AURES HABENT...
Qui a dit : « La parole a été donnée à l homme pour déguiser sa pensée? » On l a tellement répété qu on n’en sait plus rien. Tulleyrand peut-être; mais il l avait certainement emprunté à quelqu’autre, car ce doit être vieux comme l’humanité. Il n’est pas de « mot » qui n ait existé de toute anti
quité ; ce qu on appelle l esprit consiste simplement à le mettre en place avec à-propos et dextérité, au besoin en le rajeunissant d un habit neuf. C est pourquoi l’esprit dans les mots n est rien : il n’y a que l’esprit dans les idées qui vaille — celui-ci est la sauce dont l’autre est le poisson.
Aussi, à force de rouler par le monde, de passer de bouche en bouche, d être appliqué à tort et à tra
vers, le meilleur mot finit par devenir banal. C est le cas de cette définition, à laquelle on pourrait peut-être en substituer une nouvelle, non moins
exacte : « La parole a été donnée à l homme pour ne pas faire comprendre sa pensée. »
Cela ne veut pas dire qu on ne sache point s expliquer, mais que les autres ne savent point vous comprendre. On ne comprend pas parce qu on n é
coute pas, et on n écoute pas d’abord parce qu on ne vous laisse jamais aller au bout de ce que vous avez à dire. C/est là qu’éclate la supériorité de la langue germanique, justement admirée des philo
logues et exécrée de ceux qui ne l apprennent pas pour leur plaisir. Le petit mot gros comme rien du tout qui détermine le sens de la phrase se trouvant rejeté tout à la fin, on ne peut pas interrompre comme chez nous, où dès le début on s imagine avoir compris. Aussi les Allemands discutent-ils toujours posément,même, assure-t-on, dans les as
semblées parlementaires, et cela doit être beau à voir. Nous autres, nous prenons feu comme des pétards avant de savoir ce que veut dire notre interlocuteur.
Encore cela ne serait rien. Une interruption, c’est un caillou dans le chemin : on bute dessus, on re
prend son pas, et cela n empêche point d arriver. Si l’on n’était interrompu, on semblerait conféren
cier, dont on aurait grande honte. Et puis ce serait vraiment dur pour les autres de rester une minute ou deux sans dire leur mot. Aussi n est-ce pas tant vous couper la parole, qui met obstacle à ce qu an comprenne, que vous couper la pensée, comme qui dirait vous interrompre moralement. En réalité, lorsque vous parlez on ramasse un mot au passage,
un seul, le dernier, et c’est sur la piste ouverte par ce mot qu’on s’emballe sans regarder devant ni der
rière. Vaines sont les précautions oratoires dont vous l avez préalablement entortillé, superflues les réserves par lesquelles vous vous appliquez posté
rieurement à l atténuer. Il a été dit, il est interprêté dans sa rigueur, à moins même qu il le soit tout à rebours, et essayer de faire saisir votre pensée sera comme savonner la figure d’un nègre.
Exemple : — « Assurément, je ne suis pas royaliste, au coniraire... Je trouve même que... et il est incontestable que... (ainsi de suite pendant un bon moment, du ton le plus ferme. Puis, timide
ment :) Toutefois, à y regarder de près et sans parti pris, il me semble injuste de nier qu’à côté de
tous ces défauts, les institutions monarchiques — dont d’ailleurs tout porte à croire qu’elles sont dé
finitivement abolies, et desquelles, en ce qui me
concerne, je n’ai aucun motif particulier de désirer la restauration — la monarchie donc présenterait peut-être cet unique avantage que... » Toile géné
ral : — «Alors vous êtes royaliste?... — Mais puisque je vous dis que... » Ne dites rien, ce serait vous épuiser en paroles oiseuses. C’est une chose entendue, vous voilà étiqueté monarchiste pour jus
qu’à la fin de vos jours. Heureusement que ce n’est pas déshonorant.
