Le Carnaval est passé. Passée aussi la crise ministérielle, qui n’a pas préoc
cupé, mais qui a étonné bien des gens. Est-elle finie pour recommencer? Nous ne chercherons pas à deviner l’avenir. C’est le secret des majorités. Mais ce qu’il faut no
ter, quoique nous ne fassions point de politique dans ces causeries, c’est l’espèce de regret qu’a causé le départ de M. Constans. Et combien cela prouve le peu d’efficacité des attaques de la presse. Voilà un homme qu’on vilipende chaque jour, et qu’une gazette populaire traite comme elle ne traiterait pas Anastay. Il tombe du pouvoir. Et l’opi
nion — cette opinion qu’on a cru ameuter contre lui — se dit :
— C’est dommage !
Pourquoi dommage? Parce qu’on avait confiance dans l’énergie de cet homme, et qu’on voit arriver sur le calendrier la date du 1er mai.
Dans deux mois, nous y serons à cette date fatidique dont M. Drumont vient, dans son Secret de Fourmies, de réveiller le sombre souvenir. Or, le public — ce Monsieur Tout-le-Monde, qui ne fait pas de politique de politicien, et qui ne demande qu’à paisiblement travailler et à jouir du prix de son travail — le bon public se disait :
— Il n y aura rien parce que Constans est là, et qu’on sait que Constans n’a pas peur !
Je suis certain, j’espère fermement, du moins, qu’il n’y aura rien, quoique Constans ne soit plus là. Mais je constate les réflexions de l’opinion, puisqu’aussi bien j’écris, dans ces pages cursives, l’histoire ou l’historiette de ce temps au jour le jour. Je ne prends pas parti, je prends des notes.
A Berlin, pendant ce temps, il y a plus qu’une crise ministérielle, et, s’il y a des juges là, il y a aussi des agents de police qui chargent l’émeute, et des émeutiersqui résistent aux agents. Si cela se passait à Paris, il y aurait des journaux à Berlin pour déclarer que les Parisiens sont incorrigibles et que la grande Babylone a besoin du fouet.
La Grande Babylone est pourtant bien calme. Elle a célébré le carnaval absolument comme si c eût été un temps de carême et elle n’a pas une forte pénitence à faire pour ses folies du mardigras. Elle a été sage comme une image. La seule véritable gaieté a consisté, en écoutant Fantasio,
à s’amuser du nom d’un des personnages de la pièce de Musset, Marinoni. Chaque fois que le nom de l’honorable M. Marinoni arrivait, la salle un peu morne s’éveillait et retrouvait de l’élan pour rire. Les Mussettistes enragés ont trouvé que les rieurs n’étaient que des sots, de purs Béotiens incapables de goûter la. prose délicieuse du poète des Nuits. Mais ni Musset ni sa prose n’étaient en question.
Allez donc essayer d’arrêter des gens qui s’ennuient et qui saisissent tout naturellement la moindre oc
casion de se désennuyer! Et l’on s’ennuyait ferme, même avecMusset dont l’esprit, dans Fantasio, ressemble à celui d’un commis-voyageur pour para
doxes, d’un pessimiste de province. Je l’adore, Musset, mais non quand il est maniéré et factice, quand il joue les Marivaux de sous-préfecture. Ajoutez que cette spirituelle et charmante Réjane,
la plus parisienne des comédiennes de Paris, s’était alourdie comme à plaisir dans son costume mas
culin. On comprend après cela que le nom seul de Marinoni soit un agrément et fasse plaisir à entendre. A la bonne heure ! On redevient de son temps. On se retrouve. Et le diable emporte ce bouffon de Fantasio !
Il faut reconnaître que la pièce qui a le plus ému le public, en ces temps derniers, c’est le drame de Cannes. Jusqu’à l’heure du procès, le mari, l’Amé
ricain, sera une sorte d’énigme, et la femme, Mme Deacon, excitera une véritable curiosité. D’a­
bord elle est fort belle. Non pas d une beauté de cour d assises, d’une de ces beautés d’actualité qui fait qu’on trouve du charme à une danseuse assez vulgaire, M 0 Gonzalès, et qu’on publie son portrait dans les journaux parce qu’elle a été mêlée à la vie d’un meurtrier; non, Mme Deacon est belle d’une beauté absolue, d’une beauté éclatante. On a défilé devant son portrait, dans l’atelier du peintre Wauters, comme on défilerait devant l’autel d’une déesse.
Je sais des gens qui ont dit :
Eh bien, elle valait qu’on bravât le revolver!
