ses œuvres purement dramatiques, combien de pages superbes, d’un caractère grandiose, d’un mouvement plein de pathétique et du sentiment le plus pénétrant! Voyez Otello, où la passion parle en accents si magnifiques, Mosè, qui est vraiment empreint d une grandeur biblique, Armide, où l’on
retrouve, avec plus de puissance et de fermeté, le sentiment chevaleresque qui distinguait Tancredi, Ermione, qui se fait remarquer par la noblesse et la simplicité de la déclamation lyrique, la Donna ciel lago, d’où se dégage un accent romantique plein de couleur et de poésie, Maometto enfin, qui deviendra chez nous le Siège de Corinthe, où l am
pleur des formes et la chaleur d expression du sentiment patriotique produisent une impression parfois foudroyante.
L’imitation flagrante des formes rossiniennespar les artistes compatriotes du maître indiquait net
tement leur infériorité, en même temps qu’elle dé
montrait l influence absorbante do celui-ci. En France, où notre Théâtre-Italien, brillant alors par ses chanteurs d’un éclat superbe, avait fait connaître de bonne heure les œuvres les plus impor
tantes de Rossini, cette influence s’exerça aussi d une façon considérable, mais moins complète,
moins débilitante, et avec plus de discernement, nos musiciens tirant justement profit des progrès accomplis par l’auteur du Barbier et de Semiramide, mais prétendant bien ne pas faire, en sa fa
veur, abandon de leur personnalité. On reconnaît facilement la trace de cette influence dans certaines partitions de Boieldieu, dans la manière d’Auber, voire même jusque chez notre grand Herold, tem
pérament éclectique et puissant dont l originalité propre ne se dément pas un instant, tout en accep
tant jusqu’à un certain point le reflet de Weber d’une part, de l’autre celui de Rossini, qu’il avait pu étudier longuement dans sa patrie même. Mais nos musiciens avaient, pour se garer de la servi
lité en ce qui concerne celui-ci, ce sentiment inné de la vérité dramatique qui fait partie de notre génie national et qui ne leur permet pas de rien sacrifier à l’expression exacte de cette vérité. D’ail
leurs, les grands artistes dont je parle ici avaient une valeur personnelle qui les eût mis à l’abri de toute pensée d esclavage et de trop grande soumis
sion envers un maître quel qu’il fût. Néanmoins,
je le répète, l’influence du génie de Rossini fut grande sur nos artistes, et j’ajoute, quoique d’au
cuns en puissent penser, qu’elle fut heureuse et bienfaisante, précisément parce qu’elle ne pouvait aller chez eux jusqu’à l’annihilation et qu’elle se bornait à les faire profiter de procédés et de décou
vertes dont l’emploi, s alliant à leurs qualités et à leurs facultés naturelles, ne pouvait que féconder celles ci et agrandir le domaine de l’art.
comme tout vieillit en ce monde, et chacun sentait instinctivement le besoin d’une nouvelle évolution de la musique dramatique. Les deux œuvres maî
tresses de Spontini, la Vestale et Fernand Cortès, avaient fait croire un instant que ce grand artiste serait le novateur attendu ; mais Spontini s’était arrêté en chemin, et la chute de son Olympie avait enlevé tout espoir de ce côté. Les deux succès mé
rités des Bayaclères, de Catel, et de la Lampe merveilleuse, de Nicolo, ne pouvaient influer sur la marche de l’art, ces deux ouvrages n’émettant aucune prétention de ce côté, et les efforts impuis
sants des musiciens de l’ancienne école : Kreutzer, Persuis, Reicha, Garcia, voire même Méhul et Cherubini, ne faisaient que démontrer l’impérieuse nécessité d’une réforme.
