LES ROMANS A CLEF


Il paraît que le dernier roman d’Alphonse Daudet, Rose et Ninette, n’est que la mise en œuvre d’une histoire véritable. Un de nos confrères, qu’il vaut peut-être mieux ne pas nommer, bien qu’il soit mort depuis quelques années, s’est trouvé dans la position singulière où Daudet a placé son Régis de Fagan. Il avait divorcé, et, encore qu’il n’y eût aucun tort sérieux d un côté ni de l’autre, dans l’intérêt de ses deux filles, il avait laissé prononcer le divorce contre lui. Mais il avait, par un accord secret avec sa femme, stipulé qu’elle ne quitterait point Paris et lui laisserait voir de temps en temps ses filles, qu’il adorait.
Elle s’était remariée, et comme son nouvel époux avait soit une place, soit des intérêts dans un pays lointain, elle l’y avait naturellement suivi, emme
nant ses filles, conti’e la parole autrefois donnée.
Le père, qui languissait de les voir (c’est une jolie expression du Midi), n’avait pu y tenir; il avait pris le paquebot, et il avait débarqué dans la ville où il comptait les embrasser. Il avait été froide
ment reçu, avait senti tomber dans une dernière entrevue ses dernières illusions; étant revenu à Paris, où il avait en vain cherché à reprendre le cours de ses occupations, il n’y avait plus trouvé aucun goût, et il s’était jour à jour éteint d’ennui et de chagrin.
Vous voyez que c’est le roman de Daudet, ou à peu près.
On causait précisément chez moi, l’autre jour, de cet emprunt fait par Daudet à la réalité, et l’on se demandait si un romancier a le droit de transporter ainsi dans le livre des faits vrais et des person
nages vivants. Notre confrère, il est vrai, n’est plus là pour se plaindre; mais ses filles vivent en
core et seront-elles bien aises de se reconnaître dans cette prétendue fiction? Leurs amis ne souffri
ront-ilspas de les voir ainsi peintes? le portrait n est pas trop à leur avantage.
On discuta beaucoup sans parvenir à s’entendre, ainsi qu’il arrive toujours. Je ne sais pas à vraiment parler si les romanciers ont le droit de dé
couper dans la réalité une tranche de faits et de la transporter avec les personnages qui s’y meuvent, dans un de leurs livres ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils l’ont toujours fait, c’est qu’ils le feront tou
jours, par l’excellente raison qu’il n’y a guère moyen de faire autrement.
Que voulez-vous qu’on peigne dans un roman? la vie humaine, j’imagine. Eh bien ! on la prend où elle est, dans la réalité; on ne peut pourtant la prendre ailleurs. Le romancier est, par la fatalité même de son métier, amené à mettre en scène les gens avec qui il a vécu, ceux qu’il a approchés le plus près, qu’il connaît le plus à fond.
— Eh quoi ! s’écrie-t-on, ses amis... il livre ses amis au public avec leurs défauts, avec leurs verrues et leurs tics.
Vous rappelez-vous le grand seigneur du dixhuitième siècle, à qui l’on reproche son goût pour les procès : vous en avez, lui disait un ami, avec votre mère, avec votre frère, avec vos sœurs ! Oh est-il possible!...
— Eh! avec qui diable voulez-vous que j’en aie? répondait-il; avec le Grand Turc? j’ai des procès avec les miens, parce que c’est avec le miens que j’ai des intérêts à débattre.
Le romancier regarde autour de lui ; il a des yeux faits pour voir et dans tous les mondes où il passe il emmagasine des souvenirs et des images.
Vous savez la façon de travailler de Daudet; c’est celle des peintres. Il a toujours dans sa poche un
carnet et un crayon, et à chaque instant il note au vol un petit fait caractéristique, un mot curieux,
un détail de physionomie; ce sont des matériaux qu’il amasse et dont il fera usage quand le moment en sera venu.
C’est aussi la façon de travailler de Zola; je crois que Zola se fie davantage à sa mémoire et qu’il tient moins de compte des menues circonstances; il voit plus large, mais lui aussi il puise dans la réalité. Vous souvenez-vous du bruit que firent certaines épisodes de son dernier roman l Argent? On y avait reconnu ou cru reconnaître un certain nombre de personnalités célèbres de la finance. On avait donné des clés.
Zola s’indignait, et non sans quelque raison. — Oui, sans doute, a-t-il dit à chaque fois qu’on l’a accusé de ces trahisons, oui, j’ai puisé au réservoir commun qui est la vérité; mais je n’ai pas copié les
personnages, que j!ai vus, je les ai idéalisés; j’en ai fait des types; j’ai eu soin de transporter les faits vrais dans d’autres milieux ; je les ai dépaysés ; que peut-on me reprocher ?
