LA PETITE COMÉDIE


DEVANT LA JUSTICE
La scène représente la vingtième chambre correctionnelle, avec les trois juges, le substitut, une table recouverte d un tapis vert et tout ce qu’il faut pour condamner. Le journal <( La Chasteté » est poursuivi pour avoir publié un article pornographique signé d’un pseudonyme. Au banc des accusés, le gérant. Sont appelés comme témoins : le rédac
teur en chef, le secrétaire de la rédaction, le metteur en pages, le vendeur, une marchande de kiosques, etc., etc...
INTERROGATOIRE DE L’ACCUSÉ
LE PRÉSIDENT
Vous vous appelez Ernest Bobèche. Vous êtes né de parents pauvres et inconnus. Jusqu’à l’âge de trente-cinq ans vous avez exercé une foule de mé
tiers dont l’énumération serait trop longue. Depuis dix ans, vous êtes le gérant responsable du journal La Chasteté. Vous n’avez jamais subi de condamnations.
LE GÉRANT
Tout cela est exact, monsieur le président.
LE PRÉSIDENT
Vous êtes accusé d’avoir publié dans votre journal un article qui constitue un véritable outrage aux mœurs.
LE GÉRANT
Le journal La Chasteté n’est pas à moi. S’il m’appartenait, je serais plus riche que je ne suis. On me donne seulement cent cinquante francs par mois pour exercer les fonctions de gérant.
LE PRÉSIDENT La loi ne connaît que vous.
LE GÉRANT
Je suis flatté de cette préférence, mais...
LE PRÉSIDENT
Veuillez vous taire. Voici près de dix ans que votre journal publie régulièrement des articles pornographiques, et si l’on ne vous apâs poursuivi plus tôt, c’est qu’on espérait que vous cesseriez un jour ou l’autre ces odieuses publications. Enfin, la mesure est comble. L’article intitulé La Jupe a forcé le parquet à agir.
LE GÉRANT
La Jupe ?
LE PRÉSIDENT
Comment un homme de votre âge, qui appartient peut-être à une bonne famille, a-t-il osé publier une pareille chose! Vous auriez dû vous y opposer, user de votre autorité...
I.E GÉRANT
Un mot, monsieur le président. Si j’avais voulu empêcher de passer dans le journal l’article inti
tulé La Jupe, savez-vous, sauf votre respect, ce qui me serait arrivé ?
LE PRÉSIDENT Je vous autorise à me le dire.
I.E GÉRANT On m’aurait, mis à la porte.
LE PRÉSIDENT
En effet, les rapports de police établissent que vous ne jouissez dans votre journal que d’une con
sidération assez mince. Nous savons, de source certaine, que votre rédacteur en chef vous a donné plusieurs fois, et cela en présence de témoins, des coup de pied au...
I.E GÉRANT Derrière. Je le ro onnai.s...
LE PRÉSIDENT
Mais il n’importe, il est étrange, permettez-moi de vous le dire,- que vous lie vous soyez pas ré
volté à la lecture de l’article et que vous n’ayez pas essayé au moins de présenter quelques timides observations. Au contraire, l’instruction a établi
que vous étiez dans l’ignorance la plus profonde du sujet de la Jupe et même, détail qui vous accable, que vous ne l’aviez probablement pas lu.
LE GÉRANT
C’est vrai. Je ne lis jamais la Chasteté. Je n aime pas les feuilletons qu il publie : je ne lis que le Petit Journal.
LE PRÉSIDENT
Le tribunal appréciera, cette étrange conduite. Quoi qu’il en soit, dites-nous simplement le nom de l auteur de l’article...
LE GÉRANT
Le nom de l’auteur? Qu’est-ce que c est que ça, l auteur?
LE PRÉSIDENT
C’est celui qui a écrit l’article...
LE GÉRANT AU ! je ne le connais pas...
LE PRÉSIDENT
L article est signé Moumoute. Mais Moumoute n’est évidemment qu un pseudonyme.
LE GÉRANT
Je n’ai jamais entendu parler ni de Moumoute ni de pseudo... pseudo...
LE PRESIDENT, se retournant vers le tribunal.
Cet homme est complètement abruti : l interrogatoire des témoins nous éclairera, davantage. Asseyez-vous, Bobèche.
INTERROGATOIRE DES TÉMOINS
(On appelle d’abord le rédacteur en chef de la « Chasteté ”.)
LE PRÉSIDENT
Vous savez, monsieur, que la loi admet, en matière de procès de presse, deux responsabilités :
celle du gérant et celle de l’auteur de l article. Le gérant de la Chasteté est sur ces bancs ; le tribunal s adresse à vous qui êtes le rédacteur en chef du journal et vous demande le nom de l’auteur... le nom de l’écrivain qui signe Moumoute.
LE RÉDACTEUR EN CHEF, stupéfait.
A moi ! C’est à moi qui ne suis que le rédacteur en chef du journal que le tribunal demande un renseignement?
LE PRÉSIDENT, très poli. Mille pardons, je supposais...
LE RÉDACTEUR EN CHEF
Il est de notoriété publique dans le monde de la presse que jé ne lis que le Figaro... Demandez à n’importe quel journaliste parisien quel est le journal que lit le rédacteur en chef de la Chasteté. Il vous répondra : « Le rédacteur de la Chasteté ? Mais il ne lit que le Figaro. »
LE PRÉSIDENT Alors, l auteur de la Jupe ?...
