Il y avait longtemps que nous n’avions eu une crise ministérielle. La crise est venue tout d un coup, sans exciter d’ailleurs une bien grande émotion dans le public. Nous sommes blasés. On par
lait beaucoup plus, samedi dernier, de la Donne à tout faire du théâtre des Variétés que des personnages mandés à l’Elysée par M. Carnot.
Les journaux publiaient bien, il est vrai, de petits articles documentés pour expliquer comment les ministres déménagent et où ils vont en quittant les ministères. Niais ces menus renseignements intéressaient moins le public que, par exemple, l’opinion de M. Ernest Renan sur le Paradis.
M. Renan, dans son nouveau volume, Feuilles détachées, vient, en effet, de nous avouer qu’il pré
férait le Purgatoire au Paradis. Dans le Purgatoire, la société sera plus mêlée, partant plus agréable. C est une opinion comme une autre.
Je voudrais bien savoir ce que M. Renan pense de la communication faite par le pape à un rédac
teur du Petit Journal. Quoi de plus étonnant que ce fait sur lequel on n’a pas assez insisté : le Saint- Père conversant avec un reporter pour faire connaître son avis au monde catholique ! le pape choisissant le journal le plus populaire et le plus répandu pour répondre à des cardinaux !
— C’est une encyclique laïque, a dit Mme Bl.., qui a bien de l’esprit.
Tout naturellement, le libéralisme de Léon XIII n’a excité chez les intransigeants de la -libre-pen
sée que des sourires. Mais le fait n’en subsiste pas moins, et n’en est pas moins un grand fait. On y a du reste prêté moins d’attention qu’au meurtre de M. Abeille, à Cannes, par l’Américain M. Deacon, le mari d’une professional beauty que les salons de Paris ont admirée.
Drame qui serait banal s’il se passait dans le monde des petits boutiquiers ou des gens du peu
ple, mais qui prend un caractère romanesque par le lieu de la scène et le caractère international des personnages. Le revolver américain a abattu là quelqu un qui tenait à la haute société parisienne. Mme Abeille, la mère du mort, avait été célèbre pour sa beauté et son art de jouer la comédie et le drame dans le monde à l’heure où les comédiennes de la Comédie s’appelaient Fix et Favart.
Le mari justicier, lui, c’est le yankee solide et colère qui voit rouge et n’hésite pas à tuer. L’hé
roïne du drame serait plus intéressante au point de vue roman si elle n’avait pas quatre filles. Ce sont ces quatre jeunes filles que je plains surtout dans l’affaire.Parfaitement innocentes, irresponsables et pourtant doublement frappées.
En vérité, mais à quoi sert donc le divorce s il ne supprime pas le meurtre et si le revolver continue à être le moyen d’affranchissement? Le di
vorce, nous le réclamions comme un instrument de délivrance. On pouvait dire au mari : « Tu ne tue
ras point, puisque tu n’es pas pour jamais attaché à celle qui t a outragé! » On croyait en finir avec cette liberté de la boucherie qui permet à un homme outragé de faire, s’il vise bien, deux victimes à la fois,coup double, comme Orso dans Colomba. Mais,
si les détonations des revolvers continuent, à quoi bon le divorce?
Ah! c’est que le divorce ne supprime ni la souffrance ni la rage. C’est que la possibilité de divoreer n’empêche pas d’avoir le cœur crevé. Et si je l’aime, cette créature? Et si, la voyant perdue pour
moi, je ne veux pas qu’elle appartienne à un autre? Toutes les lois du monde ne détruiront point la passion, et la passion les traversera ces lois, aussi facilement que la balle d un fusil Lebel perce u.ue plaque de zinc.
On nous dit que le procès de M. Deacon nous révélera bien des choses que nous ignorons et on nous promet de dramatiques audiences. Attendons; et, à vrai dire, cette histoire d’amour, qu’elle qu’elle soit dans sa réalité stricte, nous semble plus inté
ressante que laprochaine affaire Anastay. Vulgaire,
Anastay, décidément. C’est comme la Bonne à tout faire. On nous promettait une comédie brutale, mais d’un art nouveau, et nous n’avons eu qu’un vaudeville de Paul de Kock qui nous a divertis peut-être, mais sans rien révolutionner ni apporter de bien nouveau.
Je me trompe : la pièce a révélé une comédienne. C est Ml‘c Lender. Comment! Mlle Lender-, qui jouait les commères des revues.de fins d’année et dont le principal talent semblait consacré seulement à de jolies jambes et à lancer de jolis clins d yeux? Mlle Lender, cette belle fille qui nous est revenue de Russie pour danser des pas et chanter des airs moscovites à la gloire de Cronstadt et de l’amiral Gervais? Oui; Mlle Lender est devenue une comé
dienne, et très charmante et trèshabile, et marchant sur des charbons sans s’y brûler.
