il était betet bien transformé en appareil à musique ! La sensation fut atroce quand, sous les doigts im
placables, martelant ses pauvres dents en cadence, les nerfs, les muscles, les tendons, tout son misé
rable être humain en un mot horriblement secoué, impitoyablement tiraillé, se débattit meurtri sous une grêle de notes dans une agonie indicible.
Heureusement une dent fausse, qui se détacha tout à coup, arrêta l’ouragan musical, et le pauvre
l identité de sa personne, et;satisfait de cet examen sommaire, il s’accouda pensif à son ex-prison, contempla longtemps sa pauvre auréole envolée, qui
saint eut un moment de répit; Satan s était levé.
— J ai exaucé ton souhait, mon cher Piano, et j ai comblé tes vœux en les transformant, toi si sensible à la musique, en une source intarissable d harmonie. Si cependant ma compagnie ne te plaisait que médiocrement et que tu désirasses reprendre ta forme primitive, libre à toi. Mais à une
condition : tu vas jurer sur ton salut que, aussitôt extirpé de ce meuble et réintégré dans taforme première, tu quitteras cette île sur-le-champ, tu emporteras avec toi ton Sosie, auquel tu donneras ton nom de Piano; et, aussitôt arrivé à Gênes, tu feras exécuter des milliers de cet instrument, et tu les répandras sur le monde avec force prospectus... Voici pour les frais... et il jeta à terre une large sacoche aux flancs rebondis qui rendit un son métallique.
Cette proposition avait bien un léger parfum de roussi. Mais il se sentait affreusement gêné dans sa caisse ; ce fourmillement insensé de notes lui donnait le vertige ; son corps, bouleversé par l’har
monie, était en capilotade; son cerveau, affolé par les infinis subtils de la mélodie ; son cœur n était plus qu une valvule rhythmique; et puis, on l’aban
donnait là-haut, on lui avait repris son auréole naissante. Ma foi ! il se raccrochait à la première branche qu’on lui tendait.
Après une hésitation décente de quelques minutes, il accepta. Immédiatement il se retrouva in
tact dans sa peau d’homme... sans son odeur de sainteté, hélas ! Il se détendit les muscles, vérifia
Piano rayonnait. Le diable, selon lui, avait fait un marché de dupe, en croyant lui jouer un mau
vastes salles vides des tribunaux déserts; la vertu poussait dans les cœurs plus drue que l’herbe dans les prés; les saints foisonnaient; l’humanité mitonnait dans une voluptueuse pléthore de mélodie.
se perdait dans les hauteurs bleues du firmament. Alors il poussa un profond soupir; sa tête s inclina lentement sur sa poitrine, tandis que des larmes de regrets perlaient à ses cils baissés.
Satan avait disparu!
Le lendemain un vaisseau, que le diable avait
dirigé du côté de l’ile de Pianosa, le prit à bord, lui, sa ronde sacoche et son disgracieux instrument. Cinq jours après, il arrivait à Gênes sain et sauf, et, fidèle à sa promesse, suivait à la lettre les instructions de saNoire Majesté, inondant les cinq parties du monde de pianos et de prospectus.
Au commencement tout alla bien; le nouvel instrument fit fureur, encombrant harmonieusement L’univers attendri. L’âge d’or semblait renaître ; les araignées tissaient leurs toiles tranquilles dans les
vais-tour ; il pensait sérieusement à redemander son auréole.
Bientôt, en effet les funestes influences de ce subtil poison, séduisant et mortel, se manifestèrent avec une intensité, effrayante. Ses ravages furent terribles; l’attendrissement des premiers jours se transforma peu à peu en une sorte d’hébétement brutal ; les cerveaux, ramollis sous ces douches répétées d’harmonie, fondirent; les muscles, para
lysés par un chatouillement prolongé, perdirent leur ressort ; les esprits, désorientés sous ces avalanches de bémols et de bécarres, disparurent. En
fin l humanité, en proie à une hallucination inouïe, perdant avec sa virilité la notion du juste etle res
pect d’elle-même, s’effondrait, aux sons de cet effroyable concert, dans un abîme de férocités hystériques, de corruptions monstrueuses, aussi im
puissante, dans son infime abaissement, à briser l instrument de son supplice, que le fumeur d’opium est incapable de repousser le poison qui l’abrutit et le tue !
L enfer regorgea ; on refusait dédaigneusement
des âmes, qu’on eût autrefois reçues à bras ouverts.
Le pauvre Piano comprit alors quel fléau il avait, à son insu, déchaîné sur le monde et le rôle indi
gne que lui avait fait jouer l’auteur de ce diabo^ lique instrument. Pris de remords, il mourut au bout de peu de temps d’un épanchement de notes au cerveau, avec complications de béatification rentrée.
