Je me demande à quoi veulent arriver les partisans du repos absolu du di
manche. Vous n ignorez pas — avant d’aller plus loin — qu’il se fait à Paris une propagande active pour arriver à l’idéal londonien, qui est le silence et la mort com
plète en ce jour de réjouissance. Ne sommes-nous donc pas déjà assez anglais?
Le repos du dimanche, mais il existe en fait et je ne vois pas trop ce qu’on pourrait gagner à l’exiger en principe. Veut-on que Paris, qui n’est déjà pas si
gai, devienne à la tin de chaque semaine et pendant un long jour la nécropole de pierre qu’est l im
mense Londres, cette ville dont la population égale en nombre celle de tout le Portugal? Veut-on voir nos rues désertes, toutes les boutiques fermées et jusqu’aux théâtres et aux cirques hermétiquement clos ? Rêve-t-on de fermer les cafés et de changer les brasseries en établissements de tempérance? Souhaite-t-on que nous ne puissions plus nous di


vertir, le dimanche venu, qu’aux musiques des con


certs spirituels et aux hymnes de la maréchale Bootli, qui opérait elle-même, dimanche dernier, à la salle de la rue Auber ?
Quel est l’idéal d’ennui qu’on veut atteindre ? Sont-ils déjà si joyeux, je le répète, ces dimanches parisiens ? Y entend-on beaucoup d’alertes refrains et de chansons françaises ? Les conscrits mêmes n’y chantent plus, c’est une remarque qu’on vient de faire. Ils lie chantent plus, non pas parce qu ils sont très tristes à l’idée de porter le flingot et d’endosser l’uniforme, mais parce qu’ils n’ont plus rien à chanter. Au temps de Boulanger — vous savez bien, le général Boulanger — au temps préhis
torique du légendaire cheval noir, les conscrits chantaient les Pioupious d Auvergne. C était la Marseillaise du boulangisme. Plus tard, au moment de la réaction toute présidentielle, ils chantaient le Père la Victoire. C était la Marseillaise de l Elysée, l’apothéose méritée du vieux Carnot.
Aujourd hui, les conscrits ne chantent plus parce qu’il n’y a plus de chanson politique dans l air. Paulus roucoule pour l’exportation, en Italie, comme Coquelin. Les chants d’Yvette Guilbert sont boulevardiers, ceux d’Aristide Bruant sont socialistes. Les conscrits n’ont adopté ni les uns ni les autres, et, quant à ceux de Maurice Rollinat, ils ne les connaissent pas.
Maurice Rollinat est ce poète de grand talent qui, demeuré longtemps inconnu, devint tout à coup célèbre parce qu’il récita ses poésies dans une soirée du Figaro. J’en ai dit quelques mots déjà, ici même, en annonçant une soirée organisée au bénéfice du poète dans la petite salle de M. Bodinier, ce Théâtre d Application qui devrait s’ap
peler le Théâtre d Explication, puisqu’on y fait surtout des conférences. On y a donc chanté et ré
cité du Roi inat tout un soir, et le public en a été charmé. Il était venu pour applaudir, il a applaudi. « Tenue de soirée », portaient les tickets. Et, pen
dant qu’en tenue de soirée des Parisiens triés sur le volet et des Parisiennes élégantes criaient bravo aux interprètes de Rollinat, lui, le rêveur, le chan
teur, enfermé là-bas, je ne sais où, dans quelque demeure du Berri, savourait sa solitude et se don
nait l’âpre joie d’écouter — bizarre concert — le bruit du vent froid de février dans les branches et celui de la Chasse volante dans la nuit froide de son Berri,
— Quel dommage, me disait-on, que Maurice Rollinat n’ait pas chanté ses mélodies lui-même !
Sa maigre figure, sa chevelure tombante, ajoutent, en effet, à l’impression causée.
U est telle poésie de Charles Baudelaire, Madrigal triste, sur laquelle Rollinat a écrit une musique étrange, pénétrante, prenante, une vraie musique de tzigane, dont les notes tombent, lentes, lourdes,
comme de- grosses larmes désespérées, comme les gouttes de sang d’une blessure... C est ce Madrigal triste que je lui aurais voulu entendre chanter à la Bodinière !
