDIE


DE RETOUR DE L’INNOCENT
(La scène se passe dans une petite ville de province. Jean Prêcheur, viotirrie d’une erreur judiciaire, puis reconnu innocent, a été ramené de la Nouvelle Calédonie dans son pays natal. Trente-huit ans, doux de caractère, très convenable.)
Scène première
JEAN PRÉCHEUR, LE MAIRE DE L ENDROIT
I.E MAIRE
Mon cher garçon, je viens faire auprès rie vous une démarche assez délicate. Hé là ! ne vous effrayez pas... Ce n’est pas le fonctionnaire qui vous parle,
c’est l’ami. Je ne suis pas de ces gens, imbus de préjugés d un autre âge, qui considèrent qu’une condamnation, et surtout une condamnation immé
ritée, deshonore un homme. A mon avis il faut toujours laisser une place au repentir. On peut vo
ler ou assassiner sous l’influence de circonstances particulières et souvent le fond n’est pas mauvais... Nous autres matérialistes...
JEAN PRÊCHEUR
Je vous remercie de vos bons sentiments, monsieur le maire. Mais je vous ferai observer que, pour ce qui est de mon affaire, mon innocence a été reconnue d’une façon éclatante...
LE MAIRE
Je le sais pardieu bien, mon garçon, et vous me rendrez cette justice que je n ai pas épargné mes relations quand il s est agi de vous faire revenir de là-bas... Si vous n’êtes resté que cinq ans en Nou
velle-Calédonie, j’y suis pour quelque chose. Je connaissais votre famille qui était fort honorable;
vous-même je vous connais depuis votre enfance, et, si je ne vous ai pas fait sauter sur mes genoux, c est simplement que je n’aime pas ces manièreslà avec mes administrés. Vous étiez un très bon sujet, vous avez eu plusieurs fois le prix d’application à l Ecole municipale, je me le rappelle par
faitement. Je vous dis tout cela pour que vous ne vous froissiez pas de ma démarche... A l’époque oii l on vous a accusé d’avoir assassiné la vieille mère Morand pour la dévaliser, j’ai pensé : « Il doit y avoir quelque malentendu là-dessous. » Vous avez bénéficié des circonstances atténuantes, j’en .ai été ravi. Au cours, de l’instruction, lorsque le juge m’a interrogé, je lui ai demandé, je m’en sou
viens comme d’hier :« Êtes-vous bien sûr de la culpabilité de Jean Prêcheur? — Absolument certain »,
m’a-t-il répondu. Je n’ai pas insisté parce que, en ma qualité de. premier magistrat de la commune, j étais tenu à une grande réserve; mais j’ai gardé mon idée. Prêcheur est innocent, me disais-je; son innocence éclatera un jour ou l autre. Ne nous pressons pas. Et ce jour, mon cher garçon, je l ai attendu patiemment. Il est arrivé : j en suis heureux...
JEAN PRÊCHEUR, ému. Monsieur le maire !...
LE MAIRE
Oh! les aveux de ce misérable Martin ont été catégoriques. Encore un de mes administrés! Qui aurait pensé cela de lui? Un brave homme, sympa
thique à tout le monde ici et qui, au bout de cinq ans, a des remords, se grise, et voilà le résultat... L’ivresse, mon ami, l’ivresse! Ne vous grisez ja
mais... Enfin! C’était ce bandit qui avait tué la vieille mère Morand... Il y a des moments où je ne peux pas me décider à le croire... A propos de Mar
tin, vous ne savez pas ce que vous devriez faire, vous?
JEAN PRÊCHEUR
Non.
I.E MAIRE
Êcoutez-moi, Prêcheur. Ainsi que je vous le di
sais tout à l heure, Martin était très sympathique dans le pays, où il ne comptait que des amis... C’é­ tait un bon travailleur.... D’un autre côté, en
avouant, il vous a rendu un fier service, vous en
conviendrez. Sans lui, vous ne quittiez pas Nouméa de sitôt, n’est-ce pas?
JEAN PRÊCHEUR C’est un misérable!
LE MAIRE, sévèrement. De l’Ingratitude, déjà!
JEAN PRÊCHEUR
S il avait avoué il y a cinq ans...
LE MAIRE
Que diable, mon ami! On n est pas parfait... De l indulgence, morbleu!.. Mais je reprends. L opi
nion publique, mon cher garçon, verrait avec plaisir qu’en échange du service que Martin vous a rendu vous fassiez quelque chose pour lui. il n’est pas i‘iche, il va être très malheureux. Vous, au con
traire, vous avez eu le temps de réaliser de petites économies... Je suis convaincu qu en faisant insérer dans le journal de la localité que vous venez d envoyer cent francs à votre... successeur, cette générosité ferait le meilleur effet parmi vos concitoyens.
JEAN PRÊCHEUR Jamais! Un pareil brigand!
