ROSSINI
L’Italie s’apprête à célébrer comme il convient le centième anniversaire de la naissance de Rossini, né, comme on sait, à Pesaro, le 29 février 1792. De tous côtés, à Rome, à Naples, à Venise, à Bo
logne, à Milan, à Florence, à Gênes, sans oublier Pesaro, bien entendu, de grandes fêtes se prépa
rent, qui seront dignes, on peut le croire, de l’artiste illustre qui en est l’objet et qui a jeté l’un des der
niers et des plus grands rayons de gloire sur l art musical de son pays. La France, qui ne peut pas oublier que le maître a écrit pour elle son plus ma
gnifique èhef-d œuvre, fêtera aussi son souvenir, et l Opéra donnera à cette occasion une représenta
tion modèle de ce elief-d’œuvre, Guillaume Tell, encore superbe et vivace après soixante-trois ans d’existance, et aussi noble, aussi grandiose, aussi émouvant qu’aux premiers jours.
Peut-être est-ce le moment d’examiner d’une façon sereine, sans aucun parti pris de coterie ni d’école, et avec le seul désir d’atteindre la vérité, l influence que Rossini a exercée sur l’art et les artistes de son temps, de caractériser le rôle joué par lui, de rechercher surtout quelle part lui revient dans l’importante évolution musicale qui s est pro
duite en France lorsqu’il est venu demander à ce pays l’hospitalité pour sa personne et son génie. C’est ce que nous allons essayer de faire dans cette étude forcément rapide, et que nous nous efforcerons de rendre substantielle.
On a beaucoup médit de Rossini depuis quelques années, et à l’heure présente on est loin de lui ménager les outrages. Nos grands musiciens... de de
main n’ont pas assez de sarcasmes pour ce grand musicien d’hier, et ils le traînent volontiers aux gé
monies sans même se rendre compte de ce qu’ils lui doivent — directement ou indirectement. Ils n’ont pas l air de se douter que c’est Rossini qui a émancipé l’art musical appliqué au théâtre; que c est Rossini qui, en étouffant la formule sous l’in
dépendance du dessin, lui a apporté la liberté dans la forme mélodique ; que c’est Rossini qui a sub
stitué à la solennité majëstueuse et uniforme de l’ancienne déclamation lyrique une diction ration
nelle, d une expression plus vivace, plus intense et plus vigoureuse; que c’est Rossini qui, par le mouvement et la variété communiqués au rythme,
a donné à la phrase musicale le sentiment naturel et la chaleur d’accent qui lui manquaient trop souvent; que c’est à Rossini enfin qu on doit la nou
veauté, la richesse et les splendeurs de l’orchestre dramatique moderne. Qui sait si l’orchestre de Wagner, cet orchestre admirable, à qui malheureu
sement tout est sacrifié, existerait sans la venue au monde de Rossini ? Et je n’énumère ici qu’une partie des progrès que l’art doit à ce grand homme. Quels que soient ses défauts — et assurément il en a — on peut lui pardonner en faveur de ses incom
parables qualités. Je ne rougis pas, pour ma part, d’avouer mon admiration pour un si noble artiste, et je suis convaincu que quand nos jeunes icono
clastes auront vainement épuisé leurs efforts pour briser sa statue, celle-ci se dressera de nouveau, plus fière et plus imposante que jamais.
Rossini, que Weber ne comprit pas, et que Beethoven ne voulut point connaître, n’en était pas moins de la race de ces grands créateurs, et dans ses veines coulait le sang d’un homme de génie. A l’époque de sa naissance, trois grands musiciens représentaient surtout cette belle école italienne, si justement célèbre au siècle dernier, en dépit de ses défauts caractéristiques : ces trois grands mu
siciens étaient Guglielmi, Cimarosa et Paisiello ; Guglielmi, oublié aujourd’hui jusque dans sapatrie, et que les artistes eux-mêmes ne connaissent point; Cimarosa, que la verve et la gaîté de son fécond gé
nie semblaient réserver à une fin moins tragique, et dont l’enfant qui venait au monde devait recueil
lir l’héritage intellectuel ; Paisiello, enfin, que Rossini était appelé à battre plus tard avec ses propres armes en refaisant victorieusement après lui le Barbier de Séville, et que la gloire de celuici devait rejeter dans une sorte de pénombre. Pour ce qui est des autres, Niccolini, Sarti, Portogallo, Gazzaniga, Nasolini, etc., c’était des artistes esti
mables sans doute et d’un réel talent, mais dépour
vus d’originalité et qui se bornaient à suivre la voie que leur traçaient ces chefs incontestés.