Cela, bien entendu, si vous avez parlé dans un milieu républicain. Mais le lendemain, vous trou
vant avec des conservateurs, vous avez dit : —-
« Certainement, je ne suis pas républicain, tant s en faut... Je penche même à croire que... et l expérience nous démontre que... (même jeu que pré
cédemment). Néanmoins, quand on y songe, et mal
gré tous les vices du régime actuel, bien qu il ne soit peut-être bien pas aussi solide que pourraient le faire supposer les apparences, et qu à mon point de vue personnel je sois loin d’en souhaiter le main
tien... je ne saurais m’empêcher de lui reconnaître ce seul mérite que... » Grand haro : — « Ah ! vous êtes républicain... » Peut-être même ira-t-on jusqu à « jacobin », ce qui devient désobligeant. Et en voilà aussi pour votre vie durant.
Et en musique, donc ! Causant avec un amateur atteint de wagnéromanie aigue, vous .entassez sur la tête du maître toutes les hyperboles que vous
suggère une juste admiration pour son génie. Ça dure plus ou moins longtemps. Puis une parole vous échappe, non pas même de blâme, mais de doute, la plus légère, la plus inofifensive des critiques sur huit mesures dans toute son œuvre. Aussitôt votre interlocuteur de s’écrier avec mépris :
— « Oui, oui, je sais, vous êtes gounodiste... ou même rossinien ». Et vous aurez beau faire régu
lièrement le pèlerinage de Bayreuth, et ne pas en manquer un de Lamoureux, et avoir la parti
tion de Tristan ou de Parsifal ouverte en perma
nence sur votre piano, rien n y fera — vous êtes ignominieusement attaché au pilori du « vieux jeu » et du « pont-neuf ».
Inversement, vous déclarez avec tous les ménagements du monde à un attardé du dilettantisme orléaniste que les beautés de Guillaume Tell et les
grâces du Barbier cle Séville ne vous aveuglent point sur le néant des gargouillades vocales et des zin
zin d orchestre de l’école italienne de ce temps —
ou bien encore vous insinuez discrètement devant un partisan du genre « éminemment national » que ce panachage de chanté souvent charmant avec du parlé généralement très niais vous semble dé
pourvu de logique et d’harmonie... Ah ! ils ont vite fait de vous jeter a la tête l épithète de wagnérien. Dans leur bouche, cela équivaut à une double injure : anti-patriote d’abord, ensuite pédant et faiseur d’embarras.
Est-ce de peinture qu il s’agit? Après avoir bien blagué Bouguereau, comme cela se doit quand on veut être dans le train artistique, vous consta
tez en passant qu’indéniablement son dessin est très pur —- on en réfère que vous ne comprenez pas Puvis de Chavanne. Avouez à des admirateurs du grand style académique que vous avez vu un pastel de Besnard vraiment remarquable, ils vous pro
clament contempteur de Raphaël. Impressionniste pour ceux-ci, ce qui veut dire aliéné inoffensif ou poseur, poncif pour ceux-là, c’est-à-dire épicier.
En matière de mœurs aussi, il suffit d un rien pour vous faire dire ce que vous ne dites pas. — « Certainement une femme qui... est très coupable. Le respect du foyer... la sainteté du lien conjugal... Et cependant il est des cas particuliers où si l’on considère que... » Chœur de personnes scandalisées : — « Dieu ! que vous êtes immoral !... » Et désormais toutes sortes de vilains bruits courront sur vous. Au rebours, si, généralement indulgent aux faibles
ses de la chétive humanité, vous vous avisez un jour de faire une réserve timide en faveur des droits de la vertu, ce sont d’ironiques : — « Je ne vous savais
pas des principes aussi austères », et on ira partout racontant que vous vous faites ermite.
Parle-t-on des gens ? — « Ixe ?... Un très vilain monsieur... pas de mœurs, pas d’honorabilité, pas de délicatesse... grossier, brutal, mal embouché...
un maroufle doublé d’un drôle... Pourtant on ne peut nier qu en cette affaire le bon droit soit de son côté... » Indignation générale et prolongée : — « Quoi ! vous défendez ce triste personnage ?... » Et il s’en faut de peu qu’on vous soupçonne d’être son complice.
