C est le Carême. \. actualité appartient aux prédications. Je dirais, si ce n’é
tait un peu bien familier, que Mgr d’Hulst, le Père Didon, le Père Mati
gnon, le Père Olivier, et même le Père Chapotin et le Père Hilarion, sont en vedette. On annonce aussi l’apparition d’un nouveau venu très éloquent, dit-on, et qui prêche à Sainte-Clotilde, le Père Estourneau. Le Père Didon, lui, prêche à la Madeleine, Mgr d’Hulstâ Notre-Dame, et leurs con
férences vont être hebdomadairement publiées, comme celles de M. Brunetière aux matinées de l’Odéon. On me pardonnera ces rapprochements profanes.
Mgr d Hulst est le contraire du Père Didon. Celui-ci, rond, gros, trapu, solide, ressemble à un moine militant ; Mgr d’Hulst, maigre, ascétique, coupant, évoque l’idée d’un prélat aux idées sévères. On a très souvent remarqué la ressemblance qu’a le Père Didon avec M. Coquelin. C’est un Coquelin en robe de bure. Il en a la voix superbe, le geste large ; il n’en a pas l’absorbante personnalité. Ce Sosie du célèbre dominicain vient de déclarer à un reporter de Bucarest qu’il a été persécuté en France et, qu’il a souffert mort et passion à la Comédie- Française, sans compter que le ministre ne lui a pas donné la croix, une croix que lui, Coquelin, avait refusé d’accepter de l’ami Gambetta. Ces dé
clamations ont ému le reporter de Bucarest, mais elles ont laissé froid le public parisien. C’est en
core le Père Didon qui intéresse le plus et qui passionne le plus ce public-là, public tout prêt à cou
rir aux nouveautés les plus contrastées que ce soit, l’exposition des dessins de Gyp à la Bodinière, le bal de l Ecole Polytechnique, les courses à Auteuil ou les sermons du Père Didon sur la Divinité de Jésus-Christ.
,Le vrai Jésus, celui du Père Didon. On avait pu dire autrefois de M. Renan qu’il nous avait présenté le Jésus clés salons. Le dominicain nous présente, lui, le Jésus de la Charité et de la Délivrance.
Il y aura du monde à la Madeleine pendant le Carême de 1892.
Ce Carême a commencé par un deuil que toute la haute société a profondément ressenti. C’est la mort de l amiral Jurien de la Gravière. L’amiral était un caractère, très ferme avec des apparences bienveillantes et douces. Une belle figure de marin.
Beaucoup de finesse et de bonté dans le sourire. En le voyant si simple, si familièrement bon
homme, se serait-on douté que cet homme avait pourtant tenu entre ses mains le sort de la France et, qui plus est, qu’il l’eût préservé de très grands malheurs si on eût suivi ses avis.
Il avait, avec les Mexicains, signé la convention de la Solédad qui mettait fin à la campagne avant même que la campagne fût sérieusement entamée et qui empêchait notre pays de se précipiter dans une aventure. Le pauvre amiral fut désavoué.
— L’empereur était pour moi, disait-il un soir, dans le salon de Mme de B... où nous causions ! Mais je n’avais pas le temps de m’expliquer avec lui. Les dépêches mettaient alors deux mois et demi à
arriver ! Quand je reçus la notification du désaveu de la convention que j’avais conclue, j’eus le pres
sentiment d’un désastre. Le général mexicain Zaragoza, à qui j eus affaire alors, me répondit : « Eh bien, c’est 1808 qui recommence! Nous allons porter le premier coup de pioche dans l’édifice impé
rial! » Et il s’appelait Zaragoza, ce général! 1808! Saragosse!
