M. RENAN S’AMUSE!
Un nouveau livre de M. Renan, c’est une joie pour ses amis, une inquiétude pour ses adversaires, une curiosité pour tous. Les Feuilles détachées qui viennent de paraître continuent les Sou
venirs cl enfance et complètent les confidences de l illustre écrivain au public. Ce volume appartient à la série des œuvres demi-frivoles que M. Renan griffonne, pour se délasser, sur la marge de ses grands travaux d exégèse et d histoire. Il se justifie, dans sa préface, de prendre ces innocentes dis
tractions. Son Histoire de Israël est achevée, ou bien peu s’en faut. Si l’auteur mourait demain, c est lui qui l’affirme, le quatrième et le dernier volume de cet important travail pourrait voir le jour. Ses dettes étant payées, il lui a semblé qu’il avait bien le droit de « s amuser un peu ».
Donc, il s’amuse. Ne reconnaissez-vous pas aux rois de la pensée le droit de s amuser comme fai
saient les princes de jadis ? Seulement, je crois me rappeler que les amusements desdits princes coûtaient cher à leurs peuples. Voyons en quoi con
sistent ceux de M. Renan, et si, par hasard, il ne s’amuserait pas à nos dépens.
Dans ce volume composé de vingt-huit morceaux sans lien, écrits ou publiés à des heures différentes de la vie de l’auteur et de notre vie nationale, il y a un peu de tout : des souvenirs bretons, des ré
cits d’amour mêlés de dissertations psychologiques, des lettres aux journaux, des toasts, des baptêmes de statues, des discours d’inauguration, de récep
tion, d’enterrement, un fond de tiroirs d’académi
cien, ce qui forme le résidu d’un grand littérateur. Il y a de la pensée personnelle dans beaucoup de pages, du document historique dans quelques autres.
Sur toutes se répand cette grâce infinie du langage que vous connaissez et qui convertit en or ce qu’elle touche.
Si j’étais sur que vous ayez les mêmes goûts que moi, j’irais droit à certains coins curieux, particu
lièrement aux portraits de quelques personnes que j’ai connues et dont la ressemblance est à donner le frisson. Mais vous préférez les pages où se révèle
le Renan int ime et où vous croyez saisir enfin le mot de l’énigme, toucher le fond de cette doctrine tou
jours fuyante. Il le sait bien; il sait que la curiosité publique est insatiable de lui. Jules Sandeau, le rencontrant après la publication des Souvenirs d enfance dans la lïevue des Deux-Moncles, lui di
sait: « Le public sera toujours content quand vous lui parlerez de vous. » M. Renan est, je crois, le seul homme en France qui puisse répéter un tel mot sans qu’on se moque de lui. Il n’en conçoit aucune vanité; il devine que cet intérêt ne s’attache pas seulement à l’incomparable artiste, à l’érudit
hors ligne, pas même au guide des âmes et au chef reconnu d’une génération, mais à l’homme dont le pèlerinage ic.i-bas est le tableau fidèle de quarante années de notre vie intellectuelle, à celui que j’ap
pellerai le Faust français de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Sa biographie est notre Pilgrim s progress. C’est nous-mêmes que nous croyons voir sur la route qu’il a suivie; nous trem
blons de nous perdre aux carrefours où il a hésité, de nous noyer dans les fondrières qu’il a traver
sées, de défaillir, faute d’haleine, sur les pentes abruptes qu’il a traversées. S’il se cassait le cou, nous serions avertis; mais non, il est de plus en plus gai, de plus en plus calme. Il sourit, d’un
étrange sourire que je mettrais sur les lèvres de Merlin l’enchanteur si j’avais à le peindre, d’un sourire qui fascine sans rassurer.
Si vous n’avez pas le temps de tout lire, lisez les quarante premières pages et les quarante dernières, la préface et l’examen de conscience phi
losophique, qui a été écrit sur les grèves de Bretagne en septembre 88, mais où l’auteur dé
clare n’avoir rien à changer. Ces deux morceaux se complètent et même se répètent, soit dit sans méchanceté.
Dans la préface, l’illustre professeur nous fait, pour ainsi dire, ses adieux. Péponet, dans les Faux Bonshommes, trouve le contrat de sa fille désagréable à écouter parce qu’il n’est question
que de sa mort dans ce document. M. Renan, en la relisant, ne peut adresser le même reproche à sa préface : d’abord, parce qu’il en est l’auteur et qu’il était libre de lui donner une forme moins funèbre ;
ensuite parce que cette préface est une sorte de testament philosophique et qu’il faut bien parler de sa mort dans un testament. Les personnes d’humeur caustique glissent toutes sortes de malices
dans ce genre de compositions, et ce testament-ci ne fait pas exception. Il est plein de drôleries, de souvenirs plaisants, et de farces de fumoir (je n’ai pas dit de fumiste !) qui égayent la situation. Il est plaisant jusque dans ses omissions : car il est d’usage, dans un testament, de nommer ses héri
tiers. M. Renan ne les désigne que par une péri
phrase gouailleuse. Ce sont des « jeunes hommes de génie » qui sont impatients de tenir sa place. Il s’excuse d’être encore vivant après avoir montré comme on meurt et pris congé de tout le monde... Oh ! cher maître, pour mille raisons, faites encore attendre un peu vos successeurs !