Aussi est-ce avec une joie profonde que le public accueillit l’apparition du Siège de Corinthe en 1820, et de Moïse en 1827. Ces deux ouvrages lui apportaient une jouissance vraiment nouvelle, et la cou
leur, le mouvement, qui les animaient semblaient bien en faire les avant-coureurs de l’ère prête à s’ouvrir et que chacun appelait de tous ses vœux. Et pourtant, ce n’est pas Rossini lui-même qui devait donner le signal complet de l’évolution si im
portante qu’allait subir en France le grand drame lyrique. L’honneur en ôtait réservé à un composi
teur national, à Auber, qui excita de toutes parts un enthousiasme indescriptible en faisant repré
senter, le 29 février 1828, la Muette de Portici. La Muette est en effet le premier ouvrage conçu dans les idées de l’école moderne, avec les vastes pro
portions, la nouveauté de style, le grand sentiment dramatique et la variété de moyens qui sont ses qualités distinctives. La Muette était une révélation en ce sens que, du premier coup et sans hési
tation, l’auteur exauçait les désirs inconscients et satisfaisait les aspirations vagues du public. L’ampleur des développements, l’originalité et la re
cherche de l’harmonie, la richesse et la solidité de l’orchestre, la fraîcheur et la nouveauté du jet mélodique, la netteté et la précision du rythme,
enfin une expression dramatique, s’élevant souvent à une grande hauteur, telles sont les qualités qui caractérisent cette œuvre remarquable.
Enfin Rossini, après avoir donné à l’Opéra son aimable Comte Ory, transformation d’un petit ou
vrage italien de circonstance qu’il avait écrit pour le sacre de Charles X, il Viaggio a lieims, parut à ce théâtre avec son premier (et son seul, hélas!) opéra vraiment français, avec ce Guillaume Tell qui resplendit encore aujourd’hui de beautés si lu
mineuses, et qui caractérisait d’une façon définitive cette grande évolution du drame lyrique français, que Meyer béer avec Robert le Diable, les Huguenots
et le Prophète, Halévy avec la Juive, Charles VI et la Reine de Chypre, allaient affirmer avec tant d’éclat. Chose singulière! cette œuvre admirable ne produisit pas dès l’abord l impression qu on eût été en droit d’en attendre. La coupe fâcheuse et le peu d’intérêt d’un livret misérable lui portèrent le plus grand tort, bien qu’on rendît hautement justice au génie déployé par l’artiste; et il se produi
sit ce fait peut-être sans exemple, que tandis que les morceaux de Guillaume Tell se trouvaient sur tous les pianos et se chantaient dans tous les con
certs, au milieu des acclamations générales, au théâtre le succès était loin de répondre à la valeur du chef-d’œuvre. Il fallut enfin qu’un chanteur su
blime, que Duprez s’emparât du rôle d’Arnold pour forcer l’admiration des spectateurs et leur faire passer condamnation, en faveur des beautés rayonnantes de la musique, sur les trop grandes imperfections du livret.
C’est ici que se place un mystère, celui de l’interruption subite et complète de la carrière de Ros
sini à la suite de l apparition de Guillaume Tell.
On a beaucoup glosé à ce sujet, et tout s’est réduit à des conjectures, le maître étant toujours resté complètement impénétrable à cet égard, et n’ayant jamais consenti à donner, à qui que ce soit, les raisons du silence dont il ne voulut depuis lors se dé
partir à aucun prix. On a dit, d’une part, que la paresse l’avait emporté chez lui sur toute autre éonsidération. La paresse de Rossini ! la paresse d un artiste de génie qui, parvenu à l’âge de trenteseptans, avait écrit trente-cinq opéras, et qui, d ail
leurs, avait pris envers le gouvernement français des engagements formels ! cela fait sourire. On a dit, d’autre part, que Rossini s’était montré froissé des succès de Meyerbeer, et on lui a attribué ce mot aussi cruel qu’inepte, et absolument indigne de lui et de son caractère : « J’attends que les juifs aient fini leur sabbat ». Or, Rossini fut intimement lié avec Meyerbeer, qu’il avait connu en Italie, et
L immense renommée que Rossini avait conquise en Italie, l’espèce de souveraineté musicale qu’il exerçait, l’avaient fait appeler à Paris par l’admi
nistration des théâtres royaux. On lui avait confié
la direction du Théâtre-Italien, en même temps qu’on lui demandait quelques ouvrages nouveaux pour l’Opéra. Rossini étaittrès disposé à s’adresser directement au public français, mais, avant d’écrire un opéra expressément à son intention, il voulait en quelque sorte tâter ce public, et aussi se fami
liariser plus étroitement avec une langue dont il ne possédait pas encore toutes les finesses et tous
les secrets. C’est pour cela qu’il commença par transporter et adapter à la scène française, avec
les changements et les modifications qu il jugeait nécessaires, deux de ses meilleurs ouvrages ita
liens : Maometto, dont il fit le Siège de Corinthe, et Mosè in Egil/o, qui devint Moïse.