Est-ce avec l’Ahasvérus errant de l art dramatique, est-ce avec M. Coquelin que la commère des Variétés — l’ex-commère — a conquis cette sûreté d’exécution et cette spirituelle manière? C’est pos
sible. M. Coquelin lui voulait faire jouer la Mégère apprivoisée et la dompter à travers le monde. Il voulait même, disait-il, la présenter à la Comédie- Française et se vantait d’avoir deviné l’étoile. Voilà Mlle Lender passée étoile, en effet. Elle con
fectionne un hachis comme personne et elle est bonne et même excellente à tout faire, même un succès.
Le comble de l art, au théâtre, ne consiste cependant pas à montrer de vraies casseroles, et si
la vérité stricte était le but, certain drame qu on joue à Milan serait donc l idéal du genre. C est un drame emprunté à notre histoire contemporaine : Il Generale Boulanger. On y voit le général se brûlant la cervelle sur la tombe de Mme de Bonne
main et le petit coin du cimetière d ixelles oïl s’est passée la scène funèbre est restitué avec une exactitude scrupuleuse d après des photographies.
— C’est aussi criant de vérité qu un décor anglais, me dit un ami qui a vu la pièce.
Peut-être exagère-t-il. Les Anglais sont merveilleux pour faire vrai dans leurs décorations.
Mais ce n’est pas seulement la tombe de Mme de Bonnemain que le drame italien montre au public, c’est Mme de Bonnemain elle-même. L actrice est fort jolie qui la représente. Et sur l affiche Mme de Bonnemain ne s’appelle pas l’Amie du Général comme sur les étiquettes des photographies encore
exposées rue Saint-Lazare, elle se nomme bel et bien Mme de Bonnemain et le public assiste à son agonie. Mmc de Bonnemain va même mourir déses
pérée lorsque la porte s’ouvre et les filles du géné
ral paraissent sur le seuil. Elles viennent apporter leur pardon à celle qui va mourir. Mme de Bonne
main dit : Merci! comme la Rinalda de Par le Glaive! et la toile tombe.
Le Journal des Débats a déjà parlé de ce drame qui entre si délibérément dans la vie privée des gens- Il n’y a pas à s’indigner, il n y a pas à s éton
ner. Tout naturellement les amours et la mort du général Boulanger sont entrés dans la légende. II ne reste même que cela de cet étonnant et absurde débordement de popularité. Que c’est loin tout cela,
et que c est près! C’était hier et il semble que cela soit vieux de tout un siècle. Je ne suis pas surpris, vous ne le serez pas plus que moi, d’apprendre qu’un faiseur de mélodrames s est emparé de l’a­ venture pour la découper en tableaux.
On en a fait un drame, on en fera un opéra.
Et vous savez qu’Edgar se meurt? Edgar sera mort probablement quand vous lirez ces lignes.
Edgar! qui cela, Edgar?
Edgar est le chimpanzé du Jardin des Plantes, ce chimpanzé qui a été reçu par les reporters absolu
ment comme un personnage de marque, et dont on nous a annoncé l’arrivée comme s’il se fût agi d’un roi Mage. A Bordeaux, en débarquant, Edgar avait pris un peu froid. La bronchite est devenue phtisie.
Edgar se meurt. Ce n’est pas grand’chose dans le brouhaha de la vie parisiennè que l’agonie d’un animal dans un coin de la grande ville. Un singe qui tousse et qui disparaît, cela ne compte pas plus qu’une feuille qui tombe. Pourtant la souffrance de ce pauvre être a je ne sais quoi de poignant qui
serre le cœur. C’est qu’il semble qu’il y ait une âme — et il y a une âme — dans ce corps difforme.
Une âme qui ne peut traduire par le langage ses désirs ou ses souffrances. Une âme qui ne transpa
raît que dans le regard triste du chimpanzé qui tousse et cherche, dans sa cage, un angle un peu plus chaud pour s y blottir, souffrir, mourir...
Théophile Gautier a chanté la Nostalgie de l’Obélisque égyptien exilé dans la vie parisienne. Qui
dira la nostalgie de cet être à face humaine qui, à travers ses barreaux, aperçoit cette chose incon
nue qui l’étonne et qui le tue : la neige? Edgar n a qu’un ami, son gardien, et il l aime d une amitié, j’allais dire humaine encore, mais plu® qu’humaine, car il n’a d’affection, de dévouement, que pour son geôlier. Il le suit de son œil mourant. Il ne veut
boire que dans la tasse de son gardien, après son gardien. Que se passe-t-il sous ce crâne de bête, dans ce pauvre cerveau rudimentaire de chimpanzé?
