Demandez la Complainte de Ravachol par Jules Jouy (du Chat Noir), dix centimes !
Et de tous côtés, sur le boulevard,
les camelots vous tendent le grand placard, illustré de huit ou dix faux portraits de Ravachol semés, çà et là, entre les vingt et un couplets de la complainte.
Il faut bien rire un peu de ce qui a tant fait peur.
Jules Jouy s’amuse et nous amuse sur l’air de Fualclès :
Do Ravachol l’anarchiste, Illustre dynamiteuN, Furtif et calamiteux.
Il chante aussi Jules Lhérot, qui a flairé et dépisté Ravachol.
De cette importante capture
Il n’f audrait pas trop s’vanter. Je vous l’dis sans hésiter,
C’est l’garçon marchand de vin : C’garçon l’est vraiment— devin !
Depuis l’arrestation de Ravachol, Jules Lhérot, le garçon, me paraît avoir perdu le repos. Il est cé
lèbre, il est l’homme du jour. On lui consacre; des instantanés dans les journaux et on lui braque des objectifs sur la figure. Des consommateurs lui
donnent, pour un bock de sept sous, cinq louis de pourboire. Il reçoit des bank-notes d’honneur par lettre chargée et M. Charles Laurent propose au Conseil Municipal de lui décerner une médaille d’or. Jamais popularité passagère ne fut plus com
plète. Labiche a écrit un vaudeville : Un garçon de chez Yéry. Le vaudeville de Labiche n’était qu’une farce comparé à l’épopéé du garçon de Yéry en 1892.
Mais quelles journées il doit passer! Tout le monde l’appelle, tout le monde le demande, tout le monde le réclame. C’est un siège.
—-Monsieur Lhérot, je suis journaliste et je viens pour une interview!
— Monsieur Lhérot, je suis photographe et je vous prie de m accorder une séance !
— Monsieur Lhérot, je suis le sculpteur du Musée Grévin, et je viens pour faire votre buste!
— Je suis liquorist-e, monsieur, et je voudrais donner votre nom à une liqueur anti-vermifuge et anti-anarchiste !
— Monsieur Lhérot, je suis un père de famille. On me dit que la reconnaissance publique vous couvre d’oi. Pourriez-vous me prêter vingt francs /
Multipliez ces prières et ces demandes par dix et parcent et vous aurez le tableau de la journée du brave garçon. Je ne parle pas, bien entendu, des
billets durs qui alternent avec les billets doux (car j’oubliais les lettres de femmes) et je passe sous silence les menaçantes missives : Gare à la dyna
mite! Tu auras la peau trouée ! On te fera ion affaire !
Jules Lhérot a, comme on voit, des journées gaies. Occupées, certainement. Et les vengeurs de Rava
chol lui expédient des dépêches bleues, qui ne sont point roses. Car Ravachol a déjà des vengeurs. Les vengeurs de Ravachol formeront un groupe d’étu
des anarchistes. On sera vengeur cle Ravachol comme on est menuisier ou emballeur. J’ai bien rencontré un homme, un compagnon, qui inscrit sur sa carte de visite — d’ailleurs tracée au crayon :
X...
Professeur de dynamite.
Mais n en parlons plus, de cette insupportable dynamite, et saluons un peu le printemps qui vient ! Car il vient. Il est venu. Les étoffes nouvelles font leur apparition aux courses, et dimanche il y aura des verdures aux arbres, pour fêter la fête des Rameaux. Pâques approche et les théâtres se ma
quillent en lieux de salut. On redonne encore une Passion quelque part et, décidément, on ne peut lire un programme des spectacles sans y voir, entre Miss Helyetl et la Jolie Parfumeuse, le nom de Jé
sus, de la Vierge ou des saints. J’espère que cette mode du mysticisme va passer, comme tous les engouements passent, et,, eu vérité, il y a quelque
chose de choquant, de très choquant, dans ces exhibitions.
Voilà déjà que le Sâr plaide contre l archonte et que le Salon de la Rosef Croix aboutit à des polé
miques plus ou moins magiques dans les journaux.