Notre Opéra ôtait alors, depuis une quinzaine d’années, dans une situation difficile et dont il semblait ne pas pouvoir sortir. La transformation opé
rée naguère par Gluck, dans notre drame ljriquo avait été une véritable révolution, et 1 apparition des chefs-d’œuvre de ce grand homme avait tué du coup tout l’ancien répertoire, en rendant désormais impossible la représentation des ouvrages qui le composaient. Depuis un demi-siècle Gluck régnait en maître sur la scène Irançaise; on n entendait plus qu Armide, Alceste, Orphée et les deux Iphigénie, auxquels se joignaient seulement 1 admira
ble Œdipe à Colone, de Sacchini, et un ou deux opéras de Piccini. Mais, si beaux qu’ils fussent,
ces chefs-d’œuvre étaient si connus, si usés, que le public était las de les entendre, et qu’il souhaitait ardemment la venue d’œuvres nouvelles, conçues dans une autre forme et d’un caractère plus nioderne. En un mot, le style de Gluck avait vieilli,
ces deux hommes illustres no cessèrent jamais de se donner des preuves et d’estime et d’affection. On a dit enfin que Rossini avait gardé rancune au public français du froid accueil fait par lui à Guil
laume Tell, et que c’est pour cela qu’il s’était re
fusé à écrire désormais. Pourquoi alors aimait-il tant la France, et pourquoi y est-il resté jusqu’à sa mort, en lui léguant des millions pour des œuvres de bienfaisance?
Eh bien, de toutes ces raisons je crois que pas une seule n’est la vraie, et je serais beaucoup plutôt porté à croire ce que me disait un jour quel
qu’un , qui avait eu connaissance de la correspon
dance échangée entre Rossini et le gouvernement de Louis-Philippe, au sujet des engagements contractés par le compositeur avec celui de la Restau
ration. La révolution de Juillet avait naturellement annulé ces engagements, et de nouvelles négocia
tions avaient dû être entamées entre l auteur de Guillaume Tell et les hommes de 1830. Malheureusement, d’après ce qu’on me rapportait, ces négo
ciations auraient été menées, de la part de ces der
niers, d une façon assez maladroite, pour ne pas dire inconvenante, et l’on m’affirmait que la cor
respondance échangée était tout à l’honneur de Rossini, pleine de dignité de sa part, et qu’elle donnait précisément la raison de son silence, provoqué par les mauvais procédés du ministère.
Et ce qui me donnerait lieu de ne pas douter de l’exactitude de ces renseignements, c’est le petit fait parfaitement inconnu que voici. En 1831, au moment oii il fut question de célébrer le premier anniversaire de la révolution de 1830, on songea à faire écrire par Casimir Delavigne, en l’honneur des victimes de Juillet, une hymne funèbre dont la mu
sique serait composée par Rossini. M. d’Argout,
ministre de l’intérieur, avisa le maître de ce qu’on réclamait de lui. Je ne sais en quels termes était conçue sa lettre, à laquelle, paraît-il, Rossini ne se
pressa pas de répondre; peut-être était-elle assez maladroite pour motiver cette abstention du com
positeur, et ce qui tendrait à le faire supposer, ce sont les termes parfaitement inconvenants de la seconde. En effet, M. d’Argout, furieux sans doute, adressait à Rossini, à la date du 7 juillet, une nou
velle lettre, écrite par son secrétaire (lequel n’était autre que Prosper Mérimée), et dont je me bornerai à extraire ces lignes :
...... Cette réponse m’étant indispensable, je vous prie, monsieur, de vouloir bien me faire con
naître positivement, sans délai, et par écrit, si vous voulez, ou si vous ne voulez pas, consacrer un talent qui a reçu en France un accueil aussi distin
gué, à composer la musique de Thymine funéraire destinée à célébrer la mémoire des Français qui sont morts pour leur patrie dans les journées de Juillet.... »
Conçoit-on un ministre, quel qu’il soit, se permettant d’écrire sur ce ton à un homme de la va
leur de Rossini, à un artiste qui était la gloire de son pays et l’honneur du monde civilisé? Je me dis
penserai de caractériser comme il conviendrait la conduite de M. d’Argout en cette circonstance;
mais si, en effet, tels furent les procédés employés par le gouvernement de juillet à L’égard de Rossini,
je dis que ce pourrait bien être là la cause de la retraite et de l’effacement du maître, et j’ajoute que
ces procédés ont peut-être privé la France et l’art de plusieurs chefs-d’œuvre.