Tout cela est affaire de mesure et de tact. Il est certain qu’un romancier serait condamnable s’il transportait toute vive dans le livre une histoire ré
cente, avec les personnages vrais minutieusement décrits et criants de ressemblance, et s’il la lais
sait dans le pays où elle s’est déroulée. Il aurait tort, même si l’histoire était à l’honneur de ceux gui y figurent, car ils y figureraient sans leur assentiment ; à plus forte raison, si elle est désobligeante, ce qui arrive le plus souvent.
Le roman tiendrait alors du pamphlet.
C’est pour cette raison que nous n’avons pu, malgré notre goût de la liberté, approuver Daudet,
lorsqu il a, dans un de ses derniers romans, mis en scène quelques-unes des plus éclatantes personna
lités de l’Académie, dont leportrait était si exact et si poussé, qu’il n’y avait pas moyen de ne pas les reconnaître.
Au reste, c’est le châtiment de l’écrivain, quand il peint les gens avec cette minutie(et ce souci de la vérité photographique, que ses portraits, qui frap
pent les contemporains par leur ressemblance, et contentent leur malignité, ne vivent pas de la vie idéale et éternelle des types. Leur grâce s’écaille très vite. Ce sont des photographies, qui, avec le temps, pâlissent et s’effacent.
J’ai dans mes souvenirs un exemple bien curieux de la justesse de cette observation.
Il y a dans le roman de Tolla, un des ouvrages d’About qui ont eu le plus long et le plus durable succès, deux personnages, celui de la générale et de sa fille, qui ont été pris sur le vif de la réalité et copiés sur nature. J’ai beaucoup connu les dames qui avaient servi de modèle. Tout était vrai, relevé d’une pointe de malice; tout, le caractère, le visage,
l’allure, les façons de parler, les tics même. About était jeune en ce temps-là, il croyait que l’on fai
sait dl’autant plus vrai qu’on serrait la réalité de plus près, jusques en ses moindres détails. Relisez Tolla ; la figure qui semble vraie, aujourd’hui, c’est celle de Tolla, qu’il n’avait pas vue, qu’il avait ima
ginée en se rappelant toutes les jeunes filles avec qui il avait causé en Italie, toutes les madones
qu’il avait admirées dans les musées, en y mêlant quelque peu des observations qu’il avait pu faire
en France; car Tolla, sous son costume italien, a beaucoup de la Française dans l’âme. Il a fait de Tolla un type exquis d’amour brûlant et chaste, un type qui paraît aussi vivant et aussi jeune que le premier jour. Sa générale n’est plus qu’une caricature grimaçante, c’est elle qui gâte ce joli volume.
Les personnes qu’il avait peintes, soüs le nom de la générale et de sa fille, lui en voulurent beaucoup,
et il est vrai qu’il avait, en cette affaire, emporté par son désir de faire vrai, un peu trop versé dans la personnalité. Elles eurent le bon sens de ne pas réclamer, de ne point faire de bruit autour de cette
affaire, dont le scandale tomba comme la poussière qu’a soulevée un coup de vent inopportun.
C’est ce qu’on a de mieux à faire en ces sortes de circonstances, lorsqu’on est victime d’un de ces coups imprévus et immérités.
Je me souviendrai toujours de la visite que je reçus l’an dernier. J’avais, parmi les volumes que l’on m’envoie chaque jour, distingué sur son titre un roman, où il devait être question des instituteurs primaires, où l’auteur promettait d’étudier leur vie et leurs mœurs. Le sujet est de ceux qui m’intéres
sent. Je lus le roman, qui n’était pas des meilleurs, mais qui contenait en effet des documents assez cu
rieux sur le sujet qu’indiquait le titre. Ce titre, vous allez comprendre tout à l’heure pourquoi je préféré ne pas le donner.
Je fis, dans un journal dont la clientèle est en grande partie universitaire, un article sur cet ou
vrage, et l’article, naturellement, aida au débit du livre.
Huit jours après, un instituteurme faisait passer sa carte, me demandant quelques minutes d’audience.
—Monsieur, me dit il, je suis désolé et je vais vous demander conseil. Le héros, du roman, c’est moi; j’ai bien été obligé de m’y reconnaître. Tout y est, avec une déplorable exactitude...
— Mais, lui dis-je, je n’ai pas vu que le monsieur jouât dans ce livre un vilain rôle.
— Pas lui, monsieur, mais l’auteur lui a donné une femme...
Et tout aussitôt je me rappelai les chapitres où il était question de cette femme. C’était une gour
gandine qui avait déshonoré son mari, qui avait acheté par ses complaisances envers les chefs hiérarchiques leur silence et leur protection.
