DISCUSSION DU BUDGET
Chez les de Sermoy, rue Çlément-Marot. Après déjeuner, dans le fumoir. Café, kummel, cigarettes russes. Lui en complet de flanelle crème, elle en peignoir de crêpe de Chine archidée.
Paule. — Voyez-vous, mon ami, on me croit en l’air parce que je ne le fais pas à la matrone... On dit ; gentille comme tout, la petite femme de Christian... en voilà un qui ne doit pas s embêter...
Christian. — Et on a diablement raison.
Paule. — Mais quand on ajoute : joliment linotte, par exemple... pas un grain de plomb dans la cervelle, eh bien ! on a tort. Dans les grandes circonstances il n’y a pas plus sérieux que moi.
Ainsi, avec les enfants, ce n’est pas du tout mou genre de prendre des poses de Cornélie, mère des Gracques. Alors on s’imagine que je suis une mère pour rire.
Christian. — Qui s’imagine rien de pareil?
Paule. —Je ne sais pas... mais on pourrait se l’imaginer. Eh bien ! du moment où vous me dites: i> Ma petite Paule, nous allons un peu vite, et de ce train-là nous laisserons Jack et Kitty sur la paille... il faudrait enrayer... » Sans broncher je réponds : « Me voilà prête à tous les sacrifices... enrayons ! »
Christian, l embrassant. — Un amour de petite femme, tout simplement.
Paule, se dégageant. — Soyons sérieux... Par oii commençons-nous ?
Christian, — Eh bien ! le loyer, par exemple... c’est un gros morceau du budget.
Paule. — Et le seul sur lequel il n’y ait rien à rogner. Comment voudriez-vous vous loger à moins?
Christian, dogmatique. —Je me suis laissé dire qu’en bonne économie domestique, le loyer ne doit pas excéder le dixième du revenu.
Paule. — Ce qui veut dire qu il nous faudrait prendre un appartement de trois mille francs ?... Mais, .mon pauvre Christian, c’est votre grand’mère qui disait ça. Vous ignorez donc que les loyers ont augmenté proportionnellement deux fois plus que le reste. Bien raisonnables aujourd’hui ceux qui
n’y mettent pas plus du cinquième... et nous ne payons que cinq mille cinq.
Christian. — Avec les impôts, ça fait six mille.
Paule. — Les impôts, ça se compte à part... Ne nous embrouillons pas.
Christian, timidement. — Nous sommes peutêtre un peu grandement.
Paule, ironique. — Alors, parce que nous avons des enfants, il faudrait nous loger plus à l’étroit que quand nous n’en avions pas?... Ça n’a pas le sens commun.
Christian, frappé. — C’est vrai.
Paule. — Je ne serais pas fâchée de savoir ce qu’on pourrait retrancher. Le petit salon est indis
pensable pour ménager le mobilier du grand. Ce n’est pas notre faute si on nous a donné de trop belles choses, et ce n’est pas nous qui pourrons les remplacer quand nous les aurons massacrées. Vous ne voudriez pas que je me tienne dans ma chambre à coucher... c’est d’un province...
Christian. — Ce fumoir?...
Paule.-— Pour ce qu’il est grand!... Pensez-vous que cette boîte à violon augmente beaucoup le loyer?... D’ailleurs il vous faut bien un coin à vous. Ce n’estpas la chambre des enfants qu’on peut sup
primer,n’est-ce pas?... Bientôtmême il leur en fau
dra deux. Quant à nous, je sais bien des ménages qui ne se contenteraient pas de ce qui nous suffit... C’est parce que nous sommes très raisonnables...
Christian..— Ah ! non, par exemple, ce n’est pas pour ça du tout, au contraire... Mais vous avez vo
ue cabinet de toilette, une vraie chambre, celle qui serait la mienne si...
Paule. — Mais on n’y a pas le voisinage du Bois. Pour les enfants c’est un brevet de santé.
Christian, moitié figue, moitié raisin. — Et ça fait des économies chez le pharmacien, n’est-ce pas?... Si nous passions au chapitre service.
Paule. — Rien à faire encore ici. C’est assez ennuyeux de gouverner des domestiques pour qu’on n’en ait pas plus que de raison. Evidemment il y a des gens qui se passent de valet de chambre... Mais avec le frotteur une fois par semaine, un maître d’hôtel les jours où on reçoit, et toutes les courses pour lesquelles il faut un commissionnaire, je pa
rierais que ça revient aussi cher, pour être mal servi... Est-ce Norah que nous devrions réfor
mer?... Avec elle Jack et Kitty apprennent l’anglais sans s’en douter, et c’est autant de gagné pour plus tard. D’ailleurs, s’ils n’avaient plus leur bonne, qui les garderait? C’est si mauvais pour les enfants d’être toujours fourrés avec leurs parents.
Christian. — Vous pensez que Maria ne suffirait pas pour s’occuper d’eux?
Paue. — Eh bien! où trouverait-elle le temps de coudre, alors? Elle est si adroite, vous n’avez pas idée de ce qu’elle m’économise. Ainsi les cos
tumes d’enfants, ça coûte les yeux de la tête, et, avec un modèle des Montagnes Russes par saison, elle habille Kitty de pied en cap... Pas Jack, natu
rellement, depuis qu’il est en culottes, mais elle lui fait bien des rafistolages... Non, j’ai beau cher
cher, je ne vois qu’une nourrice dont il faudra ne plus avoir besoin désormais.
Christian, modeste. — On ne peut pas savoir...
Paule, très ferme. — Voyons, Christian, puisque c’est vous qui voulez enrayer.
Christian, résigné. — Enrayons!... Donc, adopté sans amendement le chapitre deux.
