LA PETITE COMÉDIE




L’ODÉON


OU
Une Pépinière d’Artistes en 1892
Scène Première.
(Le cabinet des nouveaux directeurs de l’Odéon, MM. Marck et Desbeaux, nommés en remplacement de M. Porel qui
s est promu lui-même à d’autres fonctions).
L’UN DES DIRECTEURS
Mon cher collègue, .j ai lieu de croire que notre direction marquera une date dans l histoire de l art, dramatique. Permettez-moi de vous dire que je suis heureux d avoir, en cette belle entreprise, un associé de votre valeur.
l aütrf,
Il me sera doux de passer à la postérité en même temps que vous, mon cher collègue.
l un
Récapitulons donc brièvement notre programme, afin de ne pas l oublier. Tout d abord, j attirerai
votre attention sur la situation actuelle du théâtre. A mon avis, le théâtre contemporain manque de deux choses essentielles sans lesquelles on peut af
firmer qu il n y a pas d art dramatique possible : il manque d auteurs et il manque d’acteurs. Est-ce également votre opinion?
l’autre
Sans nul doute. On ne fait plus de pièces et il ne se trouve plus d artistes pour les jouer. De là, je suppose, le malaise qui sévit sur la plupart de nos scènes, vous avez parfaitement raison. J’ajouterai
que si une pareille situation se prolongeait et que personne n’écrivît jamais plus de pièce de théâtre, on arriverait à manquer également de directeurs, ce qui serait la tin de tout.
l un
Mais elle ne se prolongera pas, grâce à l idée géniale (modestement) que VOUS avez eue.
l autre


C est vous...


l’un
Mettons que nous l ayons eue ensemble. Donc, nous sommes-nous demandé, quelle est la cause de cette pénurie qui menace les destinées mêmes de l art dramatique? S’il n y a plus d’auteurs, ne serait-ce pas que les jeunes gens, n’ayant ni expé
rience ni relations, perdent leurs plus belles années à travailler au hasard, à tort et à travers, sans but et sans débouchés? Alexandre Dumas l a dit : « On naît auteur dramatique, on ne le devient pas ». Évidemment, ce maître a voulu exprimer, sous une forme concise, qu’il fallait se préparer au théâtre de bonne heure et ne pas avoir d’autre préoccupa
tion. Celui qui n est pas auteur dramatique à douze ans ne le deviendra jamais. Et de même pour les acteurs. Et alors...
l autre
Permettez que je continue votre pensée. Et alors, nous avons d un commun accord établi dans l Odéon,
qui est vaste, deux séries de box, analogues à ceux où on élève les poulains. La première comprend les enfants que nous destinons à être au
teurs, la seconde, ceux que nous destinons a être artistes. C est admirable...
l un
Allons faire notre inspection quotidienne et surveiller l éducation de nos élèves.


Scène II


LES BOX DES AUTEURS
LES DEUX DIRECTEURS, LE SURVEILLANT,
ÉLÈVES
l un DES DIRECTEURS, au surveillant.


Tout va bien ? Pas de maladie parmi les élèves?