— Vous comprenez mon chagrin, me dit-il. Ma femme est la plus honnête femme du monde; j’ai trois enfants, trois filles. Dans la ville où je professe, dans mon école même, car le livre y a péné
tré, tout le monde m’a si bien reconnu au portrait peint par ce misérable, qu’on m’y affuble du nom qu’il a donné à son personnage ; moi, ce ne serait rien; mais ma femme se ronge de colère et de dou
leur! mais que diront mes filles, si jamais ce livre infâme tombe entre leurs mains! Vous avez inno
cemment accru le mal. Voulez-vous me permettre d’insérer une protestation dans le XIXe Siècle ?
— Avez-vous consulté votre inspecteur?
— Assurément; et il m’a donné le conseil de me taire, m’assurant que je n’ai rien perdu de l’estime de mes chefs.
— Eh bien! lui dis-je, votre inspecteur a raison, d’abord parce qu’il est votre inspecteur et ensuite parce qu’il est dans le vrai. Votre protestation ne fera qu’envenimer le mal, qu’il vaut mieux enve
lopper de silence et d’oubli. Par bonheur pour vous, le roman est des plus médiocres et le retentisse
ment ne se prolongera guère. Personne n’y pensera plus dans quelques mois, que vous peut-être.
J’eus beaucoup de peine à le persuader, car il était très monté et sa colère était fort concevable.
Mais que voulez-vous? quand on reçoit de ces tuiles sur la tête, le mieux encore est de se la frotter tout bas; caron ne gagne rien à récriminer que d’ameuter davantage la curiosité des badauds.
Il n’y a pas à sortir de ce dilemne :
Ou le roman ne vaut rien, et le petit bruit qu’il a fait s’éteindra d’autant plus vite qu’on n’en parlera pas. Ou c’est un chef-d œuvre, et alors il faut en prendre galamment son parti; il faut avoir l’air d’être charmé de voir son portrait figurer en belle place dans la galerie d’un grand peintre.
La Charlotte de Werther a existé; tout le monde la connaissait, elle est devenue célèbre grâce au grand poète qui a conté ses amours avec elle. Graziella est immortelle. Il est vrai que celle-là aurait tort de se plaindre. Lamartine, le chantredes Médi
tations et des Harmonies, ne l’a immortalisée qu’en l’idéalisant. Nous savons à cette heure les dessous de cette histoire d’amour. Graziella n’était qu’une cigarière,- comme qui dirait chez nous une petite modiste, une simple grisette.
Et c’est ainsi qu’au cours de cette conversation, entre Parisiens, après déjeuner, tandis que mes amis roulaient des cigarettes, les souvenirs nous remontaient à la mémoire : nous parlions de l’Ellénore qui dut à Benjamin Constant une immortalité dont elle se serait apparemment passée.
Et Mme de Warrens ! Jean-Jacques l’a immortalisée en la déshonorant. Il lui eût été pourtant si facile de ne pas révéler au public les dernières erreurs de cette charmante femme.
Vous me demanderez à quelle conclusion nous nous arrêtâmes. A ces entretiens-là il n’y a jamais de conclusion certaine, et peut-être sur une question pareille n’en saurait-on formuler aucune.
Il n’y a, en ces sortes d’affaires, que des espèces, comme on dit au Palais. C’est-à-dire qu’il faut juger chaque cas à part, en tenant compte des cir
constances où il s’est produit, des intentions de l’auteur, du talent qu’il a déployé, que sais-je?
Ainsi, dans le cas particulier de Rose et Ninette d’Alphonse Daudet, j’inclinerais à croire qu’il n’y a aucun reproche à adresser au romancier. L’écrivain dont il a conté l’histoire est mort, et cette histoire est connue d’un si petit nombre de gens que parmi nous, qui sommes fort au courant de la vie pari
sienne, quelques-uns l’ignorent encore. Le coin de voile qu’a soulevé Daudet ne laisse rien voir qui puisse éveiller le scandale et laisser une tache in
famante au front des personnes en cause. Il n’avait,
la chose est évidente, aucune intention de faire des personnalités désobligeantes; il n’enlendait que traiter en général une question philosophique ; il
voulait prouver que le divorce traîne toujours après lui des chagrins, des douleurs et des misères.
Il n’y a donc qu’à rendre cette fois justice à sa loyauté.
Qui sait même, à supposer qu’il existe de par le monde une Ninette aujourd’hui mariée et mère de famille, si elle ne lira pas avec je ne sais quel plaisir tout ce fragment de son histoire passée ?
Forsan et hœc olim meminisse juvabit.
Francisque Sarcey,