Est-ce qu’on chante, aux Folies-Dramatiques, dans la Cocarde tricolore, tous les refrains que les frères Cogniard avaient écrits autrefois pour cette pièce? Je n’en sais rien. Je n ai pas vu cette reprise, mais j entends encore un vieil oncle à moi
fredonner ces couplets, qui mouillaient les yeux des patriotes au lendemain de 1830.Il y avait là-dedans un dey d’Alger qui chantait, sur l’air d Aristippe, un couplet contre Charles X, que l’on bissait tous les soirs en ajoutant même : A bas les jésuites !
Je me demande ce que les jésuites avaient à faire avec une pièce des frères Cogniard; mais le dey d’Alger, de sa voix de basse profonde, chantait ce couplet, que j’ai retenu :
Par Mahomet, c’est une extravagance !
Croit-on vraiment nous braver sans danger? Il est donc fou, ce monarque de France, Que vient-il faire au royaume d Alger? Songe-t-il bien à sa propre couronne,
Ce roi des Francs que l’on dit si chrétien,
Et quand il vient pour conquérir un trône, Pense-t-il bien être assis sur le sien?
Oh! alors —paraît-il — il fallait entendre les acclamations du parterre! — Bravo! Bis! Bis!
Mon vieil oncle avait encore des éclairs aux yeux en répétant ce couplet. On a dû le supprimer, aux Folies-Dramatiques. Le dey d’Alger ! qui diable se soucie du dey d’Alger et de Charles X en 1892? Tanger, oui, c est une actualité; le Touat, si vous vou
lez. Mais le dey d Alger s en est allé où vont les vieilles lunes.
Seulement, en remaniant la Cocarde Tricolore, M. Maurice Ordonneau, qui est un jeune, a respecté les deux types de pioupious dont les noms sont restés et dont l’un même est demeuré célèbre : Chau
vin et Dumanet. Dumanet, le pauvre diable de cons
crit qui tremble de peur au premier coup de feu et qui grandit comme un héros à la seconde balle. Et Chauvin, qui est demeuré l’incarnation d une forme un peu bavarde, un peu braillarde, mais toujours respectable, de patriotisme : le chauvinisme. Oui,
Chauvin date de la Cocarde Tricolore. C est une vieille connaissance. Il est peut-être ridicule, Chauvin, avec ses aphorismes héroï-comiques :
Napoléon a traversé l Afrique,
Nous sommes sûrs qu il y croît des lauriers.
Mais il croit à quelque chose, Chauvin, et il me paraît moins agaçant que les décadents, déliquescents, dégoûtés et délabrés, qui ont essayé d impor
ter chez nous, en pleine Gaule, une (philosophie de déprimés et de décavés dont on ne veut plus, Dieu merci !
Vive donc ce brave Chauvin ! J irai, un de ces soirs, écouter sa Cocarde Tricolore. Il paraît qu’on en a souri le premier soir. « Une exhumation! » di
saient les amateurs de psychologie. Mais les bons badauds, nigauds et braves gens toujours prêts à suivre naïvement la musique d’un régiment qui passe, suivront toujours aussi Chauvin, le bon Jean Chauvin, père du Chauvinisme!
Nous avons eu des premières [intéressantes, en comptant les pantomimes du Cercle Funambules
que, des pantomimes deGalipaux, Vhomme-poisson du Vaudeville, jouées par M. deFéraudy, sociétaire de la Comédie-Française (Galipaux ne se refuse rien !). Mais la première la plus importante est la réouverture de la Chambre des députés où l’on va nous donner des reprises, absolument comme aux Folies-Dramatiques.
Reprise de la discussion sur la censure dramatique, qui n’intéresse plus personne. Le calcula
teur Jacques Inaudi pourrait nous dire ce que coûte au trésor public en général, et à chaque Français en particulier, une journée perdue en discussions stériles au Palais-Bourbon. Et dix journées, et vingt journées !
Jacques Inaudi ferait l’addition sans se tromper d’un centième de centime.
Il a été le héros de la semaine à l’Académie des seiences, cet Inaudi qui renouvelle les prodiges du phénomène Henri Mondeux. Naturalisé français, mais né dans le Piémont, Inaudi a vingt-quatre ans. C’est un monstre, a dit M. Georges Pouchet,
mais ce mot de monstre n’implique point l’idée de laideur. Inaudi est petit, solide, avec un front haut et droit. C’est dans ce front que bout une cervelle de calculateur vraiment extraordinaire.