Pour enrevenir àce Guillaume Tell, dont la beauté sublime et sereine reste aussi pure qu’aux jours de sa naissance, je ne crois pas utile de prendre sa défense contre les jeunes anarchistes de la musique qui voudraient détruire tout un passé de chefsd’œuvre au profit des jolies choses dont ils nous gratifient chaque jour. La musique étant un art d’évolution incessante, il est certain que Rossini, Meyerbeer, Halévy, Auber, sont destinés à disparaître un jour, comme ont disparu leurs devan
ciers. Mais ce jour ne me semble pas encore venu,
non plus que les chefs-d’œuvre appelés à remplacer les leurs. Cependant, nos jeunes gens se croient bien plus forts que ces colosses, et, comme je causais un jour avec l’un d’eux, lui donnant mon opi
nion — pas très favorable — sur le caractère bru
meux et effroyablement compliqué de certain chœur d’une composition qu’il venait de faire entendre, il s écria avec un dédain ingénu :
— On fie peut cependant pas refaire les chœurs de Guillaume Tell!
— Hélas! non, lui répondis-je; ce n’est pas donné à tout le monde.
Arthur Pougin.
retrouve, avec plus de puissance et de fermeté, le sentiment chevaleresque qui distinguait Tancredi, Ermione, qui se fait remarquer par la noblesse et la simplicité de la déclamation lyrique, la Donna ciel lago, d’où se dégage un accent romantique plein de couleur et de poésie, Maometto enfin, qui deviendra chez nous le Siège de Corinthe, où l am
pleur des formes et la chaleur d expression du sentiment patriotique produisent une impression parfois foudroyante.
L’imitation flagrante des formes rossiniennespar les artistes compatriotes du maître indiquait net
tement leur infériorité, en même temps qu’elle dé
montrait l influence absorbante do celui-ci. En France, où notre Théâtre-Italien, brillant alors par ses chanteurs d’un éclat superbe, avait fait connaître de bonne heure les œuvres les plus impor
tantes de Rossini, cette influence s’exerça aussi d une façon considérable, mais moins complète,
moins débilitante, et avec plus de discernement, nos musiciens tirant justement profit des progrès accomplis par l’auteur du Barbier et de Semiramide, mais prétendant bien ne pas faire, en sa fa
veur, abandon de leur personnalité. On reconnaît facilement la trace de cette influence dans certaines partitions de Boieldieu, dans la manière d’Auber, voire même jusque chez notre grand Herold, tem
pérament éclectique et puissant dont l originalité propre ne se dément pas un instant, tout en accep
tant jusqu’à un certain point le reflet de Weber d’une part, de l’autre celui de Rossini, qu’il avait pu étudier longuement dans sa patrie même. Mais nos musiciens avaient, pour se garer de la servi
lité en ce qui concerne celui-ci, ce sentiment inné de la vérité dramatique qui fait partie de notre génie national et qui ne leur permet pas de rien sacrifier à l’expression exacte de cette vérité. D’ail
leurs, les grands artistes dont je parle ici avaient une valeur personnelle qui les eût mis à l’abri de toute pensée d esclavage et de trop grande soumis
sion envers un maître quel qu’il fût. Néanmoins,
je le répète, l’influence du génie de Rossini fut grande sur nos artistes, et j’ajoute, quoique d’au
cuns en puissent penser, qu’elle fut heureuse et bienfaisante, précisément parce qu’elle ne pouvait aller chez eux jusqu’à l’annihilation et qu’elle se bornait à les faire profiter de procédés et de décou
vertes dont l’emploi, s alliant à leurs qualités et à leurs facultés naturelles, ne pouvait que féconder celles ci et agrandir le domaine de l’art.