G. Montbard.
placables, martelant ses pauvres dents en cadence, les nerfs, les muscles, les tendons, tout son misé
rable être humain en un mot horriblement secoué, impitoyablement tiraillé, se débattit meurtri sous une grêle de notes dans une agonie indicible.
Heureusement une dent fausse, qui se détacha tout à coup, arrêta l’ouragan musical, et le pauvre
l identité de sa personne, et;satisfait de cet examen sommaire, il s’accouda pensif à son ex-prison, contempla longtemps sa pauvre auréole envolée, qui
saint eut un moment de répit; Satan s était levé.
— J ai exaucé ton souhait, mon cher Piano, et j ai comblé tes vœux en les transformant, toi si sensible à la musique, en une source intarissable d harmonie. Si cependant ma compagnie ne te plaisait que médiocrement et que tu désirasses reprendre ta forme primitive, libre à toi. Mais à une
condition : tu vas jurer sur ton salut que, aussitôt extirpé de ce meuble et réintégré dans taforme première, tu quitteras cette île sur-le-champ, tu emporteras avec toi ton Sosie, auquel tu donneras ton nom de Piano; et, aussitôt arrivé à Gênes, tu feras exécuter des milliers de cet instrument, et tu les répandras sur le monde avec force prospectus... Voici pour les frais... et il jeta à terre une large sacoche aux flancs rebondis qui rendit un son métallique.
Cette proposition avait bien un léger parfum de roussi. Mais il se sentait affreusement gêné dans sa caisse ; ce fourmillement insensé de notes lui donnait le vertige ; son corps, bouleversé par l’har
monie, était en capilotade; son cerveau, affolé par les infinis subtils de la mélodie ; son cœur n était plus qu une valvule rhythmique; et puis, on l’aban
donnait là-haut, on lui avait repris son auréole naissante. Ma foi ! il se raccrochait à la première branche qu’on lui tendait.
Après une hésitation décente de quelques minutes, il accepta. Immédiatement il se retrouva in
tact dans sa peau d’homme... sans son odeur de sainteté, hélas ! Il se détendit les muscles, vérifia
Piano rayonnait. Le diable, selon lui, avait fait un marché de dupe, en croyant lui jouer un mau
vastes salles vides des tribunaux déserts; la vertu poussait dans les cœurs plus drue que l’herbe dans les prés; les saints foisonnaient; l’humanité mitonnait dans une voluptueuse pléthore de mélodie.
se perdait dans les hauteurs bleues du firmament. Alors il poussa un profond soupir; sa tête s inclina lentement sur sa poitrine, tandis que des larmes de regrets perlaient à ses cils baissés.
Satan avait disparu!
Le lendemain un vaisseau, que le diable avait
dirigé du côté de l’ile de Pianosa, le prit à bord, lui, sa ronde sacoche et son disgracieux instrument. Cinq jours après, il arrivait à Gênes sain et sauf, et, fidèle à sa promesse, suivait à la lettre les instructions de saNoire Majesté, inondant les cinq parties du monde de pianos et de prospectus.
Au commencement tout alla bien; le nouvel instrument fit fureur, encombrant harmonieusement L’univers attendri. L’âge d’or semblait renaître ; les araignées tissaient leurs toiles tranquilles dans les
vais-tour ; il pensait sérieusement à redemander son auréole.
Satan riait dans l ombre.
Bientôt, en effet les funestes influences de ce subtil poison, séduisant et mortel, se manifestèrent avec une intensité, effrayante. Ses ravages furent terribles; l’attendrissement des premiers jours se transforma peu à peu en une sorte d’hébétement brutal ; les cerveaux, ramollis sous ces douches répétées d’harmonie, fondirent; les muscles, para
lysés par un chatouillement prolongé, perdirent leur ressort ; les esprits, désorientés sous ces avalanches de bémols et de bécarres, disparurent. En
fin l humanité, en proie à une hallucination inouïe, perdant avec sa virilité la notion du juste etle res
pect d’elle-même, s’effondrait, aux sons de cet effroyable concert, dans un abîme de férocités hystériques, de corruptions monstrueuses, aussi im
puissante, dans son infime abaissement, à briser l instrument de son supplice, que le fumeur d’opium est incapable de repousser le poison qui l’abrutit et le tue !
L enfer regorgea ; on refusait dédaigneusement
des âmes, qu’on eût autrefois reçues à bras ouverts.
Le pauvre Piano comprit alors quel fléau il avait, à son insu, déchaîné sur le monde et le rôle indi
gne que lui avait fait jouer l’auteur de ce diabo^ lique instrument. Pris de remords, il mourut au bout de peu de temps d’un épanchement de notes au cerveau, avec complications de béatification rentrée.
G. Montbard.