LE CLAIRON STŒCKER
On rencontre, très au loin, à des lieues et des lieues se chiffrant par milliers, dans les eaux jau
nâtres de la Chine, sur les grandes lames de l’Océan indien, et, plus près, vers les côtes d’Arabie ou en Méditerranée, de hauts vaisseaux battant, sur leur carène blanche, flamme de guerre et pavillons
français : transports d’Extrême-Orient. Ils sont cinq du grand type : Annamite, Schamrock, Bien- Hoa, Vin-Long et Mytho.
Au retour surtout, ils se hâtent fiévreusement vers nous et, couchés sur la vague bleuissante, appuyés d’une demi-voilure contre le roulis, ils font aux yeux, de loin, l’effet de grands oiseaux rasant la mer en une course folle ! C’est que sur les ponts se traînent des hommes hâves, corps trop maigres maintenant pour leurs larges capotes, re
gards obstinément fixés vers la patrie; c’est que dans l’hôpital gémissent, privés de la lumière du ciel, des malheureux exténués d’anémie; c’est que, tous les soirs ou à peu près, au moment de l’ins
pection du commandant et de la prière, s’étrangle un instant la forte voix de la machine, s’incurve le bateau sur l axe de la route, et d’un sabord s’é­
chappe, cousu en un linceuil, boulet aux pieds, ce qui fut hier un homme ! Un instant on peut suivre de l’œil la masse blafarde s’enfonçant lentement dans le vert infini. Mais bientôt elle disparaît tout à fait... et on se la figure debout, immobile dans les hautes algues des prairies sous-marines !
Lugubrement ainsi, jalonnant les bas-fonds de ces fantômales bornes, faisait son entrée en Mer Rouge par un féérique soir d’été le Bien-Hoa! Sur sa dunette, où s’accumulaient, à l’ombre des toiles, fauteuils et chaises longues, deux officiers vêtus de blanc, le bas des manches cerclé de trois galons d’or, rêvaient accoudés aux bastingages ! Ils consi
déraient Péri tu, ce rocher transformé en sentinelle par les Anglais tenant ainsi, de leur puissante main, le sud du long couloir comme ils en gardent le nord à Port-Saïd ! Plus loin, du côté de l’Orient,
Moka leur apparaissait dans la blancheur de ses maisons découpant sur la côte assombrie une écharpe éclatante ; dans l’élancement de ses mina
rets et rarrondissement de ses coupoles se raétallisant parmi les figuiers et les cactus, aux derniers rayons du soleil.
— Tiens, nous ralentissons, fit tout à coup le capitaine d’Esgarrays en se penchant vers l’arrière, où les dents de l’hélice ne broyaient plus les vagues... Encore un ce soir, décidément pas de chance!...
— Le fait est, répondit son ami Berg, qu’il n’est pas drôle le voyage : hier, aujourd’hui, demain peut-être!... Mais c’est de noir que nous devrions être peints... avec des larmes tout autour, comme un corbillard...
A ce moment survint le médecin en chef de l’hôpital; un grand, assez fort, avec toute sa barbe châtain-clair en broussaille.
— Eh bien, docteur, pour qui a été le tour? interrogea d’Esgarrays.
— Un pauvre diable de la Légion... un clairon, je crois.
— Demon régiment!... Savez-vous son nom? — Stacker... Vous le connaissiez?
S’il le connaissait, hélas! oui, le brave garçon!.. N avaient-ils par marché, peiné, souffert côte à côte durant deux ans, et surtout pendant les trois mois que dura cette longue expédition en plein pays Muong! Et d’Esgarrays raconta les dures fa
tigues, les nuits cruelles disputées aux moustiques sur les bords de la Rivière Noire, les journées d’in
fernale chaleur, pieds dans la vase, tête au soleil !... Sans trêve, sans fin, allait la petite troupe : un bataillon de Tonkinois et une compagnie de Légion
naires : sans trêve, sans fin, sur les flancs, devant, derrière, se mouvaient d’invisibles pirates dres
sant des embuscades, mettant à feu et à sang les villages amis!
En vain le commandant promettait les plus fortes sommes pour être mis sur la trace des rebelles, en vain menaçait-il !... Etranglés par la peur, les indi
gènes eussent préféré mille morts à la moindre délation... Tout fuyait, d’ailleurs, tout se sauvait à l’approche des Français qui cantonnaient tous les soirs en de véritables nécropoles !