Je ne désespère pas de trouver, quelque jour, dans les feuilles publiques, le compte-rendu des démêlés entre acteurs et directeurs sacrés :
« M. Z... a envoyé du papier timbré à M * qui voulait le contraindre à jouer Judas. M. Z... étant engagé pour les jeunes premiers réclame le rôle de Jésus, comme étant de son emploi. »
« Mlle W... a refusé le rôle de la Vierge. Elle a redouté un rapprochement qui pouvait lui être préjudiciable. »
Tout cela arrivera. Quand on mêle le sacré au profane, sait-on où l on peut s’arrêter? Des réunion s publiques à Saint-Merri et des mystères religieux au Théâtre d’Application ! Etonnez-vous donc qu’il
y ait de l’anarchie m bas, une anarchie brutale, la féroce anarchie par le fait, lorsqu’il y a en haut tant de trouble et d’anarchie morale ! Tu veux du nouveau, parbleu ! Mais c’est précisément ce que réclament ces casseurs de société qui trouvent le monde mal fait et rêvent de le refaire (allons saute, mappemonde !). Ils réclament du nouveau.
Dans un des derniers numéros de la Révolte on pouvait lire cette convocation :
« Dimanche prochain, anniversaire de la bataille, manifestation anti-patriotique à Buzenval. »
Eh bien, mais, le nouveau ! En voilà du nouveau! Le nouveau, c’est aussi la réception de Pierre
Loti à l’Académie française. Les billets ne portent pas, a remarqué le Figaro: réception de M. Julien Viaud, mais réception de M. Pierre Loti. Julien Viaud, c’est l officier; Pierre Loti, c est l’écrivain. Elle aura enfiévré bien des gens, cette réception. Les femmes surtout étaient curieuses de voir de près l’amoureux de Rarahu.
— Comment est-il? Brun, blond? Petit ou grand? On le dit si jeune!
Pierre Loti est très brun, petit de taille, l air timide et vigoureux. Il ressemble vaguement, au moins sur ses portraits, à l attirai Gervais. On ne le connaît guère, du reste, que d’après ses photographies. Il est plus souvent au Japon qu’à Paris.
Je ne m étonne pas que les femmes se soient pressées à sa réception. Loti est un sensitif, un féminin, et, de plus, il parlait de ce romancier de la femme qu’il est plus facile de railler que d’imiter, Octave Feuillet, ce délicat qui, lorsqu il écrivait Monsieur de Camars ou Julia de Trécœur. devenait un mâle.
Lorsque M. Paul Déroulède donnait un drame à l ûdéon, M. Duquesnel, débordé, s’écriait :
Il faudrait que je pusse accorder pour la première représentation des billets à toute l’année de terre !
J imagine que M. Pingard a dû subir de même les assauts de toute la marine. Ils se moquent bien, nos mathurins, d’avoir pour commandant un académicien; mais les officiers de notre flotte sont as
sez flattés d avoir pour camarade un membre de l’Académie française. Le pauvre Henri Rivière était allé au Tonkin dans l’espoir qu’au retour de ce longvoyage on lui dirait :
— Vous devez être fatigué, commandant. Prenez donc un fauteuil pour vous asseoir!
Il devait, au lieu du fauteuil, rencontrer la mort, et quand je pense que cette belle tête aimable, dont la bouche laissait joliment tomber des traits d’es
prit et de joviales histoires, a été proméjiée au bout d’une pique par les Pavillons-Noirs — brr ! - cela me porte’à d’étranges réflexions sur l’imprévu des destinées humaines.
Quoi qu’il en soit, l auteur de Pierrot et de Caïn illustrait littéralement la marine, comme le fait aujourd’hui Pierre Loti, avec son talent bien supé
rieur, comme le lit, autrefois Jules Lecomte et comme aussi le tenta Eugène Siie, dans sa première manière.
Les lit-on encore aujourd’hui, ces premiers romans d’Eugène Siie? J’en doute. Et cependant, ils ont leur prix : la Salamandre, la Vigie de Pal-Ven,
m’ont diantrement intéressé quand il m’a été donné de les connaître. Comme Loti, Eugène Siie avait été marin. Mais il n’avait pas pour les pauvres diables de matelots la pitié que leur témoigne l’auteur de Pécheur d’Islande. II était légèrement hautain. Joli homme du reste, élégant dans son costume d offi
cier. Un jour, à Toulon, il était invité à dîner à la préfecture maritime. Eugène Siie s’habille en grand uniforme, aiguillettes d or et pantalon bleu. Il sort. Une pluie diluvienne s’abat sur la ville. Eugène Siie se réfugie sous une porte cochère, laissant passer la trombe d’eau. Mais les ruisseaux grossissent, la
rue devient un torrent-limoneux. Et le temps passe! Et le quart d heure de grâce va s’écouler! Et le préfet et la préfète attendent là-bas. Que faire?
il vient, en effet, d’apercevoir un marin qui s’en va gaillardement droit devant lui, les pieds dans l’eau et la pipe au bec. — Eh ! matelot !
