On entendait dire autour de lui autrefois : « Il ne vivra pas... il deviendra fou. » Erreur. Sa cons
titution est robuste et sa tète est solide. Il a fait un rude apprentissage de la vie et possède à vingtquatre ans un sens pratique que l’on n’a pas toujours à quarante. Ses débuts n’ont pas été tendres. Pauvre pâtre dans les montagnes, plus accoutumé aux taloches qu aux caresses, il essaya à l’âge de sept ans de tenter la fortune en allant de village en village faire danser la marmotte. Quelques sous et parfois un vrai dîner valaient mieux que sa misère antérieure. En suivant les routes il comptait les ar
bres, en traversant les prairies il voyait le nombre des peupliers, en arrivant au-dessus d’un village il comptait les maisons, puis les fenêtres, les por
tes; il comptait, comptait toujours, obsession non dépourvue de charmes. Un jour à Béziers, pendant un marché, il regarde en riant un maquignon qui, assis à une table d’auberge, s’évertuait à faire l’addition de ce qu’il avait vendu.
Le malin sourire du porteur de la marmotte frappa le maquignon.
— Voulez-vous que je vous fasse votre calcul ? ... Stupéfaction générale! On s’assemble autour de la table.
— Tu sais, mon petit ami, si tu te moques de moi, tiens bien tes oreilles... Mais si tu réussis, je te donne DIX SOUS ! ! !
Inaudi lui répond simplement :
— Vous avez vendu tant, tant et tant... cela fait tant.
En moins d’une minute le tour était joué. Aux dix sous du marchand s’ajouta une petite pluie dans la casquette du jeune pâtre... Jamais il n’avait eu tant de plaisir à compter.
Ce fut son premier pas dans la carrière. Il alla de café en café, de ville en ville, jusqu’à Paris et jusqu aux autres capitales, surpassant en éclat son prédécesseur Henri Mondeux.
Et à propos de ce dernier, signalons une ressemblance de plus dans ces deux enfants prodiges. Henri Mondeux était fils d’un paysan, de même que Jacques Inaudi est fils d un pâtre. Comme Inaudi,
Mondeux était dépourvu de toute instruction, et c’est en gardant les vaches que l’enfant exécutait de tête les opérations d’arithmétique les plus ex
traordinaires. Mais là s’arrête l analogie entre ces deux êtres si merveilleusement doués. Mondeux, en dehors des mathématiques, ne montrait qu’une intelligence des plus médiocres, c’était une ma
chine à calculer, rien de plus, et il ne répondit point aux espérances qu’il avait fait naître; peu à peu l attention se détourna de lui, il retomba dans l obscurité, et il était à peu près oublié quand il mourut, c’est à dire il y a une trentaine d années.
Lejeune Inaudi est certainement mieux doué sous tous les rapports, il cause agréablement, et bien que, comme nous le disions plus haut, son instruc
tion soit des plus élémentaires, et qu il sache tout juste lire et écrire, rien ne dénote en lui que 1 intelligence naturelle se borne aux seuls chiffres.
Le jeune calculateur est resté le même, simple, modeste, dépourvu de toute prétention et très sympathique.
Cette faculté prodigieuse peut-elle être appliquée aux sciences? Il ne le semble pas.
Un jour, il y a dix ans de cela, je reçus une lettre de son père, auquel la renommée de son fils était parvenue. Il me demandait de le prendre à mon service, et de le diriger vers les conquêtes de l’astronomie. C’eût été une erreur, à tous les points de vue. Dans les sciences, on ne peut pas ne pas se servir des méthodes, des formules ap
propriées, et ces formules-là seront toujours lettre mortepour le procédé mental d Inaudi. Quant aux intérêts matériels, ce jeune homme de vingtquatre ans, par l’intérêt qu’il inspire, par les curiosités qu il fait naître, a dès maintenant une si
tuation qui dépasse du triple les appointements du directeur de l Observatoire de Paris.
Camille Flammarion
MONTE-CARLO. — Service offert en prix au vainqueur du tir aux pigeons.


