VICTIME D UNE ERREUR


Il faut croire que le père Antoine, tout minable et misérable qu’il était, sortait d’une famille moins chétive que lui et était encore, sur ses vieux ans, assez richement apparenté, car, aussi loin que je me le rappelle, le pauvre brave homme, je le vois toujours avec une succession en expectative, sur le point d’être mis en possession de quelque magot.
C’était à notre voisin M. Vauthier, l’avocat le plus expert et l’homme le plus obligeant de la ville, qu’il venait de préférence annoncer ses aubaines ou narrer ses mécomptes et demander conseil.
Et ce qui prouve bien que ces promesses d’hoirie ne reposaient pas, comme on pourrait le soupçon
ner, sur les brouillards de la lune, c’est que M. Vau
thier n’hésita pas, à certain moment, à entreprendre un voyage, à aller à Saint-Mihiel ou à Montmédy, je ne me souviens plus au juste, tout exprès pour défendre les droits successoraux du père Antoine.
Chaque fois qu’il prenait congé de notre serviable voisin, Antoine — il était, je crois, d’origine alsacienne, et portait un nom assez compliqué et ré
barbatif, ce qui fait qu’on ne le désignait jamais que-par son prénom — Antoine proférait le même vœu et soupirait les mêmes doléances :
— Ah! Seigneur Dieu! Pourvu que ce règlement d héritage ne tarde pas, que je touche ma part avant mes soixante-treize ans! Parce que, faut vous dire, m’sieu Vauthier, mon père est mort à soixante-treize ans quatre mois, mon grand-père idem...
— Oui, Antoine, je suis au courant...
— Mon grand-grand-père idem aussi, mes deux oncles et mon frère kif-kif, tous passés l’arme
à gauche à soixante-treize ans quatre mois ; c’est de règle dans la famille. Alors, vous saisissez?...


— Parfaitement, Antoine !