Paule. — Chapitre trois, la table. Ceci est de ma compétence exclusive, et je vous affirme qu’il n’y a pas moyen de faire moins.
Christian. — J’en suis convaincu... Toutefois, avec une surveillance très étroite...
Paule, offensée. — Est-ce que vous croyez que je ne l’exerce pas, cette surveillance? Vous ne m’avez donc jamais vu éplucher le livre de la cui
sinière et les comptes des fournisseurs?... et mes stations à l’office, pour voir où on en est de tout?... et les combinaisons économiques auxquelles je me casse la tête?
Christian, attendri. — Pauvre petite caboche!
Paule, furieuse. — C’est ça, moquez-vous de moi, je vous le conseille... Voilà bien les hommes... Parce qu’on ne les abrutit pas de ses embêtations de ménage, ils se figurent que ça roule tout seul... Et ils n’ont qu’à se laisser vivre, eux, et ils grognent si le pot-au-feu n’est pas bon, sans seulement savoir combien on met de carottes dedans.
Christian, narquois.— Est-ce que vous le savez, vous?
Paule, avec aplomb. — Certainement, je le sais... Mais je ne vous le dirai pas, parce que ça ne vous regarde pas.
Christian. — La femme forte de l’Evangile, quoi!... Mais je ne me plains pas, moi... un vrai coq-en-pâte, toujours bon souper, bon gîte... et le
Christian.—Ainsi nommé parce qu’on n’y inscrit que les pertes.
Paule. — Et je la remplacerais par un torchon à quarante-cinq francs par mois que nous n’y gagne
rions rien, sinon de manger de la ratatouille qui nous ruinerait l’estomac... Sans compter qu’il fau
drait un extra chaque fois que nous aurions du monde.
Christian. — Une idée!... Si nous avions moins souvent du monde?
Paule. — Vous n’y pensez pas! Vivre comme des grigous et ne pas rendre les politesses qu’on reçoit? On nous croirait ruinés, et il n’y a rien qui fasse plus mauvais effet. Ou encore, on se figurerait qu’il y a de la bisbille dans le ménage, que nous nous jetons les plats à la tête...
Christian. — On se tromperait absolument.
Paule. — Pour le moment du moins. Mais quand même ça arriverait — tout arrive — il ne faut pas qu’on s’en doute. D’ailleurs, qu’est-ce que ça coûte, une douzaine de personnes à dîner de temps en temps, sans cérémonie?... j’ai toujours bien soin de dire sans cérémonie.
Christian. — Ce qui est exactement la même chose qu’avec cérémonie... Peau, diamants, fleurs partout, et des truffes à trente-deux francs la livre.
Paule. — Ah! oui, ces fameuses truffes... Mon Dieu! pour une fois, on n’en meurt pas. Il les fal
lait bien pour truffer les faisans de votre oncle... et même c’est pour ces faisans que nous avons donné le dîner.
Christian. — Un rôti qui a coûté cher!
Paule. — C’est idiot, ce que vous dites. Puisqu’on a toujours des gens à inviter, autant utiliser le gibier qu’on reçoit... (hautaine) Mais je suis vrai
ment bien bonne de chipoter là-dessus avec vous. Est-ce que vous allez fourrer le nez dans la marmite, à présent?...
Christian. — Mais, ma petite Paule...
Paule. — Ne vous mettez pas à être tatillon, n’est-ce pas? Ce que c’est concierge !... Voyez-vous, quand on ne tient pas la queue de la poêle, on n’a pas idée de tout ce qu’on peut faire avec peu d’ar
gent. Ainsi, notre dernière petite soirée où on s’est tant amusé, si je vous disais à combien elle est re
venue, vous ne le croiriez pas... Tout compris, le buffet, les fleurs, le service, les bougies... et vous ignorez sans doute que les bouts servent après dans les bougeoirs...
Christian, pétrifié d’admiration —!!!!!
Paule. — 3?5 fr. 85, mon bon ami, pas un radis, de plus... Avec des amis décoratifs, des artistes à l’œil et une femme de tête qui sait se débrouiller, pas besoin de se mettre en grands frais pour rece
voir. Et quand on dépenserait une centaine de louis par saison pour la représentation, ce n’est pas une affaire.
Ciiistian, pensif. — C’est inconcevable ce que les petites sommes mises bout about finissent par faire un gros total !
Paule. — Rien n’est plus vrai. Ainsi pour s’habiller, par exemple...
reste. Seulement, voilà... je me demande quelquefois si nous ne sommes pas trop difficiles sur le chapitre des nourritures.
Paule. — Difficiles, nous ?... Allons donc !... Naturellement, nous voulons une bonne cuisine, simple, mais bien accommodée, bien présentée... question d hygiène...
Christian. — Assurément. Mais est-il bien sûr que Françoise n’abuse pas de ses prétentions au cordon bleu pour faire exécuter à l’anse du panier une chorégraphie dépassant les bornes de la décence ?
Paule. — Bah! elles sont toutes les mêmes... c’est une somme moyenne à passer au compte des profits et pertes...
Paule, avec énergie. — Pour ce qui est de ça, j’aimerais mieux me priver de tout que d’être comme ces femmes qui ont un salon à tout casser, et qui font leur toilette dans une armoire. Et la salle de bains, direz-vous aussi que c’est du superflu ?
Christian. — Vous avez raison... nous n’avons que le nécessaire... Seulement est-ce que ce n’est pas très cher, ce quartier-ci ?
Paule. — Possible !... Mais on ne peut pas habiter Tlatignolles.
Christian, insinuant. — Votre mère dit que dans le faubourg Saint-Germain c’est beaucoup plus abordable.