Grande fut donc un jour la joie du chef de bataillon lorsque l’on aperçut une bande semblant vouloir faire tête. Sur la sombre masse d’un grand
village se détachaient de multicolores pavillons ; passaient et repassaient des guerriers affairés; aux alentours, dans les pagodes et les portes de
veille, le tam-tam jetait aux échos des rizières la cadence précipitée de ses roulements sourds et les paysans, suivis de leurs femmes emportant à pas rapides le plus précieux de leur pauvre fortune,
poussaient devant eux des buffles qui trottaient sur les digues avec de grands déhanchements et des
balancements bizarres de grosse tête au bout d’une mince encolure !
Le village était’ celui de Dong-Dien ; il s’appuyait à gauche à l’escarpé rivage d’un profond arroyo et s’étendait sur un front de huit cents mètres bastionné, en son extrême droite, d’une vaste pagode. Les murs blancs de l’édifice terminaient très clai
rement l’épaisse haie de bambous et de là, déjà, comme d’une citadelle, de petits canons et des fu
sils de remparts essayaient leurs projectiles sur nos patrouilles avancées.
Le mouvement offensif se dessina, assez facile d’abord aux grandes distances grâce à la supério
rité de nos armes. Mais, à mesure que s’avançaient nos groupes, le feu de l’ennemi bien abrité deve
nait de plus en plus précis et meurtrier. L’attaque
de la grande pagode, véritable clef de la position, se hérissait de difficultés : impossible d’escalader une première enceinte de deux mètres couronnée, en grimaçante rangée, de têtes jaunes aux hurle
ments féroces; impossible de tourner l ouvrage prolongé par une mare où des buffles nageaient ! Déj à parmi les légionnaires plusieurs étaient tombés en traçant la route aux Tonkinois, trois officiers avaient été atteints, l un d’eux grièvement, et les tirailleurs, blottis dans les crevasses, se dérobant derrière de maigres touffes de bambous, devenaient difficiles à pousser en avant !
Hissé sur un de ces monticules en terre sèche si fréquents dans la rizière et qui servent aux gardiens à surveiller de loin leurs animaux, le com
mandant suivait d’un œil anxieux les phases de l’action et constatait avec douleur que ses hommes arrivés maintenant à une centaine de mètres de l’objectif s’immobilisaient derrière l’abri d’une digue assez haute. Il entendait distinctement les
paroles des officiers exhortant leurs soldats, et la brise lui apportait aussi les clameurs des rebelles et les accents lugubres de leurs grands porte-voix !
A la manière des héros d’Homère ils remplissaient les intermèdes du combat d’objurgations et de menaces. Ils criaient à nos Tonkinois leur lâcheté et la félonie qu’il y avait à combattre leur pays et leur roi légitime Ham-Nghi ; ils leur représentaient les ombres courroucées de leurs ancêtres et la honte qui rejaillirait sur la tête de leurs fils, et leur pro
mettaient honneurs et récompenses s’ils voulaient se retourner contre les diables de l’Occident et les exterminer avec eux!
Auprès du commandant, sur son observatoire, se tenait le clairon des Légionnaires. C’était Stacker, un dur à cuire, à plusieurs brisques, vétéran du Tonkin, glorieux d avoir sonné la charge de Bang- Bô, un de ces sans-patrie qui s’attachent au dra
peau comme au clocher de leur village et ont, qui sait d’où il vient, de l héroïsme dans le sang! Son œil d’acier, très clair, suivait avec dépit les len
teurs de l’attaque et, dans la fièvre de son geste, dans la hautaine manière de se camper, dans le mordillement de sa moustache, perçaient de l’im
patience et du dédain. « Ça des hommes... ces tirailleurs tonkinois... allons donc!... »
Le chef de bataillon cependant sous le poids très lourd de la responsabilité devenait grave. Il voyait avec douleur tomber inutilement ses plus braves soldats et il pâlit lorsque s’abîma, frappé d’une
balle en plein front, le capitaine qui conduisait l’attaque de la grande Pagode! Cette mort jeta le trouble dans les rangs, et déjà un ébranlement se manifestait, des têtes se retournaient pour mesu
rer le terrain de la fuite, telle une digue prête à se rompre chancelle d’abord et fléchit sur sa base, pour s’effondrer ensuite d’un seul coup !