Supposez maintenant que le gouvernement de l’empereur eût contresigné la convention rédigée par l amiral Jurien et acceptée au nom de nos al
liés les Espagnols par le général Prim, plus de guerre avec le Mexique, plus d’expédition ruineuse en hommes et en argent, toutes nos troupes disponibles en 1866 au moment de la guerre entre l’Autriche et la Prusse; nos soldats pouvant être en
voyés au bord du Rhin au lieu d’être expédiés, à des milliers de lieues, dans les terres chaudes; Na
poléon III dictant ses volontés aux belligérants au lieu de s’évanouir hésitant et désolé dans sa bai
gnoire de Vichy!... Voilà ce qu’il avait fait, ce qu’il aurait pu faire, ce charmant homme qu’était l’amiral Jurien de la Gravière, et dont un trait de plume
changeait la face du monde si on ne l eût pas biffé brusquement.
Comprenez-vous cela? Plus d’expédition du Mexique, plus d’invasion de 1870, puisqu en 1866 la France, libre de tous ses mouvements, maîtresse de toutes ses armées, eût pu faire entendre sa voix souveraine!... L’amiral Jurien avait bien le droit d’être mélancolique en se rappelant les paroles du général Zaragoza et la façon dont on l’avait récompensé, lui, de ses patriotiques efforts en le désavouant.
L’amiral se vengea, du reste, comme se vengent lés hommes de cœur. Il fut le dernier, le plus fi
dèle à rester auprès de l’impératrice fugitive, à l’accompagner, à la protéger. L’empereur l avait fait son aide-de-camp. Il se fit, lui, l’écuyer et le guide de la souveraine quittant les Tuileries. Après quoi il demanda contre l’ennemi un commandement au gouvernement de la Défense, et reprit la mer. C était un courtisan d’une espèce rare, ce bon amiral, un courtisan du malheur.
Il a suivi, du reste, la mode posthume que semblent adopter certains esprits supérieurs. Il a exigé qu’on ne rendît pas les honneurs militaires à son cercueil, et qu’on ne prononçât aucun discours sur sa tombe. Cet amour du silence est une excel
lente leçon que ceux qui s’en vont donnent à ceux qui restent. Oh ! ce n’est pas le silence qu’adorent les survivants !
Etienne Arago était-il, lui aussi, partisan du silence? Je l’ignore. Ce que je sais, le voici :
— Quel dommage ! Cet homme de quatre-vingtdix ans, qui avait tant vu d’hommes et de choses, enpolitique et en littérature, qui devait savoir quan
tité de faits que nous ignorons, il avait écrit des Mémoires, six volumes, pas un de moins, que de
vait publier Hetzel et, peu à peu, volume à volume, chapitre à chapitre, page à page, il a tout détruit. Tout. Pourquoi ? Je n’en sais rien.
Le renseignement est vrai, paraît-il. Les Mémoires d’Etienne Arago ont été écrits et ils ont .été brûlés par l’auteur lui-même. C est le cas de répéter, avec mon ami : Pourquoi ?
Frère du grand François Arago et oncle d’Alfred Arago dont nous parlions naguère, Etienne Arago aimait à parodier, quand on lui demandait son âge, le vers fameux de Victor Hugo :
Ce siècle avait deux ans — a dit Victor Hugo, Et je le dis aussi, moi Etienne Arago.
Né en 1802, élevé par son frère aîné, littérateur, carbonaro, vaudevilliste, directeur de théâtre, homme d’action engagé dans le parti républicain, voilà Etienne Arago. C’est lui qu Eugène Delacroix apeint en chapeau haut de forme, le fusil à la main, sur cette célèbre Barricade de juillet 1830 qu on voit au Louvre.
Je lisais l’autre jour dans une notice nécrologique publiée sur lieu, que le titre de ses œuvres dramatiques n’apprendrait rien à la génération nouvelle. Etienne Arago a laissé tout au moins une pièce qui, jouée partout — et combien de fois ! — a tou
jours produit un effet considérable. Je gage que si l’on reprenait ces Mémoires du Diable, le théâtre qui en prendrait l’initiative y trouverait du profit.
Et notez qu’avec une comédie en cinq actes et en vers Etienne Arago avait attiré la foule au Théâtre- Français. On ne parla pourtant un moment que des Aristocraties.
