JACQUES INAUDI LE CALCULATEUR PRODIGE
Lettre au Directeur.
Mon cher ami,
Je suis d’autant plus enchanté de vous donner mon appréciation sur Inaudi que j’ai pu l observer depuis longtemps dans ses merveilleux exercices de calcul et que c est même chez moi qu’il a fait ses débuts à son arrivée à Paris en 1880, à l’âge de treize ans. L’étude de sa faculté est ce qu’il y a au monde de plus intéressant.
Inaudi est comparable à un musicien qui nous charme sans avoir jamais appris là musique et sans connaître aucune note. Lorsqu il arriva à Pa
ris, il ne savait ni lire ni écrire et ne connaissait pas un seul chiffre. Il eûtété incapable de faire une addition au crayon. Cependant il donnait déjà pres
que instantanément la solution de problèmes assez compliqués. On lui demandait, par exemple, com
bien il s’est écoulé de minutes depuis la naissance de Jésus-Christ ou combien il y aurait d’habitants sur la terre si les morts de dix siècles ressusci
taient, ou la racine carrée d’un nombre de douze chiffres, et il donnait la réponse exacte en deux ou trois minutes — tout en causant d’autre chose et en s’amusant — car il était assez espiègle.
Il ne savait pas encore extraire les racines cubiques, et c’est dans une de nos soirées qu’il en lit le premier essai, parfaitement réussi. La question lui avaitj été posée par un mathématicien de l Académie des sciences ; le terme même lui était in
connu, car il avait compris « racine publique » et pendant plus d’un an il ne se servit que de cette expression.
Son front était d’une proéminence frappante, rappelant la forme de la tête des enfants menacés de méningite, ou celle que l’on connaît par les timbres
poste espagnols. La conformation générale de la tête s’est sensiblement modifiée avec l’âge. Lejeune calculateur a aujourd hui vingt-quatre ans; son an
gle facial s’est rapproché de la normale et donne presque le profil grec. Mais, si son front est incom
parablement moins bombé qu il ne l était il y a dix ans, il reste sur son crâne une particularité assez curieuse : au sommet, le long de la ligne correspondant à la réunion des deux hémisphères céré
braux, on voit, et l’on sent au toucher, un sillon assez profond paraissant séparer ces deux hémisphères, et cettejzône de l encéphale n’est recou
verte que d’une enveloppe}légère très sensible au toucher, le crâne n’est pas encore fermé.
On connaît la faculté de calcul vraiment extraordinaire d’Inaudi. Au moment où je vous écris, il
est dans mon cabinet, et je viens de lui poser un* problème quelconque pour analyser son procédé. Une montre à secondes est devant moi. Je lui de
mande d’abord la multiplication de deux nombres de trois chiffres l’un par l’autre, soit, lui dis-je,
869 par 427. Je regarde l’aiguille des secondes : à la sixième seconde, il répond : 371,063.
Voici sa manière de calculer, elle est simple et naturelle, quoique contraire à notre habitude classique de commencer par la droite et par les unités.
800par
400= 320 000 800 —2721 600 60 -400
21 000 60 —-271 620 9 —400
3 600 9 —
27243
Total... 371 063
On voit qu il procède par tâtonnements. Sa méthode n’a pas changé, et nos formules de calcul l embarrasseraient. Il multiplie par un seul chiffre et additionne à mesure. En définitive, il a fait six
multiplications et l addition de leurs produits, le tout en six secondes... un peu moins, car, tout en opérant mentalement, vers la cinquième seconde, il m a dit :
« Je fais maintenant la preuve, en recommençant. »
Le plus grand prodige ici, c est la mémoire. Les nombres que vous lui donnez se fixent dans sa pensée, fussent-ils énormes. Une heure après, un mois plus tard même, vous les lui redemandez; il s’en souvient, sans aucune erreur. — Mais il n’a guère d’autre jmémoire que celle-là.
Je lui demande ensuite la multiplication de deux nombres de cinq chiffres chacun : 70,846 par 88,875, et je regarde ma montre, c’est sensiblement plus long.
Après 65 secondes, il répond : 6,296,438,250. Et le détail de l’opération?
Le voici. Cet exemple? est encore plus frappant : il procède par nombres ronds et additionne ;
80000par 50000 =4 000000000 80
000
— 200001 600000000 8000— 50000400000000 8000
— 20000160000000 900— 5000045000000 900
— 2000018000000
On comprend que 65 secondes aient été nécessaires.
Vous le voyez, toujours multiplications et additions de nombre ronds.
Il m a paru intéressant de présenter cette analyse aux lecteurs de l Illustration, parce qu elle donne la clé du procédé. Sa faculté se résume en ceci : aptitude merveilleuse au calcul, rapidité extraordinaire et mémoire prodigieuse pour les nombres.
Les extractions de racines et les autres problèmes, trop compliqués pour être exposés ici, conduisent à la même dissection psychologique.