La nourriture est-elle bonne? Le lait et la bouillie sont-ils de première qualité ?
LE SURVEILLANT J en réponds.
L AUTRE DIRECTEUR Quel es.t votre plus jeune élève?
LE SURVEILLANT
C est le 9.Il n a qu un an et demi, mais de grandes dispositions. Il a cassé hier un buste de Molière qu’on lui avait donné pour jouer et il suce toute la journée un hochet d ivoire qui n est autre qu une petite statuette d Henri Becque, conformément à vos instructions.
l un
Parfait. Vous devez avoir quelque élève qui commence à parler. J aimerais à l interroger.
LE SURVEILLANT Le 7 balbutie a peine...
l autre
C est à cet âge qu on aperçoit la vraie nature des enfants. Veuillez nous amener le 7.
LE SURVEILLANT, allant au box n° 7.
Viens, mon petit, viens, on ne te fera pas de mal.
le 7 Euh ! Euh ! Euh !
l un Il est charmant.
l autre
Veux-tu quelque chose, mon bébé, on te le donnera si tu es bien gentil. Voyons, réponds... Qu estce que tu désires?
le 7 Te voudais fé le matimô.
l’un Que diable veut-il dire?
l autre
Oui... parle mieux, mon petit...
LE 7, pleurant et répétant. Te voudais fé le matimô...
le surveillant
Il faut être habitué au langage des enfants. Ça veut dire : « Je voudrais faire le maximum. »
l un
C est merveilleux! et voilà un gaillard qui ira loin. Ah ! tu voudrais faire le maximum... Tu le feras, mon garçon, je te le promets, plus tard...
le 7 Matimô, na!
l autre
Qu on lui donne des confitures... (au 7) Tu Marcellus eris... (se frottant les mains) Allons! l avenir de TOdéon ne m’inquiète pas... Il ne nous reste plus qu’à examiner les devoirs d un élève un peu plus avancé...
le surveillant
Nous avons le 2. Je vais vous chercher sa dernière composition (Il va et rapporte une feuille de papier manuscrite). Le 2 a six ans d’hier...
l un
Lisez-nous cela a haute voix.
LE SURVEILLANT, lisant.
(La scène représente un salon moderne. Deux époux, le
comte et la comtesse.)
« Le comte. — Vous avez encore découché hier, comtesse! Vous avez tort de mener cette vie-là.,. Dieu! quelle sale mine!
« La comtesse. — Et vous-même, mon cher comte, vous avez passé la nuit dans quelque tripot suivant votre habitude..?
Le comte. — Je fais ce qui me plaît. Ça ne vous regarde pas.,.
« La comtesse. — Goujat!
« Le comte. — Ah! vous le prenez sur ce ton! (Il se jette sur elle et la roue de coups.)
La comtesse. — Misérable!.. (Elle s évanouit.)
Le COMTE (appelant un domestique.) — Enlevez 06 paquet et servez-moi à déjeuner. »
Il y a bien quelques fautes d’ortographe, çà et là... mais il se corrigera...
L UN DES DIRECTEURS
Ça n a pas d importance. Le principal, c est le sens du théâtre et ce garçon le possède évidemment. . Remarquez-vous, mon cher ami, quel mou
vement scnéique dans ces simples mots : « Enlevezmoi ce paquet... > Il y a là un effet énorme... Rendons-nous maintenant chez les artistes.
Scène III
LES BOX DES ARTISTES
LE SURVEILLANT
Messieurs, je vous présenterai d abord le 3. C est, une petite tille de vingt-six mois. Nous l avons trouvée dans la rue Racine sous une porte cochère. D indignes parents semblaient, l’avoir abandonnée... Elle criait, mais ce qui m a frappé tout de suite, c’est quelle criait juste. De plus, elle avait, dans les gestes quelque chose qui m’a rappelé le jeu de M118 Reichenberg, de la Comédie-Française. .J ai
pensé que ce serait une excellente acquisition pour la pépinière et je l’ai installée ici.
L’UN DES DIRECTEURS Vous avez bien fait.
LE SURVEILLANT
Jetez un coup d’œil dans son box, je vous prie,
et regardez comme elle mange des gâteaux, (a tra vers la porte, les directeurs aperçoivent la gamine qui croque un échaudé, les bras arrondis, le pied en avant, le nez en l’air.)
l’autre directeur
Je crois qu elle sera excellente dansles pièces de Porto-Riche...
l’un
Et comme homme, qu avez-vous de nouveau dans le genre comique...?
LE SURVEILLANT
Le 17. Cinq ans et demi. Je ne serais pas étonné que l Odéon ait mis la main sur un Dupuis... C’est inouï, ce qu il a les manières de Dupuis... Il faut dire que nous l avons reçu de Belgique, il y a une quinzaine de jours. Il sait déjà par cœur le rôle de Pont-Biquet, dans la pièce du Vaudeville...
l autre
On le gardera pour les matinées classiques.
LE SURVEILLANT
Mais le plus étonnant de tous, c est le Il. Qua
tre ans en avril prochain. Il sera admirable dans le répertoire moderne. D’ailleurs, vous allez le voir.
(Il fait un signe. Un garçon de quatre ans sc dirige à reculons
de leur côté.)
L’UN. DES DIRECTEURS
Vous pouvez vous retourner, mon petit, n’ayez pas peur.
LE Il, toujours le dos tourné. Jam’ de l’av’...
LAUTRE DIRECTEUR
Eh ! c’estpour apercevoir votre petite frimousse... (Il s’approche, mais le Il lui envoie par derrière un grand coup de pied).
LE 11 Touche pas 1
LE SURVEILLANT
Sera-t-il assez beau dans les rôles d’Antoine, celui-là !
l’un DES DIRECTEURS
Voilà, mon cher collègue, de magnifiques résultats ! ((iis s’embrassent).
Alfred Capus