Etienne Arago était plus fier, j en suis certain, d’avoir écrit ces Aristocraties que d’avoir été maire de Paris. Depuis 1871, il s’était retiré au Luxem
bourg, directeur du musée des artistes vivants, et jusqu’à la fin il aété l’amateur éclairé, au goût sûr, qu’en peinture il fut pendant toute son existence. N’avait-il pas vendu, il y a quelques années, sa ga
lerie, constituée lentement et où se rencontraient de véritables morceaux de choix?
Cèt amiral de quatre-vingts ans, ce littérateur de quatre-vingt-dix, ce sont des Français d’une autre race, solide, intrépide et gaie.
Etienne Arago disait souvent, avec une certaine fierté :
— J’ai pourtant collaboré avec Balzac! — En vérité?
— Parfaitement. Ses premiers romans, nous les avons écrits ensemble.
Le Balzacien M. de Louvenjoul doit avoir connu ce détail et raconté l’histoire de cette collabora
tion. Décidément mon ami a raison : quel dommage qu’Etienne Arago ait détruit ses Mémoires!
Tout naturellement les journaux ont vécu sur les anecdotés de cette longue existence si bien remplie. Ils ont cité les vers que je viens de citer. Mais je
n’ai eu nulle part ce renseignement donné sur la collaboration avec Balzac. Il serait piquant d’éta
blir la liste des œuvres de jeunesse d’Honoré de Balzac auxquelles Etienne Arago a pris part. —
Nous aurons traversé cette, semaine un nouvel hiver, un hiver ensoleillé avec un ciel bleu sur nos têtes èt des ruisseaux ourlés de glace a nos pieds, un hiver qui arrive en mars au lieu des giboulées, un hiver qui a fait ressortir toutes les fourrures, subitement, et qui.a allumé comme en pleine gelée les braseros à la réunion d’Auteuil, un hiver lu
mineux, sain, mais un hiver. Les pauvres gens avaient cependant le droit de se croire hors des atteintes de l’onglée. Et ce froid subit ne doit pas calmer leurs tristesses.
Pourvu que M. Edouard Drumont n aille pas faire courir le bruit que ce sontles Juifs qui ont refroidi l atmosphère pour ennuyer le pauvre monde ! Je li
sais, l autre jour, dans une revue militante, cette opinion de l’auteur du Secret de Fourmies :
« On peut dire que le grand anarchiste, l’anarchiste-type, l’anarchiste à sa trois-milliardième puissance, c est le baron de Rothschild! «
Le point de vue, on l’avouera, est tout à fait nouveau. Ce M. Drumont vous a des inventions qui ne sont qu’à lui! C est l’apôtre de la haine. Quelque jour il inaugurera un bateau-conférences antisémites comme M. Mac-Ail vient d’en amarrer un au quai des Tuileries. M. Mac-Ail du moins prê
che la paix en sa Mission populaire, qui lui coûte presque un demi-million par an. C’est un pasteur de l église anglicane qui multiplie partout où il n’y a pas de salles disponibles, il a fait construire ce bateau-conférences qui suit les fleuves et les rivières en transportant la bonne parole comme il transporterait des légumes et du poisson.
Et ne le confondez pas, ce révérend Mac-Ail, avec les prédicants bizarres et les fillettes falotes qui composent l’Armée du Salut. C est un homme aima
ble et sa Mission populaire a depuis vingt ans rendu bien des services. Seulement, c’est un origi
nal. Le bateau-conférences en fait foi. Ce pauvre Maupassant montait autrefois sur son yacht pour pouvoir y trouver la solitude et le silence, fuir le monde, rêver entre le ciel et la mer. M. Mac-Ail monte sur son bateau pour y loger la foule et y prêcher la bonne parole. C’est un député comme un autre, meilleur qu’un autre.
Député ! Il l est devenu, ce Mgr d’Hulst dont je parlais comme prédicateur il n’y a qu’un moment. Evêque, il succède à un évêque. Les gars à longs cheveux du Finistère ont donné le sévère prélat pour successeur à Mgr Freppel qui, lui, savait sou
rire. Le pape Léon XIII ne sera peut-être pas très satisfait de cette élection. Il est plus liant et plus moderne, le pape. Au Vatican on le trouve même un peu bien libéral, absolument comme aux Tui
leries, en 1816, les gentilshommes trouvaient Louis XVIII un peu voltairien. Sait-on comment ils l’appelaient, Louis XVIII, ces gentilshommes?...