Bientôt, après quelques années, et à la suite d’une sorte d’interrègne, trois autres grands artis
tes allaient s emparer de la place laissée libre, et gouverner à leur tour le monde musical italien. Rossini, Bellini, Donizetti —trois génies tout à fait distincts, non seulement au point de vue de la na
ture de leur inspiration personnelle, mais encore pour ce qui est de la forme dont ils revêtaient leurs idées, allaient jeter un nouvel éclat, qui par mal
heur serait le dernier, sur cette école italienne si glorieuse alors depuis deux siècles, et dont l’auteur de Rigoletto et R Aida reste aujourd’hui le vé
nérable et dernier représentant. Rossini, génie éclatant et lumineux, Bellini, nature élégiaque, poétique et tendre, Donizetti, tempérament ner
veux et expansif, tous trois étaient appelés à se
placer au rang suprême, — avec cette remarque que le premier conserva toujours sur ses deux émules un avantage évident et que, seul, il apporta dans l’art une note nouvelle et caractéristique.
Fils d’un corniste et d’une chanteuse qui gagnaient assez difficilement leur vie en parcourant leur pays avec des troupes d’ordre très secon
daire, Rossini apprit ic solfège comme les autres enfants apprennent à lire, sans presque y penser, et dès l’âge de dix ans il gagnait quelques scucli à chanter les offices dans les églises, où il faisait entendre un soprano enfantin de la plus grande pu
reté. Ses premiers maîtres étaient des musiciens
obscurs, mais il prit ensuite des leçons de chant d’un excellent artiste nommé Babbini, et c’est enfin avec le P. Martini, l’un des théoriciens les plus fa
meux de l’Italie, qu’il entreprit et termina, au lycée musical de Bologne, sa véritable éducation artisti
que. C’est là qu’en 1806, à peine âgé de quatorze ans, il écrivit son premier opéra, Bemelrio e Polibio, qui ne fut pourtant que le sixième de ses ou
vrages représentés. IL se sentait né d’ailleurs pour le théâtre, et à peine avait-il quitté le lycée de Bo
logne qu’il entrait de plain pied dans la carrière. Et l’on est vraiment stupéfait de voir ce que fut la carrière d un tel artiste. Dans l’espace de treize ans qui s’écoule de 1810 à 1823, Rossini ne fait pas re
présenter en Italie moins de trente-quatre opéras, dont le premier est la Cambiale di matrimonio (la Promesse de mariage), et le dernier Semiramide.
Il avait dix-huit ans lorsqu il débuta par la Cam
biale ; il en avait vingt-et-un lorsqu’il écrivit son Tancredi, qui, avec ses defauts, reste une œuvre adorable, pleine de jeunesse et d’une grâce cheva
leresque ; à vingt-quatre ans, il donne coup sur coup Torvaldo e Borlisha, Otello et son prodi
gieux Barbiere di Siviglia, qui après trois quarts de siècle enchante encore l univers ; il venait à peine d’accomplir sa vingt-sixième année lorsqu’il offrit au public son superbe Mosè in Egi/to, et enfin, à trente-et-un ans, il couronnait sa carrière italienne avec Semiramide.
Et les jeunes conptempteurs de Rossini ont beau dire que tous ses opéras se ressemblent, ils savent bien eux-mêmes que cela n’est vrai que jusqu à un certain point et en apparence. Il est évident qu’avec un génie si personnel, si vivace, si origi
nal, le style d’un artiste se retrouve toujours, et que les procédés ne sont pas sans se reproduire avec une certaine fréquence. Mais si la Gazza ladra se rapproche un peu trop du Barbier, si Otello présente plus d’un point de contact avec Se
miramide, peut-on dire que le Barbier ressemble à Cenerentela? Oserait-on affirmer que Tancredi a quelque rapport avec Mosè? et peut-on nier que la Donna del lago, par exemple, soit une production presque unique dans l’œuvre du maître? La vérité est que Rossini fut un inventeur prodigieux, et que si le besoin de gagner sa vie et celle des siens l o­
bligea à travailler plus vite qu’il n’eût fallu, on peut être encore singulièrement étonné de la vigueur, de la fraîcheur et de l’abondance d’une inspiration qu’il sui’menait et surexcitait à ce point.
Ce n est qu à partir du moment où il devint, à Naples, maestro concertatore, c’est-à-dire directeur de la musique et chef d’orchestre du grand théâtre San Carlo, que Rossini trouva enfin une situation digne de lui. Le fameux Barbaja, celui qu on appe
lait en Italie il Napoleone degV impresarî, l’avait compris et avait su se l’attacher en lui faisant des conditions presque brillantes. C’est aussi à partir de ce moment, où désormais il était tranquille et sans inquiétude sur son sort, que le génie du maître prit toute son ampleur et toute son envergure.