LE FRIX DU TIR AUX PIGEONS


A MONTE-CARLO
Pour tous ceux qui ont passé un hiver sur les rives méditerranéennes, le concours pour le grand prix du Casino au tir aux pigeons de Monte-Carlo constitue une des attractions et aussi l’une des émo
tions les plus grandes de la saison du littoral. C’est qu en effet, chaque année, les premiers tireurs
d’Angleterre, d’Amérique, d Italie, d’Autriche, de France... et de partout, viennent se mesurer dans le stand que dirige avec tant de tact et d amabilité le sportman Blondin. Les dernières péripéties de ce tournoi dans lequel chaque race déploie ses quali
tés ou ses défauts pai’ticuliers sont bien curieuses et plus palpitantes sûrement que les suprêmes fou
lées des chevaux près du poteau. L’Anglais s’y montre calme et méthodique, l’Américain plus vif, plus enfiévré, l’Italien malin et souple, le Français... pas assez maître de ses nerfs, puisque cette année encore, c est un étranger, le comte de Trouttmansdorlf, qui a remporté la victoire.
Le comte de TrouttmansdorJf a tué, dans les deux dernières journées, 12 pigeons sur 12. Le second, M. de Prêt, a tué 22 oiseaux sur 23. Le troisième, M. Drevon, 21 sur 23. M. Verdaveine, quatrième, a tué 17 oiseaux sur 19.
On sait que le vainqueur touche 20,000 francs et un objet d art. Nous donnons ci-dessus le croquis de ce fort joli service.


MAURICE ROLLINAT


Tous les fervents de la nature, tous les amoureux de poésie descriptive, se sont émus du silence volontaire dans lequel se tient renfermé depuis si longtemps un de leurs poètes favoris, Maurice Rollinat, dont on se rappelle les débuts retentissants. Dans le but de l’arracher à sa solitude, une soirée a été organisée au Théâtre d’Application, dans la
quelle les morceaux les plus connus du poète ont été récités par les principaux artistes de nos théâ
tres. D’autre part, la librairie Charpentier et Fasquelle est à la veille de publier un nouveau vo
lume de l auteur des Brandes. C’est de ce volume que nous détachons les deux petits poèmes suivants, que leur grâce et leur délicatesse nous ont fait préférer à des morceaux de plus grande allure.
MAGIE DU SOIR
Par les effets de sa peinture Qu’il tire du ciel et des airs,
Le Soir, surtout clans les déserts, Est le sorcier de la Nature.
Son vague rend l’œil circonspect Et l’esprit subit l’influence De son mystérieux silence
Et de son murmure suspect.
Ses trames grises qu il machine Avec tant de solennité Déguisent la réalité
Et montrent ce qu’on imagine.
Partout l’étrange Magicien
Pratique ses métamorphoses,
Pour grandir les petites choses Nul autre charme que le sien !
Hier, dans une immensité verte, J’admirais une flaque d’eau.
Par deg.és il l’eut recouverte D un vaporeux petit rideau.
Puis sa brise, mais si peu forte!... Vint y mettre une feuille morte.
Alors, songeant au gouffre amer, Dans la flaque je vis la Mer...
Où, tout seul, un canot sans voiles Flottait au lever des étoiles.


NOTES ET IMPRESSIONS


Dans un livre, c est l esprit qui parle ; dans la physionomie, c’est l àme qui se montre.
V. Duruy.
Parle à la pierre dans sa langue, et la montagne, à ta parole, dévallera dans la vallée.
Fréd. Mistral. On n’est jamais l auteur de ce qu on invente.
A. Rabusson.
Les parodies ne tuent que les mauvais ouvrages, et ceux-là mourraient bien seuls.
Albert Soubies. On n aime pas à moitié une femme laide.
Jean Rameau.
Dans le deuil le plus triste, une femme ne perd de vue ni la forme de son voile ni les plis de sa jupe.
Guy Delaforest.
Il convient à la jeunesse d’être gaie; c’est une partie, de sa beauté et de sa force.
Malapert. Les gens pervertis sont toujours scandalisés.
G. de Porto-Riche.
Dites à un vieux savant, tout courbé sous le faix de l étude, qu’il a un faux air d’olficier de cavalerie en retraite, vous le verrez aussitôt redresser sa taille, avec un sourire d’intime satisfaction.
La vanité est, de tout nos péchés mignons, le plus difficile à cacher.
G.-M. Valtour.
LE PETIT TÉMOIN
Sans beaucoup sortir de ses trous, L insecte voit ce qui se passe : A sa manière autant que nous, Il est le témoin de l espace.
Ses ciels sont les morceaux d’azur Tenant entre deux feuilles vertes ;
Ses monts, les pierres d’un vieux mur, Et ses lacs, les flaques inertes.
Le ruisseau lui fait l’Océan,
Le brin d’herbe, un arbre géant, Et toute la nature en somme
Se réduit pour ses petits yeux : Il ne manque à ce, curieux
Que la miniature cle l homme,