Il le hêle. L’autre s arrête, s avance.
— Qu’y a-t-il pour votre service, mon officier?
Eugène Siie lui dit alors de le traverser de l’autre côté de la rue. La rue franchie, il pourra, en sui
vant le trottoir, gagner la Préfecture sans trop salir son pantalon blanc.
Le marin tend le dos, Eugène Siie y grimpe et, à travers l eau boueuse, le matelot traverse la rue, son fardeau galonné sur les- épaules. Puis, la rue traversée, le marin dépose à terre l officier, qui regarde si son uniforme n est point taché.
Le matelot attend un moment. On va bien le remercier, que diable! Il ne demande pas la pièce, quoiqu’il soit tout disposé à boire la goutte à la santé du jeune officier. Mais il espère du moins un : «Merci, mon garçon! » Pas de merci et pas de pièce.
Cela semblait dû à Eugène Siie. Alors, le matelot, après avoir espéré un temps moral, se penche,
reprend l’officier par les jambes, le recharge sur son dos et, traversant la rue boueuse, le repose sous le portail, de l’autre côté, à l’endroit même où il l’avait pris, puis poliment et gouailleusement :
— Pas la peine de me remercier, mon officier. Salut et respect. A la revoyance !
Eugène Siie, qui devait aimer le peuple plus tard, lui demander ses votes, racontait volontiers, en se raillant lui-même, ce souvenir de sa jeunesse. La pitié envers les petits ne vient peut-être aux hommes qu’avec l’âge.
Autre première très parisienne, ce Brevet supérieur, de M. Henri Meilhac, avec Réjane en institu
trice, Réjane passant son examen devant Baron, Réjane collée au tableau par un professeur de ma
thématiques. C’est la revanche de Fantasio. Quand on a tant de grâce et d’esprit sous la robe fémi
nine, pourquoi chercher le succès sous le travesti de Déjazet?
Il paraît que c est par une pièce où Mlle Réjane jouera Manon, que M. Porel ouvrira son théâtre, l Eden rebâti, qui ne s’appellera pas le Grand théâtre, comme on l avait annoncé, mais la Comé
die-Nouvelle. Cette Manon ne sera pas tout à fait la Manon Lescaut de l abbé Prévost, mais une Manon plus moderne, plus fin de dix-neuvième siè
cle et non plus de dix-huitième, une Manon en vers de M. de Porto-Riche. Ce ne sera plus Manon, avec le joli visage virginal, inquiétant et grassouil
let de miss Sanderson, mais Mademoiselle Manon avec le piquant et le pimpant de la parisienne Réjane. Va pour Mademoiselle Manon!
En attendant, l’Eden nous convie à un dernier ballet, colossal et nombreux, Roknedin, dont le titre s’étalait depuis de longs jours en même temps
que ces mots qui — c’est convenu — sentent le printemps, l’épanouissement des feuilles, l’éveil des fleurs : Réouverture cle l Hippodrome. Quand l’Hippodrome rouvre, le printemps parisien commence.
Donc, vive le printemps de Paris! Il est exquis au Bois, le matin, dans le petit frisson du léger avril. Il était éblouissant dimanche, au crépuscule, avec le fourmillement des voitures, revenant des
courses au galop. Boulevards extérieurs et grands boulevards, tout ruisselait de chars, scintillait de tours de roues. Et maintenant l’heure du Salon va venir! Le carême va finir et les prédicateurs vont cesser leurs polémiques, genre de sermons qui auront caractérisé le carême de 1892.
Pâques approche avec ses vacances et les Parisiens éprouvent le désir d’aller, comme un avantgoût de l’été, tâter un peu de la campagne.
— J’aime mieux la verdure que les vers durs, disait Cadet Roussel dans je ne sais quelle vieille parade.
Le Parisien, qui a avalé bien des vers et bien des musiques et bien de la prose depuis de longs mois, est de l’avis de Cadet Roussel. Pâques marque le retour de Nice vers Paris et le départ des Parisiens qui, du reste, à Nice ou à Paris, retrouvent les mêmes gens, les mêmes soucis, les mêmes pièces l’éternelle Miss Hélyetl.
Un joli mot de jaloux à propos de cette dernière : — Leur Miss Hélyett ! Ce n’est qu un demi-succès : ils sont forcés de l’arrêter avant la 600° !
Rastignac.