comme tout vieillit en ce monde, et chacun sentait instinctivement le besoin d’une nouvelle évolution de la musique dramatique. Les deux œuvres maî
tresses de Spontini, la Vestale et Fernand Cortès, avaient fait croire un instant que ce grand artiste serait le novateur attendu ; mais Spontini s’était arrêté en chemin, et la chute de son Olympie avait enlevé tout espoir de ce côté. Les deux succès mé
rités des Bayaclères, de Catel, et de la Lampe merveilleuse, de Nicolo, ne pouvaient influer sur la marche de l’art, ces deux ouvrages n’émettant aucune prétention de ce côté, et les efforts impuis
sants des musiciens de l’ancienne école : Kreutzer, Persuis, Reicha, Garcia, voire même Méhul et Cherubini, ne faisaient que démontrer l’impérieuse nécessité d’une réforme.
Aussi est-ce avec une joie profonde que le public accueillit l’apparition du Siège de Corinthe en 1820, et de Moïse en 1827. Ces deux ouvrages lui apportaient une jouissance vraiment nouvelle, et la cou
leur, le mouvement, qui les animaient semblaient bien en faire les avant-coureurs de l’ère prête à s’ouvrir et que chacun appelait de tous ses vœux. Et pourtant, ce n’est pas Rossini lui-même qui devait donner le signal complet de l’évolution si im
portante qu’allait subir en France le grand drame lyrique. L’honneur en ôtait réservé à un composi
teur national, à Auber, qui excita de toutes parts un enthousiasme indescriptible en faisant repré
senter, le 29 février 1828, la Muette de Portici. La Muette est en effet le premier ouvrage conçu dans les idées de l’école moderne, avec les vastes pro
portions, la nouveauté de style, le grand sentiment dramatique et la variété de moyens qui sont ses qualités distinctives. La Muette était une révélation en ce sens que, du premier coup et sans hési
tation, l’auteur exauçait les désirs inconscients et satisfaisait les aspirations vagues du public. L’ampleur des développements, l’originalité et la re
cherche de l’harmonie, la richesse et la solidité de l’orchestre, la fraîcheur et la nouveauté du jet mélodique, la netteté et la précision du rythme,
enfin une expression dramatique, s’élevant souvent à une grande hauteur, telles sont les qualités qui caractérisent cette œuvre remarquable.
Enfin Rossini, après avoir donné à l’Opéra son aimable Comte Ory, transformation d’un petit ou
vrage italien de circonstance qu’il avait écrit pour le sacre de Charles X, il Viaggio a lieims, parut à ce théâtre avec son premier (et son seul, hélas!) opéra vraiment français, avec ce Guillaume Tell qui resplendit encore aujourd’hui de beautés si lu
mineuses, et qui caractérisait d’une façon définitive cette grande évolution du drame lyrique français, que Meyer béer avec Robert le Diable, les Huguenots
et le Prophète, Halévy avec la Juive, Charles VI et la Reine de Chypre, allaient affirmer avec tant d’éclat. Chose singulière! cette œuvre admirable ne produisit pas dès l’abord l impression qu on eût été en droit d’en attendre. La coupe fâcheuse et le peu d’intérêt d’un livret misérable lui portèrent le plus grand tort, bien qu’on rendît hautement justice au génie déployé par l’artiste; et il se produi
sit ce fait peut-être sans exemple, que tandis que les morceaux de Guillaume Tell se trouvaient sur tous les pianos et se chantaient dans tous les con
certs, au milieu des acclamations générales, au théâtre le succès était loin de répondre à la valeur du chef-d’œuvre. Il fallut enfin qu’un chanteur su
blime, que Duprez s’emparât du rôle d’Arnold pour forcer l’admiration des spectateurs et leur faire passer condamnation, en faveur des beautés rayonnantes de la musique, sur les trop grandes imperfections du livret.