Le vieux Jacobin. On doit avoir trouvé un surnom analogue pour Sa Sainteté, au Vatican. Léon XIII
apporte dans son apostolat le modernisme, si je puis dire, une ardeur tout à fait singulière. Le peintre Tnéobald Chartran, qui naguère a fait son portrait, était frappé de la vaillance avec laquelle le pape s’exprimait en souhaitant que le jeune clergé comprît son devoir. Léon XIII frappait de ses maigres mains les bras de son fauteuil et répétait avec une sorte de colère prophétique :
— Cela sera! Cela sera ! C’est le salut!
Et puis, il adore la France! Il demandait des nouvelles d’Edouard Détaillé, le peintre des petits soldats, comme un de ses prédécesseurs, Gré
goire XVI, demandait des nouvelles de Paolo di Kocko. Détaillé ! Uu membre de l Institut dans quelques jours — à moins que ce ne soit ce brave et hardi maître coloriste, Carolus Duran...... Le peintre de la femme et celui de l’armée en pré
sence, avec un autre peintre, Luc-Olivier Merson, le peintre du rêve, l’évocateur du Moyen-Age, des lé
gendes pieuses, des visions nimbées d or! Lequel d’entre eux succédera à Ch.-L. Muller, l auteur de l Appel des condamnés sous la Terreur? Que ce soit l’un, que ce soit l’autre, bien certainement Carolus Duran, Détaillé et Olivier Merson, l’un après l autre, endosseront l’habit vert.
Les membres de l’Institut ont des mots terribles pour consoler, en pareil cas, ceux des candidats qui ne sont pas élus :
— Ne vous chagrinez pas, mon pauvre ami, prenez patience! Oui, patience. Nous avons déjà deux collègues qui donnent des espérances !
Rastignac.
COURRIER DE PARIS
tait un peu bien familier, que Mgr d’Hulst, le Père Didon, le Père Mati
gnon, le Père Olivier, et même le Père Chapotin et le Père Hilarion, sont en vedette. On annonce aussi l’apparition d’un nouveau venu très éloquent, dit-on, et qui prêche à Sainte-Clotilde, le Père Estourneau. Le Père Didon, lui, prêche à la Madeleine, Mgr d’Hulstâ Notre-Dame, et leurs con
férences vont être hebdomadairement publiées, comme celles de M. Brunetière aux matinées de l’Odéon. On me pardonnera ces rapprochements profanes.
Mgr d Hulst est le contraire du Père Didon. Celui-ci, rond, gros, trapu, solide, ressemble à un moine militant ; Mgr d’Hulst, maigre, ascétique, coupant, évoque l’idée d’un prélat aux idées sévères. On a très souvent remarqué la ressemblance qu’a le Père Didon avec M. Coquelin. C’est un Coquelin en robe de bure. Il en a la voix superbe, le geste large ; il n’en a pas l’absorbante personnalité. Ce Sosie du célèbre dominicain vient de déclarer à un reporter de Bucarest qu’il a été persécuté en France et, qu’il a souffert mort et passion à la Comédie- Française, sans compter que le ministre ne lui a pas donné la croix, une croix que lui, Coquelin, avait refusé d’accepter de l’ami Gambetta. Ces dé
clamations ont ému le reporter de Bucarest, mais elles ont laissé froid le public parisien. C’est en
core le Père Didon qui intéresse le plus et qui passionne le plus ce public-là, public tout prêt à cou
rir aux nouveautés les plus contrastées que ce soit, l’exposition des dessins de Gyp à la Bodinière, le bal de l Ecole Polytechnique, les courses à Auteuil ou les sermons du Père Didon sur la Divinité de Jésus-Christ.
,Le vrai Jésus, celui du Père Didon. On avait pu dire autrefois de M. Renan qu’il nous avait présenté le Jésus clés salons. Le dominicain nous présente, lui, le Jésus de la Charité et de la Délivrance.