Et de tous côtés, sur le boulevard,
les camelots vous tendent le grand placard, illustré de huit ou dix faux portraits de Ravachol semés, çà et là, entre les vingt et un couplets de la complainte.
Il faut bien rire un peu de ce qui a tant fait peur.
Jules Jouy s’amuse et nous amuse sur l’air de Fualclès :
Do Ravachol l’anarchiste, Illustre dynamiteuN, Furtif et calamiteux.
Il chante aussi Jules Lhérot, qui a flairé et dépisté Ravachol.
De cette importante capture
Il n’f audrait pas trop s’vanter. Je vous l’dis sans hésiter,
L’seul malin dans c’t’aventure
C’est l’garçon marchand de vin : C’garçon l’est vraiment— devin !
Depuis l’arrestation de Ravachol, Jules Lhérot, le garçon, me paraît avoir perdu le repos. Il est cé
lèbre, il est l’homme du jour. On lui consacre; des instantanés dans les journaux et on lui braque des objectifs sur la figure. Des consommateurs lui
donnent, pour un bock de sept sous, cinq louis de pourboire. Il reçoit des bank-notes d’honneur par lettre chargée et M. Charles Laurent propose au Conseil Municipal de lui décerner une médaille d’or. Jamais popularité passagère ne fut plus com
plète. Labiche a écrit un vaudeville : Un garçon de chez Yéry. Le vaudeville de Labiche n’était qu’une farce comparé à l’épopéé du garçon de Yéry en 1892.
Mais quelles journées il doit passer! Tout le monde l’appelle, tout le monde le demande, tout le monde le réclame. C’est un siège.
—-Monsieur Lhérot, je suis journaliste et je viens pour une interview!
— Monsieur Lhérot, je suis photographe et je vous prie de m accorder une séance !
— Monsieur Lhérot, je suis le sculpteur du Musée Grévin, et je viens pour faire votre buste!
— Je suis liquorist-e, monsieur, et je voudrais donner votre nom à une liqueur anti-vermifuge et anti-anarchiste !
— Monsieur Lhérot, je suis un père de famille. On me dit que la reconnaissance publique vous couvre d’oi. Pourriez-vous me prêter vingt francs /
Multipliez ces prières et ces demandes par dix et parcent et vous aurez le tableau de la journée du brave garçon. Je ne parle pas, bien entendu, des
billets durs qui alternent avec les billets doux (car j’oubliais les lettres de femmes) et je passe sous silence les menaçantes missives : Gare à la dyna
mite! Tu auras la peau trouée ! On te fera ion affaire !
Jules Lhérot a, comme on voit, des journées gaies. Occupées, certainement. Et les vengeurs de Rava
chol lui expédient des dépêches bleues, qui ne sont point roses. Car Ravachol a déjà des vengeurs. Les vengeurs de Ravachol formeront un groupe d’étu
des anarchistes. On sera vengeur cle Ravachol comme on est menuisier ou emballeur. J’ai bien rencontré un homme, un compagnon, qui inscrit sur sa carte de visite — d’ailleurs tracée au crayon :
X...
Professeur de dynamite.
Mais n en parlons plus, de cette insupportable dynamite, et saluons un peu le printemps qui vient ! Car il vient. Il est venu. Les étoffes nouvelles font leur apparition aux courses, et dimanche il y aura des verdures aux arbres, pour fêter la fête des Rameaux. Pâques approche et les théâtres se ma
quillent en lieux de salut. On redonne encore une Passion quelque part et, décidément, on ne peut lire un programme des spectacles sans y voir, entre Miss Helyetl et la Jolie Parfumeuse, le nom de Jé
sus, de la Vierge ou des saints. J’espère que cette mode du mysticisme va passer, comme tous les engouements passent, et,, eu vérité, il y a quelque
chose de choquant, de très choquant, dans ces exhibitions.
Voilà déjà que le Sâr plaide contre l archonte et que le Salon de la Rosef Croix aboutit à des polé
miques plus ou moins magiques dans les journaux.