C’est de la bravoure facile. Peut-être le pauvre M. Abeille eût-il demandé à réfléchir. Quoi qu’il en soit, la société parisienne et la colonie américaine de Paris sont divisées en deux camps : les Deaconistes et les Anti-Deaconistes. On discute, on plaide pour ou contre. On fait mieux ! on fait des gageures.
— Il sera condamné ! — Il sera acquitté !
— Combien pariez-vous ?
Et tout naturellement les reporters s’en mêlent, ces reporters qui ont couru chez M. Anastay, le père, pour lui demander son sentiment sur la condamnation de son fils. Je dirais que c’est un comble si le reportage ne nous promettait encore des surcombles dans l’avenir.
Les reporters ont-ils interviewé les Caraïbes qui viennent d’arriver au jardin d’Acclimatation ? Pau
vres Caraïbes ! Ce sont là les descendants de la race puissante qui résista si longtemps aux con
quérants. Les derniers Caraïbes ! Ils s’en vont comme s’en va le vieux monde lui-même, comme les rois s’en vont, et après avoir été l’effroi des Eu
ropéens ils en sont la curiosité. On les regarde, on les interroge, on les touche, comme on a regardé,
interrogé, touché tour à tour tous ces êtres divers que M. Geoffroy Saint-Hilaire a fait défiler devant nous.
Vous rappelez-vous les Nubiens, les Somalis, les Fuégiens, les Esquimaux ? Le Parisien a pu faire ainsi, depuis quelques années, le tour du monde avec quelques courses de fiacre.
Les Caraïbes, qui pourraient avoir froid, sont logés dans un jardin d’hiver. Ils retrouvent, comme des plantes de serre, la température qui leur con
vient sous le verre qui les protège. Du moins n’ontils point pour Barnum un colonel américain, comme ces malheureux Indiens que nous vîmes, durant l’Exposition, dans le camp de Buffalo-Bill.
Il a fait des siennes, depuis ce temps-là, Buffalo Bill, et il a recruté quelques nouveaux sujets pour ses exhibitions. Veut-on savoir comment?
Je lis ce qui suitdans un livre d’un nouveau venu, M. Stéphane Jousselin, intitulé Yankees fin cle siècle:
« Si Buffalo Bill porte le plus grand chapeau du monde et est le plus grand colonel du monde, il en est aussi le plus grand farceur. En voilà un qui sait jouer habilement de la réclame ! Le digne colonel, chargé cette année de réprimer l’audace incroyable de quelques malheureux Indiens demandant seulement le droit de chasser dans leurs prairies et réclamant les bestiaux que le gouvernement de Wa
shington leur avait promis, part bravement avec cinq ou six mille hommes merveilleusement armés, il rejoint les Indiens, déjà à moitié dispersés par le général Milèsetparla mort de leur chef, le fameux Sitting-Bull, il fait prisonniers cinq ou six Dakatas, et il fait annoncer partout, dans tous les journaux,
à son détrompés, qu’il promènera en Amérique et en Europe les chefs terribles qu’il a vaincus ! »
Les Caraïbes ne dépendent pas du moins d’un Buffalo-Bill. Ils sont bien traités, bien nourris, choyés, et le public, comme toujours, ajoute ses
cadeaux aux appointements de l’administration. Ce mot à la sonorité terrible, caraïbes, donne l’idée d’ogres et d’anthopophages. Les visiteurs n’ont cependant rien à redouter de leurs longues dents.
Nous n’avons pas d’anthropophage, mais nous avons eu, le dimanche gras, un banquet d’hippophages, offert au propagateur de l’hippophagie.
J’ai mangé (lu chameau,
J’ai l’ventre comme un tonneau, Je verrai plus mon hameau!
chante le conscrit Dumanet dans cette Cocarde Tricolore que le public a trouvée un peu défraîchie.
Leshippophages n’ont pas mangé de chameau, mais ils ont dégusté du cheval à toutes sauces. On se serait cru en pleine période obsidionale. O repas chevalins des tristes jours du siège!
Les hippophages avaient choisi le carnaval pour cette manifestation culinaire. Voulaient-ils protes
ter contre l’exhibition, faite chez tous les bouchers de la capitale, des bœufs et des moutons primés au concours des animaux gras?
Paris a été fort lugubre sous ce rapport, pendant deux jours au moins. Il ressemblait à un vaste.étal de boucher. La veille les lauréats, lourds dégraissé, étaient exposés vivants à la curiosité des passants. Le lendemain les mêmes pauvres bêtes, dépecées, s’étalaient par fragments saignants ou roses aux crocs de ces mêmes boucheries. Et, détail à noter, tous les bouchers annonçaient les premiers prix!