— Li pas vouloi paie paque li pas vouloi travaillé, disent les nègres, en montrant ces frères inférieurs, ces inquiétants anthropoïdes.
Je ne sais pourquoi, mais je pense plus à l’agonie d’Edgar qu’à la reprise du Roi d Ys ou aux débuts du ministère nouveau. Il me semble qu’on a martyrisé là je ne sais quel prisonnier innocent, arra
ché à son soleil, et que je suis un peu complice du meurtre, comme tout ceux dont Il curiosité béate a besoin de ces pauvres bêtes pour s’amuser de leur captivité et se divertir de leurs souffrances.
— Oh! est-il drôle, est-il drôle,recroquevillé dans ses couvertures !
Il n’est pas drôle, ô Parisiens, mes frères, il est malheureux. Ce n’est pas un comique, c’est une victime, et qui sait ? une victime qui se rend compte que vous êtes ses bourreaux. Alas, pool Edgar !
Est-ce dans Banville ou dans Concourt que j’ai lu une touchante histoire de singe qui meurt? Les poètes et les romanciers sont également pitoyables à ces êtres douloureux. On va, soit dit entre parenthèses,élever un monument àThéoiore de Banville. Oh ! non pas une statue, ce serait trop ambi
tieux pour le poète des Stalactites, mais un buste, sur un socle, dans une allée de ce jardin du Luxem
bourg qu il aima beaucoup. Il y rêvait, à vingt ans, avec Henr.y Miirger, Champfleury, les camarades de la pi’emière heure. Il y reparaîtra en bronze ou en
marbre, souriant, aimable, avec des roses autour du socle et des lilas au-dessus du front. Wordsxvorth le poète prétend qu’on ne doit pas élever de monuments aux poètes : « Leurs monuments ce sont leurs œœvres. Gardez les statues pour les hommes politiques qui ne laissent rien après eux ! »
C’est une idée qui peut se soutenir. Mais comment empêcher la reconnaissance des amis qui sur
vivent de rendre hommage à ceux qui ont disparu ? Et le monument de Banville, voilà un monument qui ne risquera pas d être emporté par les révolu
tions et qui ne craindra point le déboulonnage !
Tant qu il y aura des amoureux pour aimer l’amour et des rimeurs pour chanter la rime, on ira porter une branche de lilas ou un bouquet de violettes — oh ! le moindre bouquet, un bouquet de deux sous — au poète énamouré du laurier vert, le vert laurier de Ronsard !
Et puisque j’en suis aux nouvelles littéraires, voilà que l on commence à parler du discours et de la prochaine réception de M. Pierre Loti à l’Aca
démie française. L’auteur de Pécheurs d Islande a quitté Hendaye où il surveille les barques espagno
les et il a apporté, à Paris, son discours tout fait.
C’est à Octave Feuillet qu’il succède et les reporter nous ont appris que Pierre Loti n’avait jamais lu Octave Feuillet avant d écrire son éloge. C’est Loti lui-même qui le dit et il ajoute — ce qui nous déso
lerait — qu il n’écrira probablement plus rien de nouveau, lui, Loti.
En attendant, il a écrit son discours et il l a lu tout d’abord à Mme Octave Feuillet, qui en a été sa
tisfaite. Elle a bien annoté quelques passages, s il faut en croire la personne très bien informée qui signe Crayon d Or au Figaro. Mais, au total, la harangue a fait plaisir à la veuve de l exquis roman
cier. Ergo, tout va bien. On dit que M. Mézières avait à peu près écrit son discours avant de connaître celui de Pierre Loti. Il faut donc nous atten
dre à une séance prochaine, à une séance où tous les amoureux de Madame Chrysanthème et toutes les amoureuses du Spahi se donneront rendez-vous.
Il y aura presqu’autant de monde qu’au jugement d Anastay. Et, à ce propos, on me cite ce mot entendu naguère à la cour d’assises.
Le président interroge un témoin :
— Dans quelles conditions le crime a-t-il été commis?
— Dans quelles conditions, monsieur le président?
Oui.
— Chez une blanchisseuse !...
Mme de T... est dame patronesse d’un bal de bienfaisance. Elle envoie des billets à ceux de ses amis qui sont riches. X... les retourne en s excusant. Il ne peut ni les accepter ni les placer.
— Vous me pardonnerez, madame, je suis vraiment souffrant. Je suis malade.
— Je vois ce que c’est, dit Mme de T... Une maladie de cœur, probablement.
Rastignac.
COURRIER DE PARIS