Je ne désespère pas de trouver, quelque jour, dans les feuilles publiques, le compte-rendu des démêlés entre acteurs et directeurs sacrés :
« M. Z... a envoyé du papier timbré à M * qui voulait le contraindre à jouer Judas. M. Z... étant engagé pour les jeunes premiers réclame le rôle de Jésus, comme étant de son emploi. »
« Mlle W... a refusé le rôle de la Vierge. Elle a redouté un rapprochement qui pouvait lui être préjudiciable. »
Tout cela arrivera. Quand on mêle le sacré au profane, sait-on où l on peut s’arrêter? Des réunion s publiques à Saint-Merri et des mystères religieux au Théâtre d’Application ! Etonnez-vous donc qu’il
y ait de l’anarchie m bas, une anarchie brutale, la féroce anarchie par le fait, lorsqu’il y a en haut tant de trouble et d’anarchie morale ! Tu veux du nouveau, parbleu ! Mais c’est précisément ce que réclament ces casseurs de société qui trouvent le monde mal fait et rêvent de le refaire (allons saute, mappemonde !). Ils réclament du nouveau.
Dans un des derniers numéros de la Révolte on pouvait lire cette convocation :
« Dimanche prochain, anniversaire de la bataille, manifestation anti-patriotique à Buzenval. »
Eh bien, mais, le nouveau ! En voilà du nouveau! Le nouveau, c’est aussi la réception de Pierre
Loti à l’Académie française. Les billets ne portent pas, a remarqué le Figaro: réception de M. Julien Viaud, mais réception de M. Pierre Loti. Julien Viaud, c’est l officier; Pierre Loti, c est l’écrivain. Elle aura enfiévré bien des gens, cette réception. Les femmes surtout étaient curieuses de voir de près l’amoureux de Rarahu.
— Comment est-il? Brun, blond? Petit ou grand? On le dit si jeune!
Pierre Loti est très brun, petit de taille, l air timide et vigoureux. Il ressemble vaguement, au moins sur ses portraits, à l attirai Gervais. On ne le connaît guère, du reste, que d’après ses photographies. Il est plus souvent au Japon qu’à Paris.
Je ne m étonne pas que les femmes se soient pressées à sa réception. Loti est un sensitif, un féminin, et, de plus, il parlait de ce romancier de la femme qu’il est plus facile de railler que d’imiter, Octave Feuillet, ce délicat qui, lorsqu il écrivait Monsieur de Camars ou Julia de Trécœur. devenait un mâle.
Lorsque M. Paul Déroulède donnait un drame à l ûdéon, M. Duquesnel, débordé, s’écriait :
Il faudrait que je pusse accorder pour la première représentation des billets à toute l’année de terre !
J imagine que M. Pingard a dû subir de même les assauts de toute la marine. Ils se moquent bien, nos mathurins, d’avoir pour commandant un académicien; mais les officiers de notre flotte sont as
sez flattés d avoir pour camarade un membre de l’Académie française. Le pauvre Henri Rivière était allé au Tonkin dans l’espoir qu’au retour de ce longvoyage on lui dirait :
— Vous devez être fatigué, commandant. Prenez donc un fauteuil pour vous asseoir!
Il devait, au lieu du fauteuil, rencontrer la mort, et quand je pense que cette belle tête aimable, dont la bouche laissait joliment tomber des traits d’es
prit et de joviales histoires, a été proméjiée au bout d’une pique par les Pavillons-Noirs — brr ! - cela me porte’à d’étranges réflexions sur l’imprévu des destinées humaines.
Quoi qu’il en soit, l auteur de Pierrot et de Caïn illustrait littéralement la marine, comme le fait aujourd’hui Pierre Loti, avec son talent bien supé
rieur, comme le lit, autrefois Jules Lecomte et comme aussi le tenta Eugène Siie, dans sa première manière.
Les lit-on encore aujourd’hui, ces premiers romans d’Eugène Siie? J’en doute. Et cependant, ils ont leur prix : la Salamandre, la Vigie de Pal-Ven,
m’ont diantrement intéressé quand il m’a été donné de les connaître. Comme Loti, Eugène Siie avait été marin. Mais il n’avait pas pour les pauvres diables de matelots la pitié que leur témoigne l’auteur de Pécheur d’Islande. II était légèrement hautain. Joli homme du reste, élégant dans son costume d offi
cier. Un jour, à Toulon, il était invité à dîner à la préfecture maritime. Eugène Siie s’habille en grand uniforme, aiguillettes d or et pantalon bleu. Il sort. Une pluie diluvienne s’abat sur la ville. Eugène Siie se réfugie sous une porte cochère, laissant passer la trombe d’eau. Mais les ruisseaux grossissent, la
rue devient un torrent-limoneux. Et le temps passe! Et le quart d heure de grâce va s’écouler! Et le préfet et la préfète attendent là-bas. Que faire?