Il y aura du monde à la Madeleine pendant le Carême de 1892.
Ce Carême a commencé par un deuil que toute la haute société a profondément ressenti. C’est la mort de l amiral Jurien de la Gravière. L’amiral était un caractère, très ferme avec des apparences bienveillantes et douces. Une belle figure de marin.
Beaucoup de finesse et de bonté dans le sourire. En le voyant si simple, si familièrement bon
homme, se serait-on douté que cet homme avait pourtant tenu entre ses mains le sort de la France et, qui plus est, qu’il l’eût préservé de très grands malheurs si on eût suivi ses avis.
Il avait, avec les Mexicains, signé la convention de la Solédad qui mettait fin à la campagne avant même que la campagne fût sérieusement entamée et qui empêchait notre pays de se précipiter dans une aventure. Le pauvre amiral fut désavoué.
— L’empereur était pour moi, disait-il un soir, dans le salon de Mme de B... où nous causions ! Mais je n’avais pas le temps de m’expliquer avec lui. Les dépêches mettaient alors deux mois et demi à
arriver ! Quand je reçus la notification du désaveu de la convention que j’avais conclue, j’eus le pres
sentiment d’un désastre. Le général mexicain Zaragoza, à qui j eus affaire alors, me répondit : « Eh bien, c’est 1808 qui recommence! Nous allons porter le premier coup de pioche dans l’édifice impé
rial! » Et il s’appelait Zaragoza, ce général! 1808! Saragosse!
Supposez maintenant que le gouvernement de l’empereur eût contresigné la convention rédigée par l amiral Jurien et acceptée au nom de nos al
liés les Espagnols par le général Prim, plus de guerre avec le Mexique, plus d’expédition ruineuse en hommes et en argent, toutes nos troupes disponibles en 1866 au moment de la guerre entre l’Autriche et la Prusse; nos soldats pouvant être en
voyés au bord du Rhin au lieu d’être expédiés, à des milliers de lieues, dans les terres chaudes; Na
poléon III dictant ses volontés aux belligérants au lieu de s’évanouir hésitant et désolé dans sa bai
gnoire de Vichy!... Voilà ce qu’il avait fait, ce qu’il aurait pu faire, ce charmant homme qu’était l’amiral Jurien de la Gravière, et dont un trait de plume
changeait la face du monde si on ne l eût pas biffé brusquement.
Comprenez-vous cela? Plus d’expédition du Mexique, plus d’invasion de 1870, puisqu en 1866 la France, libre de tous ses mouvements, maîtresse de toutes ses armées, eût pu faire entendre sa voix souveraine!... L’amiral Jurien avait bien le droit d’être mélancolique en se rappelant les paroles du général Zaragoza et la façon dont on l’avait récompensé, lui, de ses patriotiques efforts en le désavouant.
L’amiral se vengea, du reste, comme se vengent lés hommes de cœur. Il fut le dernier, le plus fi
dèle à rester auprès de l’impératrice fugitive, à l’accompagner, à la protéger. L’empereur l avait fait son aide-de-camp. Il se fit, lui, l’écuyer et le guide de la souveraine quittant les Tuileries. Après quoi il demanda contre l’ennemi un commandement au gouvernement de la Défense, et reprit la mer. C était un courtisan d’une espèce rare, ce bon amiral, un courtisan du malheur.
Il a suivi, du reste, la mode posthume que semblent adopter certains esprits supérieurs. Il a exigé qu’on ne rendît pas les honneurs militaires à son cercueil, et qu’on ne prononçât aucun discours sur sa tombe. Cet amour du silence est une excel
lente leçon que ceux qui s’en vont donnent à ceux qui restent. Oh ! ce n’est pas le silence qu’adorent les survivants !