LE RÉDACTEUR EN CHEF
D ailleurs, je vais vous prouver d’une façon éclatante que cet écrivain-îti’est tout à fait inconnu, et un mot me suffira (étendant la main): je vous en donne ma parole d honneur... et je n’ai donné ma parole d’honneur que treize fois dans ma vie...
LE PRÉSIDENT, s’inclinant.
Le tribunal est fixé. Vous pouvez vous retirer, monsieur, et nous vous remercions d’avoir bien voulu nous donner votre parole. Appelez le second témoin.
(Le secrétaire de la rédaction s avance.)
I.E PRÉSIDENT
Je comprends parfaitement, monsieur, que votre rédacteur en chef, homme du monde très répandu, ignore le nom de l’écrivain qui signe Moumoute. Vous, vous êtes secrétaire de la rédaction: aucun des mystères du journal ne vous est étranger. Vous fournissez la copie à la composition, vous lisez les articles, vous êtes au courant de toutes les manipulations...
LE SECRÉTAIRE
Moi, je lis les articles ! Moi, je suis au courant !... Monsieur le président daigne plaisanter. Ancien abonné du Constitutionnel, dont mon père était éga
lement un des plus fidèles lecteurs, je n’ai pas abandonné ces traditions de famille en acceptant les fonctions de secrétaire de la rédaction de la Chasteté. Et, depuis ma plus tendre enfance, je dis tous les matins le Constitutionnel, et je ne lis que le Constitutionnel... Le Constitutionnel, messieurs, n’est peut-être pas le journal le mieux informé de Paris, mais, en tout cas, c’est celui qui...
LE PRÉSIDENT
Sans partager votre goût, je le comprends... Ainsi raiteur...
LE SECRÉTAIRE
L’auteur ? Mais, au fait, je n’y songeais pas. Il y a un moyen bien simple de vous démontrer que j’ignore son nom, et même si l’article intitulé la
Jupe a un auteur (gravement) : je vous en donne ma parole d’honneur...
LE PRÉSIDENT, regardant ses collègues.
En effet, la preuve est péremptoire. Le tribunal vous remercie. Vous pouvez vous retirer.
(On continue l appel des témoins : le metteur en pages, deux tyP°9raphes, une vendeuse de kiosques, s avancent à la barre et donnent également leur parole d honneur qu ils ignorent le nom de l’auteur de l’article ayant pour titre : « La Jupe ».) .
RÉQUISITOIRE
LE SUBSTITUT
Messieurs, je serai bref. Il est évident pour le tribunal comme pour moi qu’un mystère éternel enveloppera le nom de l’auteur de la Jupe. Je ne prononcerai donc pas de réquisitoire contre ce pseudonyme. Il me reste le gérant, Bobèche... Je ne m’a­
charnerai pas non plus contre Bobèche... Etvoulezvous même, messieurs, que je vous livre le fond de ma pensée?... Eh bien! messieurs, en matière de procès de presse — laissez-moi employer une ex
pression triviale pour laquelle je réclame toute votre indulgence, mais qu’cst-ce qu’une expression triviale à l’époque où nous vivons? — en matière donc de procès depresse la justice est roulée. Rou
lée absolument! Je répète le mot exprès. Qu’est-ce qu’on nous livre? Un gérant! Un homme qui la plu
part du temps sait tout juste lire et écrire, et en
core! Ce que je désirerais, messieurs, et j’espère en ma conscience que les mœurs et les lois le permet
tront plus tard, ce que je désirerais, je vais vous le dire... Je souhaite donc qu’un beau jour, un père de famille, se promenant avec sa jeune fille, aperçoive un de ces dessins qui sont la honte des kiosques de nos boulevards, et que, saisi d’une lé
gitime indignation, il porte une plainte contre le journal en réclamant des dommages et intérêts for
midables, cent mille francs, par exemple. Ce jourlà, messieurs, il y aura des tribunaux pour les lui accorder. Et nos artistes et nos écrivains hésite
ront... Mais, en attendant cette heure de véritable justice, ma colère s’arrête devant un gérant vague et inconscient... et, je vais vous surprendre, je réclame contre lui une peine si légère qu’elle équivaudrait presque à un acquittement... Que m’im
porte un. Bobèche?... Ce sont les vrais coupables que j’espère que la loi me permettra d’atteindre un
jour! Et quel rêve lorsque la dot de la jeune fille innocente sera payée par le journal dont les hon
teuses caricatures auront, offusqué ses chastes yeux... Je m’arrête, je suis sûr que le tribunal m’a compris.
PLAIDOIRIE
(L’avocat répond longuement. Il affirme que l’article « La Jupe » est le contraire d’un article pornographique. Il regrette de n’avoir pas d’enfants pour leur faire apprendre
par cœur l’article intitulé « La Jupe ”, et il termine en félicitant le gérant d’un journal qui a publié un pareil chef d’œuvre. En regardant du côté du tribunal, il insinue que
les véritables pornographes ne sont pas toujours ceux qui sont poursuivis.)
Le tribunal se relire et revient avec un jugement condamnant le gérant au minimum de la peine.
Alfred Capus.