L’autre jour, à l’Institut, M. Darboux écrit les deux nombres que voici :
4.123.547.238.145.523.831 d’une part et
1.248.126.138.284.128.910
de l’autre, et après avoir énoncé les chiffres, prie le calculateur de faire la soustraction. Inaudi répète de mémoire, car il ne voit pas les chiffres écrits derrière lui.
« Est-ce bien cela ? dit-il. On répond : Oui.
Un sourire passe sur ses lèvres: «Je fais la
preuve », dit-il en clignant fortement des yeux et, immédiatement après, le calculateur énonce là solution demandée.
M. Darboux lui pose une autre question : « Quel est, dit-il, le nombre dont le cube et le carré addi
tionnés donnent une solution égale à 3,000? » Moins
de deux secondes après, Inaudi répond : «- C est le nombre 15. »
Après quelques autres épreuves portant toutes sur des rangées démesurées de chiffres, Jacques
Inaudi annonce à l Académie qu’il peut parler et calculer à la fois et mener de front deux calculs.
L’épreuve suivante a lieu. M. Poincarré propose au calculateur le problème suivant :
« Faire le carré de 4800, le diminuer de 1 et diviser par 6 ». M. Bertrand pose en même temps la question suivante : « Quel jour de la semaine était le Il mars 1822? »
Inaudi répond immédiatement :
«Le Il mars 1822était un lundi. Une personne née ce jour-là aurait aujourd’hui tel nombre d’heures, de minutes, de secondes ». Tous ces chiffres ont été reconnus exacts. Le résultat de l’opération proposée par M. Poincaré est le nombre 1960.
Quelques jours après, dans l’amphithéâtre de la Sorbonne, devant les élèves des lycées de Paris,
plusieurs professeurs et de nombreux élèves ont proposé les opérations les plus compliquées. Il a fait, avec une incroyable rapidité, des multiplica
tions et des divisions portant sur des nombres de 24 chiffres, extrait des racines carrées et cubiques avec 17 décimales.
Ces opérations résolues, il a répété tous les nombres qui avaient été écrits sur le tableau (il y avait plus de 400 chiffres) et sur lesquels il avait opéré sans les avoir devant les yeux, et cela après une heure d intervalle.
Les facultés mnémoniques d Inaudi sont exclusivement tournées vers les opérations numériques
et les problèmes algébriques. Le jeune calculateur ne sait presque pas lire, presque pas écrire, et ne s’y intéresse pas d’ailleurs. Mais il est passionné pour le calcul. Ça l’amuse énormément.
Son procédé s’explique de lui-même, et c est, en effet, la plus simple de toutes les méthodes, lln’est
aucune personne accoutumée aux mathématiques qui, interrogée, par exemple, sur la racine carrée de 147, ne voie instantanément dans sa pensée le chiffre 3 comme reste et le nombre 12 comme racine, car tout le monde sait que 12 fois 12 font 144.
Il n est personne également qui, interrogé sur la racine cubique de 1,103, par exemple, ne voie avec la même spontanéité le nombre 103 comme reste et le nombre 10 comme racine, attendu que tout le monde sait que 10 multiplié 2 fois par lui-même donne 1,000.
Si l on demande à un astronome combien il y a de secondes en tant d années, il voit immé
diatement devant lui les nombres 86,400 et 365 25. Inaudi a depuis longtemps dans la tête tous les nombres qui reviennent sans cesse dans les calculs.
Si vous parlez à un chimiste de composés de carbone et d hydrogène, il voit tout de suite devant lui des C3 H‘ 0e ou des C‘ H* O5, de même que la pa
rallaxe d’une étoile ne se propose pas autrement a l’esprit, sans être accompagnée du nombre 206,265.
Un compositeur de musique ne peut pas ne pas voir les règles du contre-point, ni un peintre l as
sociation des couleurs. Demandez à Inaudi la racine quatrième, dixième, quinzième, vingt-cinquième
d’un nombre, il la trouvera plus vite, dans sa pensée, que le meilleur chiffreur dans les tables de logarithmes.
Le jeune calculateur a fait de grands progrès depuis dix ans et peut encore en faire, il raisonne mieux ses opérations, qu’il agrandit sans cesse, et son clavier s enrichit de notes nouvelles. Il possède actuellement une quantité formidable de nombres
d’opérations toutes faites qui lui servent de base, presque de tremplin, pour s élancer beaucoup plus loin,
Il a donc multiplié d’abord 88,900 par 70,000, et il additionne : 6,223,000,000.
Il faut maintenant soustraire 25 multiplié par 70,000, soit 1,750,000, le résultat de cette soustraction donne 6,221,250,000.
Restent encore à multiplier 88,875 par 846. Voici :
Et maintenant 875 par 846. Pour abréger, il prend 900 par 846 et retranchera 25 par 846.
Et maintenant soustrayant 25 X 846 = 21,150, il trouve le résultat final, soit.
80000 par800 = 64000000 80000 —463680000 8000 —8006400000 8000 —46368000
900 par 800 =720 000 900 —40
36 000 900 —65 400
6221250000 74448000
761400
6296459400 Retranchons..
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