— Sauvé ! se dit Eugène Sue.
il vient, en effet, d’apercevoir un marin qui s’en va gaillardement droit devant lui, les pieds dans l’eau et la pipe au bec. — Eh ! matelot !
Il le hêle. L’autre s arrête, s avance.
— Qu’y a-t-il pour votre service, mon officier?
Eugène Siie lui dit alors de le traverser de l’autre côté de la rue. La rue franchie, il pourra, en sui
vant le trottoir, gagner la Préfecture sans trop salir son pantalon blanc.
Le marin tend le dos, Eugène Siie y grimpe et, à travers l eau boueuse, le matelot traverse la rue, son fardeau galonné sur les- épaules. Puis, la rue traversée, le marin dépose à terre l officier, qui regarde si son uniforme n est point taché.
Le matelot attend un moment. On va bien le remercier, que diable! Il ne demande pas la pièce, quoiqu’il soit tout disposé à boire la goutte à la santé du jeune officier. Mais il espère du moins un : «Merci, mon garçon! » Pas de merci et pas de pièce.
Cela semblait dû à Eugène Siie. Alors, le matelot, après avoir espéré un temps moral, se penche,
reprend l’officier par les jambes, le recharge sur son dos et, traversant la rue boueuse, le repose sous le portail, de l’autre côté, à l’endroit même où il l’avait pris, puis poliment et gouailleusement :
— Pas la peine de me remercier, mon officier. Salut et respect. A la revoyance !
Eugène Siie, qui devait aimer le peuple plus tard, lui demander ses votes, racontait volontiers, en se raillant lui-même, ce souvenir de sa jeunesse. La pitié envers les petits ne vient peut-être aux hommes qu’avec l’âge.
Autre première très parisienne, ce Brevet supérieur, de M. Henri Meilhac, avec Réjane en institu
trice, Réjane passant son examen devant Baron, Réjane collée au tableau par un professeur de ma
thématiques. C’est la revanche de Fantasio. Quand on a tant de grâce et d’esprit sous la robe fémi
nine, pourquoi chercher le succès sous le travesti de Déjazet?
Il paraît que c est par une pièce où Mlle Réjane jouera Manon, que M. Porel ouvrira son théâtre, l Eden rebâti, qui ne s’appellera pas le Grand théâtre, comme on l avait annoncé, mais la Comé
die-Nouvelle. Cette Manon ne sera pas tout à fait la Manon Lescaut de l abbé Prévost, mais une Manon plus moderne, plus fin de dix-neuvième siè
cle et non plus de dix-huitième, une Manon en vers de M. de Porto-Riche. Ce ne sera plus Manon, avec le joli visage virginal, inquiétant et grassouil
let de miss Sanderson, mais Mademoiselle Manon avec le piquant et le pimpant de la parisienne Réjane. Va pour Mademoiselle Manon!
En attendant, l’Eden nous convie à un dernier ballet, colossal et nombreux, Roknedin, dont le titre s’étalait depuis de longs jours en même temps
que ces mots qui — c’est convenu — sentent le printemps, l’épanouissement des feuilles, l’éveil des fleurs : Réouverture cle l Hippodrome. Quand l’Hippodrome rouvre, le printemps parisien commence.
Donc, vive le printemps de Paris! Il est exquis au Bois, le matin, dans le petit frisson du léger avril. Il était éblouissant dimanche, au crépuscule, avec le fourmillement des voitures, revenant des
courses au galop. Boulevards extérieurs et grands boulevards, tout ruisselait de chars, scintillait de tours de roues. Et maintenant l’heure du Salon va venir! Le carême va finir et les prédicateurs vont cesser leurs polémiques, genre de sermons qui auront caractérisé le carême de 1892.
Pâques approche avec ses vacances et les Parisiens éprouvent le désir d’aller, comme un avantgoût de l’été, tâter un peu de la campagne.
— J’aime mieux la verdure que les vers durs, disait Cadet Roussel dans je ne sais quelle vieille parade.
Le Parisien, qui a avalé bien des vers et bien des musiques et bien de la prose depuis de longs mois, est de l’avis de Cadet Roussel. Pâques marque le retour de Nice vers Paris et le départ des Parisiens qui, du reste, à Nice ou à Paris, retrouvent les mêmes gens, les mêmes soucis, les mêmes pièces l’éternelle Miss Hélyetl.
Un joli mot de jaloux à propos de cette dernière : — Leur Miss Hélyett ! Ce n’est qu un demi-succès : ils sont forcés de l’arrêter avant la 600° !
Rastignac.