De telle sorte que Paris a été gavé de prix d honneur !
Mais c’était sinistre, ce débordement de viande, ces tas de natures mortes enguirlandées de vert et éclairées crûment par le gaz ou la lumière élec
trique. Ce réalisme spécial a été le seul pittoresque — et quel pittoresque ! — du carnaval défunt.
Du moins, on a eu une fête. Une fête artistique. L’Opéra et Mme Alboui ont célébré le centenaire de Rossini. Il fait bon être né à l’étranger pour avoir en France son centenaire. Meyerbeer, Rossini, cela va tout seul.
Mais dès qu’on a parlé de célébrer le centenaire d’un Français, qui n’a pas sans doute le génie de cet Italien et de cet Allemand, mais qui est encore fort prisé hors de chez nous et qui, de plus, est de notre pays, lorsqu’on a murmuré le nom de Scribe, on a soulevé des clameurs. Haro surce bandit! Ah ! s’il était Anglais ou Russe, je ne dis pas !
Il n’est point Russe et Rossini est Italien. Vive Rossini! On a déterré ses os, on a célébré sa mé
moire. On a joué Guillaume Tell qui, paraît-il, ne fut pas si mal accueilli tout de même, autrefois, qu’on a bien voulu le dire. On a recherché toutes les vieilles anecdotes relatives au cygne de Pesaro.
Certains ont rappelé ses soirées fameuses oii les oreilles étaient charmées et l’estomac peu satis
fait. On y servait de l’excellente musique, mais rien que de l’eau sucrée. Une fois l’an seulement, le jour de la fête du maestro, lçs invités y avaient des demi-glaces.
Paresseux avec délices, comme Figaro, son Figaro, Rossini s’était retiré dans sa gloire ainsi qu’en un fromage. Un parmesan. Il regardait, du fond de sa retraite, la cohue des ambitions, l’arrivée des nouvelles gloires.
Un jour, un musicien de grand talent — je ne veux pas le nommer — lui apporte un morceau de sa composition.
— Je voudrais bien avoir votre avis, cher maître...
— Jouez, nous verrons.
Le musicien se met au piano, ses doigt courent sur les touches.
Rossini écoute, les mains croisées sur son ventre. — Eh bien, cher maître? demande le musicien anxieux.
— Retournez la partition, dit Rossini. — Que je la retourne ?
— Oui. Sens dessus dessous. L’autre obéit, stupéfait. — Jouez maintenant.
— Comment ! que je joue ? — Oui.
— A l’envers ! Ma partition à l’envers ! Ce n’est pas possible,
— Essayez toujours !
Le musicien essaie, en effet, croyant que Rossini est devenu fou. Il joue... Et tout à coup le maître, avec un sourire délicieusement cruel, de dire doucement :
— Eh bien, croyez-moi, cher ami, cela est bien meilleur de ce côté-là... bien meilleur...
Ce trait me fait penser à celui de M. Leconte de Lisle, le maître poète, à qui un versificateur de
mandait un avis sur le titre à donner à un nouveau recueil de vers...
— Quel est votre titre, mon ami?
— Un titre qui indique à la fois le caractère rural et le caractère parisien, citadin, de mes vers : Fleurs et Pavés !
— Ah ! oui, je comprends, fait Leconte de Lisle avec son beau sourire. Mais l’un de ces termes exclut l’autre. Pourquoi Fleurs et Pavés ? Cela a l’air affecté, cherché. Pourquoi pas Fleurs seule
ment ou Pavés ? Et voulez-vous mon avis ? Mettez tout simplement Pavés. C’est plus sincère.
Mais, pour en revenir à Rossini, je ne crois pas qu’on ait vu bien souvent un ténor de quatre-vingtcinq ans célébrer le centenaire du musicien auquel il doit son plus beau succès. Duprez, plus qu’octo
génaire, chantant chez l’Alboni la gloire de Rossini ! Duprez, le créateur de Guillaume Tell, Duprez, que les statuettes caricaturales de Dantan jeune nous
montrent ouvrant une bouche immense pour lancer le fameux :
D’Altorf les chemins sont ouverts ! Suivez-moi...
Ce célèbre suivez-moi! qui fit la gloire et la fortune du ténor !
— J’ai été plus ému qu’à mon début, disait le vieux ténor. lime semblait que Rossini m’écoutait
S’il a écouté, le maestro, il a applaudi.
Rastignac.
COURRIER DE PARIS