— « Zède?... Un charmant et excellent garçon,
tout ce qu il y a de plus galant homme, plein d honneur et démérité, autant de cœur que d’esprit... Nonobstant quoi il paraît évident qu en la circons
tance il est tout à fait dans son tort... » Indignation à rebours, non moins prolongée et non moins gé
nérale: — « Comment! vous l attaquez?... un homme si parfait... » Tenez-vous pour heureux si on ne va pas lui raconter que vous en dites pis que pendre.
Après vous être époumonné à louer le talent d Un- Tel eu un genre quelconque, vous signalez un ridi
cule dont il est affligé, une gaffe qu il a commise, une impertinence qu il a faite — chaque fois que vous prononcerez son nom avec éloge, on s excla
mera : — « Mais nous croyions que vous ne pouviez pas le souffrir. »
Spécialement dédié aux femmes. Elles peuvent casser du sucre indéfiniment sur la tête du grand
Chose ou du petit Machin, et le plus cruellement du monde — leur échappe-t-il de constater qu’il est beau garçon, c est un fait acquis qu on a un béguin pour lui.
De ce qu’un jour vous vous êtes plaint d un enfant mal élevé, on déduit que vous n’aimez pas les enfants. Parce que vous gémissez du surmenage parisien, on vous attribue la passion de la vie des champs. Vous repoussez un chien crotté, donc vous détestez les bêtes. Vous avez fermé la fenêtre une fois que vous étiez enrhumé — c’est, que vous avez une santé délicate... On en pourrait dire comme cela jusqu’à demain.
Comme de juste, lorsque la personnalité de votre interlocuteur est en jeu, c’est bien autre chose en
core. Une femme qui plaide en divorce épanche ses griefs dans votre sein. Vous sympathisez abon
damment, vous vous exclamez sur l abomination des hommes en général et de celui-là en particu
lier, vous poussez de grands hélas! sur la partia
lité, voire l’incapacité des gens de justice en ces scabreux débats— vous en dites même un peu plus que vous n’en pensez, pour être agréable à la dame. C est parfait. Mais un point faible de la cause vous inquiète. Vous savez un peu de droit, vous redoutez
les chinoiseries de la jurisprudence et, hochant la tête d’un air désolé : — « L ennui, c’est que les juges pourront penser que... — Us auront tort. — Sans doute... Mais s’il se trouve des témoins pour leur dire que... — C est faux. — Assurément... Mais le tribunal peut être égaré par des apparences trompeuses et il est à craindre que... — (Aveu amer
tume] Fort bien... Je vois que vous ayez rencontré mon mari, et qu’il vous a mis de son côté... » Vous protesteriez trois jours et trois nuits sans repren
dre haleine que vous ne l en feriez pas démordre, et vous voilà avec une ennemie de plus.
Moralité. D abord se garder par-dessus toutes choses d’avoir, ou du moins de montrer ni modé
ration, ni équité, ni sens commun, ni rien de ce dont on nous enseigne qu’est faite la sagesse. Tout mettre dans un même plateau de la balance, vu que, si peu que vous mettiez dans l autre, on s asseoira dedans avec violence pour vous faire pencher du côté opposé à celui où vous voulez rester.
Ensuite, ne jamais prendre la peine de motiver un jugement, de disséquer un sentiment, de ciseler une opinion, attendu que personne ne se donnera celle de vous comprendre, si clairement et si abondamment que vous vous expliquiez.
Nota. — Tout ce qui précède s’applique aussi exactement aux choses écrites qu’aux choses par
lées : des développements les plus étudiés, les plus subtils, le lecteur ne retient qu un mot, isolé du reste, par conséquent détourné de la signification véritable qu’il a dans l’ensemble.
Post-Scriptum. — Oublier tout ceci après l avoir lu, sans quoi on ne soufflerait jamais mot.
Marie Anne de Bovet.