C’est ici que se place un mystère, celui de l’interruption subite et complète de la carrière de Ros
sini à la suite de l apparition de Guillaume Tell.
On a beaucoup glosé à ce sujet, et tout s’est réduit à des conjectures, le maître étant toujours resté complètement impénétrable à cet égard, et n’ayant jamais consenti à donner, à qui que ce soit, les raisons du silence dont il ne voulut depuis lors se dé
partir à aucun prix. On a dit, d’une part, que la paresse l’avait emporté chez lui sur toute autre éonsidération. La paresse de Rossini ! la paresse d un artiste de génie qui, parvenu à l’âge de trenteseptans, avait écrit trente-cinq opéras, et qui, d ail
leurs, avait pris envers le gouvernement français des engagements formels ! cela fait sourire. On a dit, d’autre part, que Rossini s’était montré froissé des succès de Meyerbeer, et on lui a attribué ce mot aussi cruel qu’inepte, et absolument indigne de lui et de son caractère : « J’attends que les juifs aient fini leur sabbat ». Or, Rossini fut intimement lié avec Meyerbeer, qu’il avait connu en Italie, et
L immense renommée que Rossini avait conquise en Italie, l’espèce de souveraineté musicale qu’il exerçait, l’avaient fait appeler à Paris par l’admi
nistration des théâtres royaux. On lui avait confié
la direction du Théâtre-Italien, en même temps qu’on lui demandait quelques ouvrages nouveaux pour l’Opéra. Rossini étaittrès disposé à s’adresser directement au public français, mais, avant d’écrire un opéra expressément à son intention, il voulait en quelque sorte tâter ce public, et aussi se fami
liariser plus étroitement avec une langue dont il ne possédait pas encore toutes les finesses et tous
les secrets. C’est pour cela qu’il commença par transporter et adapter à la scène française, avec
les changements et les modifications qu il jugeait nécessaires, deux de ses meilleurs ouvrages ita
liens : Maometto, dont il fit le Siège de Corinthe, et Mosè in Egil/o, qui devint Moïse.
Notre Opéra ôtait alors, depuis une quinzaine d’années, dans une situation difficile et dont il semblait ne pas pouvoir sortir. La transformation opé
rée naguère par Gluck, dans notre drame ljriquo avait été une véritable révolution, et 1 apparition des chefs-d’œuvre de ce grand homme avait tué du coup tout l’ancien répertoire, en rendant désormais impossible la représentation des ouvrages qui le composaient. Depuis un demi-siècle Gluck régnait en maître sur la scène Irançaise; on n entendait plus qu Armide, Alceste, Orphée et les deux Iphigénie, auxquels se joignaient seulement 1 admira
ble Œdipe à Colone, de Sacchini, et un ou deux opéras de Piccini. Mais, si beaux qu’ils fussent,
ces chefs-d’œuvre étaient si connus, si usés, que le public était las de les entendre, et qu’il souhaitait ardemment la venue d’œuvres nouvelles, conçues dans une autre forme et d’un caractère plus nioderne. En un mot, le style de Gluck avait vieilli,
ces deux hommes illustres no cessèrent jamais de se donner des preuves et d’estime et d’affection. On a dit enfin que Rossini avait gardé rancune au public français du froid accueil fait par lui à Guil
laume Tell, et que c’est pour cela qu’il s’était re
fusé à écrire désormais. Pourquoi alors aimait-il tant la France, et pourquoi y est-il resté jusqu’à sa mort, en lui léguant des millions pour des œuvres de bienfaisance?