Etienne Arago était-il, lui aussi, partisan du silence? Je l’ignore. Ce que je sais, le voici :
Un de ses amis nous disait hier :
— Quel dommage ! Cet homme de quatre-vingtdix ans, qui avait tant vu d’hommes et de choses, enpolitique et en littérature, qui devait savoir quan
tité de faits que nous ignorons, il avait écrit des Mémoires, six volumes, pas un de moins, que de
vait publier Hetzel et, peu à peu, volume à volume, chapitre à chapitre, page à page, il a tout détruit. Tout. Pourquoi ? Je n’en sais rien.
Le renseignement est vrai, paraît-il. Les Mémoires d’Etienne Arago ont été écrits et ils ont .été brûlés par l’auteur lui-même. C est le cas de répéter, avec mon ami : Pourquoi ?
Frère du grand François Arago et oncle d’Alfred Arago dont nous parlions naguère, Etienne Arago aimait à parodier, quand on lui demandait son âge, le vers fameux de Victor Hugo :
Ce siècle avait deux ans — a dit Victor Hugo, Et je le dis aussi, moi Etienne Arago.
Né en 1802, élevé par son frère aîné, littérateur, carbonaro, vaudevilliste, directeur de théâtre, homme d’action engagé dans le parti républicain, voilà Etienne Arago. C’est lui qu Eugène Delacroix apeint en chapeau haut de forme, le fusil à la main, sur cette célèbre Barricade de juillet 1830 qu on voit au Louvre.
Je lisais l’autre jour dans une notice nécrologique publiée sur lieu, que le titre de ses œuvres dramatiques n’apprendrait rien à la génération nouvelle. Etienne Arago a laissé tout au moins une pièce qui, jouée partout — et combien de fois ! — a tou
jours produit un effet considérable. Je gage que si l’on reprenait ces Mémoires du Diable, le théâtre qui en prendrait l’initiative y trouverait du profit.
Et notez qu’avec une comédie en cinq actes et en vers Etienne Arago avait attiré la foule au Théâtre- Français. On ne parla pourtant un moment que des Aristocraties.
Etienne Arago était plus fier, j en suis certain, d’avoir écrit ces Aristocraties que d’avoir été maire de Paris. Depuis 1871, il s’était retiré au Luxem
bourg, directeur du musée des artistes vivants, et jusqu’à la fin il aété l’amateur éclairé, au goût sûr, qu’en peinture il fut pendant toute son existence. N’avait-il pas vendu, il y a quelques années, sa ga
lerie, constituée lentement et où se rencontraient de véritables morceaux de choix?
Cèt amiral de quatre-vingts ans, ce littérateur de quatre-vingt-dix, ce sont des Français d’une autre race, solide, intrépide et gaie.
Etienne Arago disait souvent, avec une certaine fierté :
— J’ai pourtant collaboré avec Balzac! — En vérité?
— Parfaitement. Ses premiers romans, nous les avons écrits ensemble.
Le Balzacien M. de Louvenjoul doit avoir connu ce détail et raconté l’histoire de cette collabora
tion. Décidément mon ami a raison : quel dommage qu’Etienne Arago ait détruit ses Mémoires!
Tout naturellement les journaux ont vécu sur les anecdotés de cette longue existence si bien remplie. Ils ont cité les vers que je viens de citer. Mais je
n’ai eu nulle part ce renseignement donné sur la collaboration avec Balzac. Il serait piquant d’éta
blir la liste des œuvres de jeunesse d’Honoré de Balzac auxquelles Etienne Arago a pris part. —
Nous aurons traversé cette, semaine un nouvel hiver, un hiver ensoleillé avec un ciel bleu sur nos têtes èt des ruisseaux ourlés de glace a nos pieds, un hiver qui arrive en mars au lieu des giboulées, un hiver qui a fait ressortir toutes les fourrures, subitement, et qui.a allumé comme en pleine gelée les braseros à la réunion d’Auteuil, un hiver lu
mineux, sain, mais un hiver. Les pauvres gens avaient cependant le droit de se croire hors des atteintes de l’onglée. Et ce froid subit ne doit pas calmer leurs tristesses.