« Que pensera-t-on de moi dans quatre ou cinq siècles ’? » demande l’historien d’Israël. II remarque à ce sujet que nous nous préoccupons beaucoup trop des propos qui seront tenus le jour de nos fu
nérailles et pas assez de l’opinion qu’on aura de nous dans cinq cents ans. M. Renan nous la baille belle! Sur trente-huit millions que nous sommes, combien en est-il dont il subsistera la plus fugitive, la plus subtile trace, seulement un nom, dans cinq cents ans ? Qu’avons-nous à faire avec une postérité si lointaine ?
Ce qu’on dira de M. Renan dans cinq cents ans ? Je serais bien empêché de le prévoir, j’aime à pen
ser qu on n’écrira pas sa biographie exclusivement avec les matériaux fournis par ses ennemis. Son œuvre d’histoire se défendra d’elle-même. Mais qui peut dire quel effet elle produira lorsqu’on la lira dans l’ordre des temps et non, comme nous avons fait, aux différentes périodes où elle a été composée ; lorsqu’on ira des écrits du vieillard aux pages de l’âge mûr et de la jeunesse, lorsqu’on remontera Renan au lieu de le descendre. A côté de cette œuvre solide, qu’on peut juger bonne ou mauvaise, mais qu’on ne peut faire disparaître, il y a cette chose fluide, impalpable et impondérable, l atmosphère morale créée par un grand penseur, son influence sur la jeunesse, son action et celle de ses disciples.
M. Renan a beaucoup de disciples, car c’est une des singularités de ce dix-neuvième siècle où nous avons vécu qu’on peut y laisser derrière soi des élèves sans avoir eu de doctrines. Cependant l’ad
miration qu’inspire le célèbre écrivain est mêlée d’un peu de défiance et je crois remarquer que la jeunesse contemporaine et lui commencent à ne plus s’entendre.
Certes, il a raison de ne pas la flatter comme tant d’autres le font fort platement aujourd’hui, mais il pourrait faire un peu plus d’effort pour la com
prendre, et pour cela il n’aurait qu’à se relire, à se rappeler ses beaux élans, ses fougueuses révoltes,
ses expansions indignées de 1848, lorsqu il traitait le scepticisme de « niaiserie et de nullité ». Que ce premier, ou plutôt ce second Renan (car il y avait déjà des ruines dans cette âme de trente ans !): ap
prenne au Renan de 1892 à mieux juger la jeunesse qui l entoure et qui l’écoute. Ses contradictions la déroutent, et ses plaisanteries ne lui font aucun bien, car elle est triste justement de ce qui met en joie M. Renan. Lorsqu’elle implore une métaphy
sique, il lui répond : « Nous ne savons rien ». Une religion’? « Tout est possible, même Dieu! » Une morale ? « Amusez-vous ! » S’inquiète-t-elle de l a­ venir ? M. Renan l’informe que l’existence du monde est assurée, provisoirement. Il y a encore du char
bon et de la vertu pour quelque temps. Quand la provision sera épuisée, la science trouvera peutêtre moyen d’y suppléer. Les soifs de justice qui tourmentent cette génération, il les étanche avec de petites anecdotes de séminaire, issues de cer
veaux humbles et niais et qui deviennent, sous sa plume, d’exquises moqueries. Telle l’histoire de la biche dressée par des moines à la dévotion et qui, n’ayant pas d’âme immortelle, recevait, dès ce basmonde, sa récompense sous la forme de menues friandises. Déchus de notre immortalité, qui n’était pas bien sérieuse, contentons-nous, comme cette pieuse bête, des petites douceurs terrestres, sans prétendre plus haut. Tel est le conseil de M. Renan.