Eh bien, de toutes ces raisons je crois que pas une seule n’est la vraie, et je serais beaucoup plutôt porté à croire ce que me disait un jour quel
qu’un , qui avait eu connaissance de la correspon
dance échangée entre Rossini et le gouvernement de Louis-Philippe, au sujet des engagements contractés par le compositeur avec celui de la Restau
ration. La révolution de Juillet avait naturellement annulé ces engagements, et de nouvelles négocia
tions avaient dû être entamées entre l auteur de Guillaume Tell et les hommes de 1830. Malheureusement, d’après ce qu’on me rapportait, ces négo
ciations auraient été menées, de la part de ces der
niers, d une façon assez maladroite, pour ne pas dire inconvenante, et l’on m’affirmait que la cor
respondance échangée était tout à l’honneur de Rossini, pleine de dignité de sa part, et qu’elle donnait précisément la raison de son silence, provoqué par les mauvais procédés du ministère.
Et ce qui me donnerait lieu de ne pas douter de l’exactitude de ces renseignements, c’est le petit fait parfaitement inconnu que voici. En 1831, au moment oii il fut question de célébrer le premier anniversaire de la révolution de 1830, on songea à faire écrire par Casimir Delavigne, en l’honneur des victimes de Juillet, une hymne funèbre dont la mu
sique serait composée par Rossini. M. d’Argout,
ministre de l’intérieur, avisa le maître de ce qu’on réclamait de lui. Je ne sais en quels termes était conçue sa lettre, à laquelle, paraît-il, Rossini ne se
pressa pas de répondre; peut-être était-elle assez maladroite pour motiver cette abstention du com
positeur, et ce qui tendrait à le faire supposer, ce sont les termes parfaitement inconvenants de la seconde. En effet, M. d’Argout, furieux sans doute, adressait à Rossini, à la date du 7 juillet, une nou
velle lettre, écrite par son secrétaire (lequel n’était autre que Prosper Mérimée), et dont je me bornerai à extraire ces lignes :
...... Cette réponse m’étant indispensable, je vous prie, monsieur, de vouloir bien me faire con
naître positivement, sans délai, et par écrit, si vous voulez, ou si vous ne voulez pas, consacrer un talent qui a reçu en France un accueil aussi distin
gué, à composer la musique de Thymine funéraire destinée à célébrer la mémoire des Français qui sont morts pour leur patrie dans les journées de Juillet.... »
Conçoit-on un ministre, quel qu’il soit, se permettant d’écrire sur ce ton à un homme de la va
leur de Rossini, à un artiste qui était la gloire de son pays et l’honneur du monde civilisé? Je me dis
penserai de caractériser comme il conviendrait la conduite de M. d’Argout en cette circonstance;
mais si, en effet, tels furent les procédés employés par le gouvernement de juillet à L’égard de Rossini,
je dis que ce pourrait bien être là la cause de la retraite et de l’effacement du maître, et j’ajoute que
ces procédés ont peut-être privé la France et l’art de plusieurs chefs-d’œuvre.
Pour enrevenir àce Guillaume Tell, dont la beauté sublime et sereine reste aussi pure qu’aux jours de sa naissance, je ne crois pas utile de prendre sa défense contre les jeunes anarchistes de la musique qui voudraient détruire tout un passé de chefsd’œuvre au profit des jolies choses dont ils nous gratifient chaque jour. La musique étant un art d’évolution incessante, il est certain que Rossini, Meyerbeer, Halévy, Auber, sont destinés à disparaître un jour, comme ont disparu leurs devan
ciers. Mais ce jour ne me semble pas encore venu,
non plus que les chefs-d’œuvre appelés à remplacer les leurs. Cependant, nos jeunes gens se croient bien plus forts que ces colosses, et, comme je causais un jour avec l’un d’eux, lui donnant mon opi
nion — pas très favorable — sur le caractère bru
meux et effroyablement compliqué de certain chœur d’une composition qu’il venait de faire entendre, il s écria avec un dédain ingénu :
— On fie peut cependant pas refaire les chœurs de Guillaume Tell!
— Hélas! non, lui répondis-je; ce n’est pas donné à tout le monde.
Arthur Pougin.