Pourvu que M. Edouard Drumont n aille pas faire courir le bruit que ce sontles Juifs qui ont refroidi l atmosphère pour ennuyer le pauvre monde ! Je li
sais, l autre jour, dans une revue militante, cette opinion de l’auteur du Secret de Fourmies :
« On peut dire que le grand anarchiste, l’anarchiste-type, l’anarchiste à sa trois-milliardième puissance, c est le baron de Rothschild! «
Le point de vue, on l’avouera, est tout à fait nouveau. Ce M. Drumont vous a des inventions qui ne sont qu’à lui! C est l’apôtre de la haine. Quelque jour il inaugurera un bateau-conférences antisémites comme M. Mac-Ail vient d’en amarrer un au quai des Tuileries. M. Mac-Ail du moins prê
che la paix en sa Mission populaire, qui lui coûte presque un demi-million par an. C’est un pasteur de l église anglicane qui multiplie partout où il n’y a pas de salles disponibles, il a fait construire ce bateau-conférences qui suit les fleuves et les rivières en transportant la bonne parole comme il transporterait des légumes et du poisson.
Et ne le confondez pas, ce révérend Mac-Ail, avec les prédicants bizarres et les fillettes falotes qui composent l’Armée du Salut. C est un homme aima
ble et sa Mission populaire a depuis vingt ans rendu bien des services. Seulement, c’est un origi
nal. Le bateau-conférences en fait foi. Ce pauvre Maupassant montait autrefois sur son yacht pour pouvoir y trouver la solitude et le silence, fuir le monde, rêver entre le ciel et la mer. M. Mac-Ail monte sur son bateau pour y loger la foule et y prêcher la bonne parole. C’est un député comme un autre, meilleur qu’un autre.
Député ! Il l est devenu, ce Mgr d’Hulst dont je parlais comme prédicateur il n’y a qu’un moment. Evêque, il succède à un évêque. Les gars à longs cheveux du Finistère ont donné le sévère prélat pour successeur à Mgr Freppel qui, lui, savait sou
rire. Le pape Léon XIII ne sera peut-être pas très satisfait de cette élection. Il est plus liant et plus moderne, le pape. Au Vatican on le trouve même un peu bien libéral, absolument comme aux Tui
leries, en 1816, les gentilshommes trouvaient Louis XVIII un peu voltairien. Sait-on comment ils l’appelaient, Louis XVIII, ces gentilshommes?...
Le vieux Jacobin. On doit avoir trouvé un surnom analogue pour Sa Sainteté, au Vatican. Léon XIII
apporte dans son apostolat le modernisme, si je puis dire, une ardeur tout à fait singulière. Le peintre Tnéobald Chartran, qui naguère a fait son portrait, était frappé de la vaillance avec laquelle le pape s’exprimait en souhaitant que le jeune clergé comprît son devoir. Léon XIII frappait de ses maigres mains les bras de son fauteuil et répétait avec une sorte de colère prophétique :
— Cela sera! Cela sera ! C’est le salut!
Et puis, il adore la France! Il demandait des nouvelles d’Edouard Détaillé, le peintre des petits soldats, comme un de ses prédécesseurs, Gré
goire XVI, demandait des nouvelles de Paolo di Kocko. Détaillé ! Uu membre de l Institut dans quelques jours — à moins que ce ne soit ce brave et hardi maître coloriste, Carolus Duran...... Le peintre de la femme et celui de l’armée en pré
sence, avec un autre peintre, Luc-Olivier Merson, le peintre du rêve, l’évocateur du Moyen-Age, des lé
gendes pieuses, des visions nimbées d or! Lequel d’entre eux succédera à Ch.-L. Muller, l auteur de l Appel des condamnés sous la Terreur? Que ce soit l’un, que ce soit l’autre, bien certainement Carolus Duran, Détaillé et Olivier Merson, l’un après l autre, endosseront l’habit vert.
Les membres de l’Institut ont des mots terribles pour consoler, en pareil cas, ceux des candidats qui ne sont pas élus :
— Ne vous chagrinez pas, mon pauvre ami, prenez patience! Oui, patience. Nous avons déjà deux collègues qui donnent des espérances !
Rastignac.
COURRIER DE PARIS