Où il est désolant sans s’en douter, c est lorsqu’il badine et encourage, lorsqu’il se fait bénin, pater
nel, optimiste par hypothèse, et qu’il offre un « qui sait ? » un « peut-être! » à des gens affamés d affir
mations et en quête d un symbole. « Mes pauvres enfants, leur dit-il, ce petit univers infini que vous voyez et qui n’est pas trop mauvais puisque la vie y a réussi, nous semble obéir à des lois immuables, universelles, nécessaires. Peut-être n’est-ce qu’une minute entre deux miracles. Voyez cèt ilôt sur la côte de Bretagne. C’est là que M. Haussmapn eut
un jour la fantaisie de prendre le granit dont il avait besoin pour faire les trottoirs du nouveau Paris. Dans chacune des cellules innombrables de ce granit, il y avait un monde. Imaginez ces petits univers endormis sur la foi de leur autonomie et confiants dans la perpétuité des lois qui les régis
saient, puis l’éveillés tout à coup par une catastrope. Ainsi de nous, s’il y a quelque part un préfet du ciel, un préfet à idées et à poigne. »
Une catastrophe ? Ce serait peut-être une résurrection, une délivrance, l’avènement de la justice. « Mon petit-fils (c’est toujours M. Renan qui parle) est si heureux à la campagne qu’il ne veut pas se coucher parce que le sommeil est du temps perdu pour le jeu. Pour le décider, on lui dit que les nuits d été sont très courtes et il s’endort. Faisons comme lui. Hein! comme ce serait gentil si après un som
meil de quelques décillions de siècles dont nous au
rions pas eu conscience et qui, par conséquent, ne seraient rien, nous allions nous réveiller en paradis! »
Voilà les dernières paroles de M. Renan. Voilà oii nous laissons l’évolution néochrétienne qu’il a inaugurée en écrivant la Vie de Jésus. Un Dieu pos
sible, sous la forme d un Haussmann gigantesque. Comme loi morale : «Amusez-vous! » Et M. Renan, avec un bonnet et une pelisse de nounou et de longs rubans traînant à terre, berce la petite huma
nité sur ses vieux genoux avec de jolis contes. Dodo, l’enfant do.
Quel effet produisent ces suggestions, je n’ose vraiment dire ces enseignements, sur une jeunesse qui ressent, ou affecte, d’ardents besoins religieux ? Elle cherche non pas un homme qui se moque d’elle et qui étouffe ses aspirations, mais un homme qui lui donne un idéal à aimer et à servir. Elle veut embrasser un être vivant et non « flirter avec une chimère », comme dit spirituellement Edouard Rod.
Tout récemment un jeune homme essayait de rédiger le manuel de la piété sans la foi. Il apportait dans cette œuvre étrange son talent et son courage, qui sont grands tous deux, une bonne foi indiscu
table et une immense bonne volonté ; les honnêtes gens ne savaient en vérité s’ils devaient sourire, admirer ou s’affliger. Gaspiller dans le vide son pouvoir adorant, se mystifier soi-même, se consu
mer d’extase devant un ostensoir vide, quelle des
tinée pour un cœur passionné, pour un rare esprit! Mais qu’avait-il fait autre chose, sinon prendre au sérieux et développer le paradoxe de M. Renan et, sans le vouloir, le réfuter par l’absurde?
Jésus avait dit : « Cherchez et vous trouverez. » M. Renan dit à son tour : « Ne cherchez pas : vous ne trouveriez rien, ou vous trouveriez quelque chose de triste. » Malgré cet avertissement on cher
chera, car on ne peut faire autrement. L’homme a besoin de savoir sa destinée parce que c’est sa des
tinée qui détermine son devoir. Or, il est affreux, intolérable, de nepas connaître son devoir. On peut renoncer à l’immortalité, au bonheur, mais non à la règle de la vie, non à la justice, sans laquelle pas un de nous ne pourrait vivre et agir jusqu’au coucher du soleil. On peut renoncer à ce dieu perdu dans la profondeur des immensités sidérales, non au dieu intérieur que chacun porte en soi.
John Morley, le grand penseur anglais, l’ami de la France, qui nous connaît comme s’il nous avait faits, prétend qu’il n’y a jamais eu de véritable sceptique chez nous avant M. Renan. En effet,
l’intelligence française a horreur du vide, peur du néant : c’est pourquoi je doute que les nouveaux venus acceptent, même sous bénéfice d’inventaire, ce nihilisme souriant ou ce déisme possibiliste, qui en est l’équivalent, et qui sera, selon toute apparence, le legs final de M. Renan.
Ils reconnaîtront qu il a restitué une littérature, reconquis une province à l’histoire, ramené sous l’autorité de la science des faits qui s’étaient éva
dés dans la légende. Ils feront leur modèle et leurs délices de ces pages qui doivent durer autant que la langue; ils ne se. lasseront pas d’étudier cette âme si intéressante et si complexe, sentimentale et railleuse, mi-gasconne et mi-bretonne, qui tient de la femme et du prêtre, qui est allée de l abbe Dupanloup au prince Napoléon en passant par Lamen
nais et Victor Cousin et qui se repose dans le Nirvana, de tant de voyages et d épreuves, en décla
rant qu’elle a « fait ce qu’elle voulait » et qu’elle est « contente de la vie ». Mais la nouvelle généra
tion voudra un autre leader. Elle le voudra plus impérieux, plus sombre, plus affirmatif. J’espère que ce sera un sage, mais gare à elle, gare à nous, si c’est, par aventure, un fou ou un charlatan !
Augustin Filon.