— N’y a pas de raison pour que je fasse exception, moi ! Pas vrai, m’sieu Vauthier? Et alors qui qui profitera de mes picaillons ?
Le sort voulut bien ne pas jouer un aussi vilain tour au père Antoine : le bonhomme venait d’accomplir sa soixante-dixième année, quand — enfin ! et grâce en partie aux démarches et bons offices de M. Vauthier, — il- reçut avis de la délivrance d’un legs provenant de quelque arrière-cousin et se trouva à la tête d une dizaine de mille francs, — toute une fortune !
11 commença par acheter une maisonnette qui lui avait toujours fait envie, une petite bicoque avec jardin située derrière le pâquis, là où s’élève au
jourd hui l école normale des lillcs. Puis, calculant qu il avait encore trois ans et quatre mois à vivre, il fit trois parts de la somme qui lui restait, et réserva la plus forte pour la dernière année, ou plu
tôt les seize derniers mois qu’il avait à rester sur terre. Il tenait à bien fêter cette période-là et à terminer dignement l’existence.
J’ai oublié de vous dire comment avait vécu jusqu’alors le père Antoine et quelle profession il exerçait. C est que j’ai beau évoquer et fouiller mes souvenances, je ne lui en vois pas, de profession régulière et précise, je ne lui ai jamais connu de métier stable, avéré et authentique.
De temps à autre il s’occupait de jardinage, allait bêcher les carreaux ou esherber les allées de quel
que particulier;, ou bien, aux approches de l hiver notamment, on l’apercevait en train de scier des rondins ou de fendre des bûches devant les portes des remises et des foüleries. Mais ce n’était là que des accidents, des hors-d’œuvre. La besogne prin
cipale du père Antoine consistait à pêcher à la ligne, dans le canal ou la rivière, voire à la main, et à muser, rôder et braconner dans tous les bois d’alentour.
Mieux que quiconque il savait poser des collets, planter des gluaux autour d’une mare, confection
ner des raquettes et des rejauts et aménager une tendue ; plus que personne il se jouait de toutes les ordonnances et défenses préfectorales, faisait la
nique à tous les gardes, forestiers, champêtres ou riverains.
Quelles belles pèches il rapportait, lorsqu il voulait s’en donner la peine! Tous les bons endroits lui étaient familièrement, intimement connus. Une longue pratique, commencée dès l’enfance, lui avait révélé non seulement les appâts préférés par chaque espèce de poissons, et les plus tentants pour eux selon la saison, la température et le moment même de la journée, mais encore de quelle façon il fallait,
pour chacune de ces espèces, manier la ligne et ferrer. Elle lui avait enseigné aussi à se servir de la charpagne ou de la fourchetié pour attraper loches et baveux, à plonger sous les racines de saules, fouiller dans les joncs et les trachées d’herbe pour saisir un barbeau, surprendre une carpe ou une perche.
Chez lui, Antoine avait quantité d’oiseaux, merles, pies, bouvreuils, geais, corbeaux, qu’il éle
vait eh liberté, à qui il apprenait à siffler ou à jaser, et qui faisaient de son galetas, où, pour comble, le jour ne pénétrait qu imparfaitement, le taudis le plus étrange, le plus sordide, fétide et repoussant, qu on puisse imaginer. Tout enfant, j’avais peur, rien que de passer devant cette sorte de caverne remplie de bêtes tapies sous tous les meubles et perchées dans tous les coins, cet antre de sorcière,
0(1 l’on entendait bruire de continuels et sinistres frôlements d’ailes.
Quoi qu’il en soit, quel que fût son gagne-pain, le père Antoine trouvait toujours quelques sous au fond de sa poche pour se payer soir et matin, et assez fréquemment à midi, un ou deux petits verres d’eau-de-vie de marc. Dans les grandes oc
casions, il avait même un faible très prononcé pour le vin du pays, 1 e pineau des bonnes côtes.
On pense bien qu’une fois nanti de son legs, le cher homme n’eut garde de perdre ce goût particu
lier qu’il ressentait si vivement et manifestait de temps immémorial pour ces deux célèbres produits de la région. Au contraire, il se mit à lë cultiver,
ce goût, à le développer, le flatter, l’aiguillonner et le satisfaire de son mieux.
Ce furent trois années de bombance et de ripaille; et ce qui démontre bien qu on ne falsifiait pas alors
l’eau-de-vie de marc et le vin de pineau, à Farémont ou ailleurs, comme on le fait à présent, c’est que le père Antoine avait atteint, avait dépassé ses
soixante-treize ans quatre mois, et ne s’en portait pas plus mal.
Ah! mais diable! ce n’était plus de, jeu, cela! 11 était tout dérouté, n y comprenait rien.
— Mais je ne devrais plus être de ce monde ! Y a erreur, erreur manifeste! Voilà mon père qui est mort à soixante-treize ans quatre mois, mon grand-père, mon grand-grand-père, tous les mâles : de la ligne paternelle... Et moi, voilà que je suis arrivé à mes soixante-quatorze
......Ah! mais non! Ce n est pas possible! J’ai été oublié!-...
En attendant, comme il fallait manger et comme durant les trois années précédentes le père An
toine s’était habitué à boire du meilleur et n’en voulait plus goûter d’autre tonneau, il avait dû hypothéquer, puis vendre la bicoque et le jardinet du pâquis; et il se trouvait dénué de toutes ressources, Gros-Jean comme devant.
Ne se sentant plus assez de force ni de courage pour travailler, — si tant est qu’il eût jamais connu ce courage-là! — accoutumé maintenant plus qu’autrefois à la flânerie et la paresse, sans compter les belles et franches beuveries, il se fit men
diant : on le rencontrait errant dans les princi
pales rues de Farémont ou autour du square de la gare, et marmottant dans le dos des passants d’humbles et suppliantes lamentations.
— Ayez pitié d’un pauvre vieillard qui n’a pas eu de chance, ma bonne dame! A mon âge, être obligé de tendre la main !... Qui m aurait prédit ça ! Le bon Dieu aurait vraiment mieux fait de me rappe