LE MAIRE
Vous avez tort, mon garçon, vous avez grand tort. Votre situation est à la fois délicate et excep
tionnelle. Je ne parle pas pour moi, certes... Je u’ai pas de préjugés, moi, et je recevrais parfaitement un innocent à ma table... Vous no rencontrerez pas la même indépendance d’idées dans toute la commune. A tort ou à raison, une condamnation
aux travaux forcés jette toujours de la défaveur sur un individu. D’ailleurs, remarquez que vous êtes la première victime d’une erreur judiciaire qu il y ait eu dans le canton. On vous saura mauvais gré d’avoir pris cette initiative. Enfin ! je n’ai pas de conseils à vous donner, mais réfléchissez aux cent francs de Martin. Je repasserai dans l’après-midi. Au revoir, mon ami, à tantôt.
Scène II
JEAN PRÉCHEUR, UNE VOISINE
LA VOISINE Bonjour, monsieur Prêcheur.
JEAN PRÊCHEUR Bonjour, voisine.
LA VOISINE
Ça va, depuis le temps? Dites donc, monsieur Prêcheur, c’est moi qui fournissais son lait à ce bon monsieur... à ce brigand de Martin... C’est un criminel, mais il aimait bien le lait tout de même... C’était une de mes plus vieilles pratiques... Alors je me suis dit comme ça : puisque voilà un client qui s’en va, je vais tâcher d’en retrouver un autre. Et je viens vous demander si vous voulez vous fournir chez moi. Je vous l’apporterai tous les matins, votre lait. Ça sera dix sous le pot.
JEAN PRÊCHEUR
Vous êtes bien aimable, voisine, mais je ne bois pas rie lait.
LA VOISINE
Vous ne buvez pas de lait ! C’est-t’y que vous ne l’aimez pas ?
JEAN PRÊCHEUR C’est cela : je ne l’aime pas.
I.A VOISINE Oh ! oh ! Martin l’aimait, lui !
JEAN PRÊCHEUR
Je n ai jamais pu prendre de lait; sans ça,croyez que...
LA VOISINE, ricanant.
La mère Morand aussi était une de mes pratiques
quand vous l’avez... (se reprenant) quand on l’a assassinée... Ah! vous m’en coûtez de l argent!... Qui a pu faire ce coup-là, pourtant ?
JEAN PRÊCHEUR
Il me semble que Martin a assez avoué...
LA VOISINE, soupçonneuse.
Avoué ! avoué ! hum... Vous pouvez vous vanter d’avoir de la chance...
JEAN PRÊCHEUR Dites donc !
LA VOISINE, s’en allant. J’oserai plus sortir le soir, moi !
Scène III
LE MAIRE, JEAN PRÊCHEUR
LE MAIRE, très monté. il faut que ça finisse...
JEAN PRÊCHEUR
J ai réfléchi, monsieur le maire, j enverrai les cent francs.
LE MAIRE
Il s’agit bien des cent francs, malheureux I Qu estce que j’apprends? Hier, vous avez dit à cinquante personnes peut-être — ne niez pas, elles me l ont répété — que vous étiez innocent ?
JEAN PRÊCHEUR Dame !
LE MAIRE
Ali ça! mais c est insupportable ! A vous entendre, il n’y aurait que vous d’innocent dans la com
mune ! Si vous vous imaginez que c’est avec ces façons-là que vous vous ferez des amis ici... Inno
cent ! Il y a un tas de gens innocents, sachez-le ! Vous n’êtes pas le seul... Et des gens aussi innocents que vous, au bas mot... Ma parole d’honneur !...
JEAN PRÊCHEUR
Je ne le dirai plus... sur le moment, je n ai pas pu me retenir.
I.E MAIRE
Ce n est pas tout. Voilà trois Anglais qui arrivent aujourd hui et qui demandent partout qu’on leur montre l innocent... C’est humiliant pour nous autres. Sans compter que nous n aimons pas les Anglais, chez nous. Ah! je no vous le cache pas :
les esprits sont joliment montés contre vous; vous
avez manqué tout à lait de tact... (Sc radoucissant.) Voyons, Prêcheur, mon cher Prêcheur, comprenez donc la situation... Ne vous exposez pas à des en
nuis qui vous arriveraient infailliblement. Tenez, encore un exemple : le juge qui a instruit votre affaire a une propriété aux environs où il habite pendant les vacances. Croyez-vous qu’il soit convenable que vous vous croisiez avec lui? Après l ac
cident... je veux bien dire l’erreur, dont vous avez
été victime, il Il y a qu’une ville habitable pour vous, c est Paris. Allez-y, mon ami, c est le conseil de ma vieille expérience. A Paris, il vous sera fa
ciie de vous réhabiliter par une bonne conduite, une tenue correcte et digne. Certains détails qui ont une importance énorme en province passent inaperçus dans la capitale... Et qui sait? plus tard peut-être vos compatriotes vous pardonneront-ils...
et alors vous me trouverez au nombre de vos plus ardents défenseurs... Allez, mon ami, prenez le train de 8 h. 15; vous ne pouvez pas demeurer plus longtemps dans la commune.
JEAN PRÊCHEUR, triste. Adieu, alors, monsieur le maire.
LE MAIRE
Au revoir, mon garçon... et bonne chance.
Alfred Capus.