Dans le genre bouffe il n’avait pas encore dépassé la Pielra del paragone et VItaliana in Algeri,
œuvres pleines de verve déjà, mais qui étaient loin du Barbier et de Cenerenlola, destinés à voir bientôt le jour. Dans le genre sérieux il ne s’était
pas élevé au-dessus de Tancredi, partition charmante, mais où ses procédés ne différaient guère de ceux employés par les musiciens de son temps,
Mayr, Generali, Paër et autres. Son harmonie était plus étoffée sans doute, son instrumentation plus riche, plus colorée, plus variée, plus brillante, que celle de ces artistes; mais là s’arrête le progrès,
qui n’est pas une évolution. Avec EUsabetla, son premier ouvrage donné à Naples, Rossini Va opérer une réforme importante par la transformation du récitatif. Jusqu’alors, les compositeurs italiens n’a­
vaient guère employé dans leurs œuvres que le recitativo secco, c’est-à-dire accompagné seulement par la basse continue, faite à l’orchestre par un seul violoncelle. Or, ces récitatifs maigres et pâ
teux, souvent très développés, venaient alanguir l action scénique, tuer tout intérêt musical, et for
mer un contraste trop violent avec le style général de l’œuvre. Ce n’est que tout à fait par exception que les compositeurs employaient quelques mesures de recitativo strumentato, c’est-à-dire ins
trumenté, pour servir d introduction à un morceau important.
Rossini n’avait guère fait autre chose dans Tancredi. Mais dans son EUsabetla il imagina, pour la première fois, de traiter toute la partie récitative en grande déclamation lyrique, et de faire surmon
ter par cette déclamation précise, vivace, très
rythmée, des dessins mélodiques tantôt serrés et cursifs, tantôt larges et d’une grande allure, exé
cutés par l’orchestre. Grâce à ce moyen, l’action
scénique, loin de languir, se développait dans toute son ampleur, l’intérêt musical se soutenait d’un bout à l’autre, sans intermittence ni faiblesse, l’œuvre gagnait une homogénéité et une couleur géné
rale inconnues jusqu’alors; enfin, le compositeur trouvait l’avantage de pouvoir relier entre eux, avec toute la puissance nécessaire, des incidents, des situations, des épisodes qui, autrement, eus
sent été refroidis par la présence intempestive de ces recitativi secchi, véritable plaie des opéras sé
rieux. C est là un incontestable trait de génie, par lequel se révèle toute la hardiesse de celui de Ros
sini, et qui le classe au rang des novateurs les plus heureux.
L’abondance mélodique, la précision des rythmes, la richesse instrumentale, une verve intarissable,
le mouvement, la couleur et la vie, tels étaient les signes distinctifs de la personnalité musicale de Rossini. Aussi, cette personnalité était si puis
sante, si exubérante, elle s’imposait de telle façon que, d’une part, elle effaçait celle de tous les ar
tistes ses contemporains, dont aucun ne pouvait lutter avec ce colosse, et que, d’autre part, elle ab
sorba bientôt celle de tous les jeunes compositeurs qui venaient à sa suite et qui, doués par la nature avec moins de générosité, couraient à la recherche du succès en s’assimilant le plus possible ses pro
cédés et en se faisant ses imitateurs serviles. A l’exception de Bellini et de Donizetti, que leur tem
pérament naturel et leurs facultés particulières mettaient précisément en garde contre cette rage d’imitation, on peut dire que pendant un demi siècle tous les compositeurs italiens se mirent à faire de la musique alla Rossini, et semblaient uniquement préoccupés de reproduire les effets et les combinaisons mis en faveur par le jeune maî
tre. C’est ainsi que Pacini, par exemple, écrivit quatre-vingts opéras dans le style de Rossini, sans qu’aucun soit digne de passer à la postérité; c’est ainsi encore que les frères Ricci, mieux doués pourtant que Pacini au point de vue de la fraîcheur de l’inspiration, l’imitèrent aussi d’une façon trop intime, et ne laissèrent percer quelque peu de per
sonnalité que dans leur aimable et réjouissante partition de Crispino e la Comare, dont le succès fut si grand à Paris il y a vingt-cinq ans.
D’ailleurs, les imitateurs italiens de Rossini, ne sachant pas faire la part de l’ivraie et du bon grain le suivaient jusque dans ses écarts et reprodui
saient ses défauts avec autant de conscience que ses qualités, portant parfois comme lui la sonorité jusqu’au bruit, abusant fâcheusement du style orné et de la vocalise jusque dans les moments les plus pathétiques, au grand détriment de la vérité dra
matique (Mcrcadante lui-même n a pas échappé à cette erreur), et n’ayant pas malheureusement
comme lui, ce don de la nouveauté mélodique qui faisait excuser certaines fautes et qui constituait une bonne partie de sa puissance. Et puis, si Ros
sini se laissait par instants emporter par ce qu’on pourrait appeler l’excès de la cantilène, combien il avait aussi le don de l’émotion, et combien, dans