Je vous dis, Jacques Inaudi est un prodige. Mais quel étrange don, que cette mnénotechnie qui ne s’enseigne pas, qui naît dans l être humain avec l’être même !
Je ne sais quel fameux mathématicien allemand
— oh ! absolument illustre et dont pourtant j oublie le nom — était, à trois ans, porté sur les bras de sa mère qui, bonne fermière, faisait lapaye de ses ouvriers.
Le total des heures et des journées était tracé sur un livre que machinalement l enfant regardait comme d’autres eussent admiré un livre d’images.
Tout à coup l enfant — de trois ans, je le répète — poussa un cri : — Maman ! — Quoi ?
— Ce n’est pas ça !
Et l’enfant désignait un chiffre, un total, sur le registre de sa mère.
— Comment, ce n est pas cela? — Non, ça fait, tant !
Et, le calcul recommencé, il se trouva que l’enfant avait raison. Il devint un mathématicien de génie. On avouera qu il avait commencé jeune.
— Comment étudiez-vous vos rôles ? demandet-on à la petite Gaudy de Par le Glaive.
— Avez-vous longtemps étudié le Malade imaginaire ! demande-t-on à la petite Parfait.
Celle-ci a eu un mot typique pieusement enregistré par le reporter. Comme on lui parlait de la petite Gaudy :
— Je suis plus jolie que J/Ue Gaudy, a répondu la petite Parfait, et j’arriverai comme elle !
« Je suis plus jolie que Mlle Une Telle! » Déjà actrices, affreusement actrices, ces pauvres petites, que l on nous montre débitant leurs rôlets ou réci
tant leurs vers à l’heure où les autres enfants sont couchés ! Déjà vaines de leur gentillesse ! Déjà ja
louses des succès voisins ! Et la Presse est là pour enregistrer les pensées secrètes de ces cabotines de huit ans!
Labiche nous contait, un jour, un terrible mot de Céline Montaland, qui fut une enfant prodige et de
vint une comédienne excellente, une femme char
mante et bonne. Elle jouait la Fille mal gardée au Palais-Royal. Elle avait neuf ans. Sa mère lui faisait une observation dans la coulisse :
— Laisse-moi tranquille, dit l enfant.
— J’ai pourtant bien le droit, moi, ta mère...
— Non, interrompit brusquement la petite Céline, tais-toi, je te nourris!
Labiche en était, comme il disait, encore bleu après des aunées.
Je parle de phénomènes et j’allais oublier le serpent — un orvet, paraît-il -— dont parle le Petit Journal et qu’aurait avalé une jeune fille de je ne sais quelle « ville champêtre ». En buvant à une source, le serpent aurait été lappé à l état embryon
naire et aurait grandi dans l’estomac de la jeune personne qui vient de le rendre. On avale quelque
fois des serpents dans la vie. A preuve la célèbre expression : avaler des couleuvres. Mais le docteur Péan a poussé les hauts cris quand on lui a conté l anecdote :
— Le serpent du Petit Journal est un canard, comme le fameux serpent de mer du Siècle!
Un serpent ne peut grandir dans un estomac humain. Ce que le correspondant du Petit Journal a pris pour un orvet n’était sans doute qu’un ténia.
Voilà ce que ditla science. Mais enfin, pourtant, si la jeune fille avait réellement rendu un « serpent »! Je crois bien que ces miracles ne se voient guère que sur les vieux tableaux accrochés en manière A ex-votos auprès des chapelles de saints.
Cependant tout est possible, et le serpent du Petit Journal a causé bien des terreurs dans le sein et dans l’estomac des familles.
— Prends garde à l’eau de la carafe, tu peux avaler un reptile !
Que de fois cette recommendation a dû être faite à des enfants qui ont dû se dire : Heureux les ha
bitants de Brest! Us ne sont menacés que de l’énorme baleine échouée tout près du port !
Et, pendant que l’enquête continue sur l’orvet stomachal que conteste le docteur Péan, la plupart des humains, — sans que le Petit Journal en parle — continuent à avaler des couleuvres !
RastIGNAC.


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COURRIER DE PARIS
Ah ! les petits prodiges! Le Gaulois, l’autre jour, a consacré une interview à toutes ces petites filles que l’on nous montre sur les théâtres, et j’ai frémi en voyant à quelles épreuves d’amour-propre on soumettait ces pauvres enfants. On les interroge déjà comme on interrogerait Judic ou Sarah Bernhardt.