Très conscient de cette hésitation qu un hasard malheureux pouvait changer en déroute, avare de l’existence de ses hommes, sachant bien d’ailleurs qu’un peu de temps et de patience lui assureraient toujours la prise de Dong-Dien, le commandant, après une courte conférence avec le capitaine de la compagnie qu’il tenait sous sa main en réserve, se résolut à rompre le combat.
— Sonnez en retraite, ordonna-t-il à Stacker.
Le vieux brave, à ces mots, fronça le sourcil et resta immobile. Sa main pétrissait son clairon, sa figure maigre blêmissait!
— Mais sonnez donc, mille tonnerres!
Stacker, très calme, humecta légèrement son embouchure pour s’assurer qu’elle était bien adhé
rente à sa lèvre et donnerait au cuivre tout 1 éclat d’un suprême et retentissant appel; puis, s avan
çant d’un pas sur le bord du tertre, dans une pose inoubliable de grandeur et de fierté, de toute la force de ses poumons il claironna, comme à Bang- Bô, « la charge ! »
A cette vibrante et si gauloise sonnerie, instantanément reprise par toutes les fanfares des compagnies engagées, soutenue des hurrahs assourdis
sants de la Légion, la chaîne entière se dresse et, irrésistiblement entraînée par toute la réserve qui accourt pleine de vigueur et d’entrain, se précipite sur la Pagode !-... Les uns démolissent la porte à coups de hache, les autres s élancent en se faisant la courte échelle, quelques-uns sont tués, mais
bientôt les casques blancs émergent au-dessus du mur d’enceinte, les rebelles affolés s’enfuient de toutes parts, laissant entre nos mains canons, ca
davres, prisonniers, et le drapeau français flotte au-dessus des grands bambous !
Comme d’Esgarrays achevait son récit, 7 heures piquaient à la cloche du Bien-Hoa. La mer, devant les deux jeunes gens, avait de métalliques reflets de fonte en ébullition, le globe ardent du soleil ve
nait de s’y noyer, laissant encore à l’occident de floconneuses envolées de nuages roses et verts !... Un mince croissant de lune se dessinait en faucille à la crête d’un nuage épaissement noir qui dente
lait une partie du ciel avec un air de montagne baignant ses pieds dans l’onde !...
— Et Stacker, fit Berg, après un long silence, quelle récompense lui a-t-on donnée ?
— Tu viens de le voir, mille brasses d eau salée !...
La nuit ne tarda pas à descendre d’en haut, enveloppant toutes choses de sa profonde tristesse : la mer aux lames noires et lugubres, le bateau gé
missant sous l effort de sa puissante hélice, les hommes hâves, aux corps trop maigres pour leurs larges capotes, et les malheureux exténués d ané
mie, que la mort marquait déjà pour aller rejoindre Stacker, immobile dans les hautes algues des prairies sous-marines !...
Jean des Aulnes.
NOTES ET IMPRESSIONS
Dans l’àme rien ne meurt, mais tout peut s endormir il ne s agit parfois que de réveiller.
Maxime du Camp.
Les voyageurs à l imagination trop vive ont presque toujours la cruelle déception de trouver la réalité inférieure à leur rêve.
Jean Richepin.
Un homme d’action n attaque que s il est sûr de vaincre.
Le P. Didon. On est inquiet de ce qu on ne comprend pas.
Anatole France.
H semble aujourd’hui que les hommes tiennent plus à l’agrément de la vie qu’à la vie elle-même.
Jules Simon.
Il y a des femmes pieuses qui, ne voulant pas lire de mauvais.livres, cherchent dans les bons ce qu’il y a de. mauvais.
G. de Gayffier.
La France est peut-être le seul pays du monde où les gens entendent le moins parler de leurs devoirs.
Ernest Lavisse.
Affaibli, usé par ses excès, en proie aux maux qui en sont la suite, l homme accuse l’impuissance de la mé
decine, l’infirmité de la nature, la dégénérescence de la race : tout excepté lui-même.
Beaucoup de gens ont intérêt à croire que n exceller en rien est une condition pour être apte à tout.
G.-M. Valtour.