ler à lui, comme c’était convenu... Ah ! bien sûr que oui !..,


Plusieurs fois, comme il était sans asile, il eut maille à partir avec ïâ police et fut cité devant le
tribunal sous la double ou triple accusation de vagabondage, de mendicité, voire d ivresse publique, et chaque fois c’était la même réponse :
— Pas ma faute, mon président ! N’y suis pour rien, moi, dans cette irrégularité... J Vas vous expli
quer! Mon père est décédé à soixante-treize ans et quatre mois; mon grand-père... — Oui, nous savons! .
— Je devrais être mort à l’heure qu’il est, mon président! Nous ne dépassons jamais cet âge-là, soixante-treize ans quatre mois, dans ma famille; jamais ça ne s’est vu, jamais ! Mon père me l a assez dit, et il l’a prouvé, et mon pauv’frère Doudou pareillement...
— Mais il n’est pas question de votre frère ni de votre père !
— J’sais bien, mon président, j’sais bien ! C est, de moi qu’il s’agit; mais c’est pour vous dire!... J’ai été oublié, quoi ! N’y a pas ! Je ne devrais plus être sur terre ! Ah ! c’est bien malheureux, allez, c’te bévue-là !
Si encore le père Antoine avait eu, comme jadis, quelque nouveau legs à toucher, quelque autre hé
ritage, en espérance! Mais non, c était fini! Avec ses dix mille francs, les belles aubaines pro
chaines avaient cessé de miroiter, tous les rêves d’or s’étaient, évanouis. Le pauvre vieux ne venait plus sonner à la porte de notre voisin Vauthier ou à la nôtre que pour demander l’aumône.
Enfin, comme il approchait de ses quatre-vingts ans et continuait de traîner ses semelles et sa besace par les rùes de la ville, je ne sais quelle
charitable personne eut pitié de lui et lui « acheta un lit » à l’hôpital.
Il vécut là encore quatre pleines années, ne comprenant toujours rien à cette erreur dont il était victime, toujours ahuri, consterné, inconsolable.
Près d expirer, il murmurait encore :
— Voilà onze ans que ça aurait dû arriver !. Onze ans de retard !... C est le bon Dieu qui s’a trompé, n’y a pas ! Un oubli! Une vraie flouerie ! Si bien qu’au lieu de mourir honnêtement chez moi, dans
mes draps, faut que j’en sois réduit à une paillasse d’hôpital ! Oh ! !
Albert Cim.


NOTES ET IMPRESSIONS


Il semble que l’histoire ne plaise que comme.la tragédie, qui languit si elle n est animée par les passions, les forfaits et les grandes infortunes.
Voltaire.
Toutes les religions n ont qu’un but : faire accepter à l’homme l’inévitable.
Gœthe.
Je repousse la domination des femmes, j’accepte leur, influence.
Jules Simon.
On regarde au-dessus de soi pour envier et au-dessous pour s’enorgueillir, sans que l’une do ces deux choses apprenne à se guérir de l’autre.
De Freycinet.


La joie des autres est une grande part de la nojtre.


Renan,
Aujourd’hui que tout le monde est virtuose, il n y a pas plus d’artistes pour cela.
Carmen Sylva,
*
Quand un Français dit du mal de lui, ne le croyez pas, il se vante.
En. Pailleron.
Le besoin d inspirer de la sympathie est l un des grands traits de la race française.
Léon de Tinseau.
*
Ne laissez tomber dans l oreille d un confident que ce que vous voulez bien perdre.
Les vérités humaines, comme les étoiles du ciel, nous éclairent juste assez pour suivreles- chemin s! batfus.
G.-M. Valtour.