LE NOUVEL ACADÉMICIEN


Quand cet article paraîtra, la réception de Loti à I Académie française sera, depuis la veille, un fait accompli. Je me ligure à peu près la cérémonie. Le récipiendaire, avec grâce et modestie, s étonnera de voir son habit semé.de petites choses vertes, comme s il avait fait ses trente-neuf visites règle
mentaires en état de sonnambulisme. Lui. qui avait toujours au collège de si mauvaises places en nar
ration française, comment a-t-il pu mériter de s’asseoir si près de M. Marinier? Alors, M. Mézières, feignant de prendre cet étonnnement au sérieux, lui expliquera pourquoi il est de l’Académie et, avec un doux mélange de malice et de courtoisie, lui
fera entrevoir dans la pénombre d une périphrase les raisons pour lesquelles il aurait pu ne pas en être. Car c’est l’usage du lieu d’entortiller une cri
tique dans chaque éloge et de coudre une épigramme à tous les compliments. Ainsi se transforme en sellette le prétendu fauteuil, qui n’en est pas un, puisqu’il n a pas plus de bras que la Vénus de Milo.
J’ai eu de la peine à m’habituer à l’idée que Loti était académicien. Cela me faisait à peu près le même effet que si j’avais lu dans le journal que M. de Camors était appelé à une ambassade ou Numa Roumestan chargé de former un cabinet. Ce nom de Loti, pour moi et pour beaucoup de ses admirateurs, était quelque chose de plus qu un pseudonyme.
C’était une personnalité complète, moitié réelle, moitié chimérique, qui gardait, depuis dix ans, un charme inexplicable de distance et d étrangeté. A quoi le devait-elle 9 Aux aventures dont elle nous faisait la confidence, au cadre extraordinaire où ces aventures d’amour s’étaient déployées, et surtout,
je crois, à la magie ensorcelante du style qui jetait sur toutes choses — couleurs, formes, sentiments — la poétique brume, le vague délicieux du rêve. Enfin Loti était pour nous une sorte de fantôme. Or, un habit brodé de palmes ne sera jamais une tenue de fantôme !
Dans les contes chinois du général Tchong-ki- Tong on voit des fantômes qui bâtissent des mai
sons, cultivent des tulipes, se marient et ont des
enfants. Cela dérange un peu nos idées occidentales sur les fantômes. Nous leur accordons, pour se montrer, des lieux et des heures. Nous les trouvons très convenables à minuit, sur la terrasse d’Elseneur ; nous ne les comprenons plus à deux heures de l’après-midi, sous la coupole du Palais-Mazarin, et la voix de M. Mézières — soit dit sans aucune comparaison déplacée— nous paraît avoir la même propriété que le chant du coq, qui est de mettre en fuite les apparitions.
Ce fantastique Loti s’était d’abord donné â nous pour un officier de la marine britannique, ayant sa famille et son home à Brightburg dans le Yorksliire. II devait son nom à une fantaisie des dames d’hon
neur de la reine Pomaré qui l’avaient baptisé dans les jardins de S. M. Tahitienne « à l’âge de vingtdeux ans et onze jours-» [Mariage cle Loti). On le voyait mourir au dénouement d un récit pour ressusciter au début d un autre. Au début, nous aper
cevions à peine le romancier dissimulé derrière son héros.
Cependant, à mesure que le talent agrandi et s’est affirmé, quand les précautions sont devenues inutiles en présence de l’immense succès qui couvre tout, justifie tout, le fantôme littéraire de Loti a pris des contours plus arrêtés; il est devenu une réalité concrète, une personne vivante, il s’est fait
hair et il a habité parmi nous. Pour comble, il entre jeudi à l’Académie. Si quelqu un est mainte
nant irréel, crépusculaire, invraisemblable, c’est le commandant Viaud, resté inconnu pendant que Pierre Loti vit en pleine lumière de gloire, et dé
possédé par son double des principaux attributs de l’existence, de ses souvenirs de voyage, de ses sensations amoureuses, même de ses impressions d’enfance, de ses grands-mères, de ses tantes et de ses grandes tantes, aussi bien que de ses amis et de ses maîtresses. Aujourd’hui, c’est lui qui est l’ombre et Loti qui est le corps.
Vous avez tous lu les livres de Pierre Loti dans le temps où ils ont paru. Si vous voulez suivre l’histoire de son talent qui est aussi l’histoire de sa vie, saisir la progression successive et le sens total de son œuvre, il faut relire ces volumes, comme je viens de faire, non plus dans l’ordre où ils ont été publiés, mais dans l’ordre où ils ont été vécus par l’autorité.
Et d’abord, il faut commencer par le Roman d un
enfant. Si haut que Loti remonte dans sa genèse psychologique, on devine qu’il faut remonter en
core plus haut que lui. L’âge de ses parents, celui de son frère et de sa sœur aînés, indiquent qu’il est né d’une ces dernières heures d’amour qu’imprègne et raffine le subtil regret des jeunes années. De là, peut-être, la langueur exquise, l’ardente et fine mélancolie que nous aimons en lui, que nous savourons jusqu’à la souffrance.
A deux ans — c’est son plus ancien souventdevant une cheminée où flambe joyeusement un feu clair, il « invente » de sauter, de courir. Re
marquez ce mot « inventer » : tout Loti est là. Il n a rien fait machinalement, rien appris par routine. Tout ce qu’il a senti, il l’a inventé; tout ce qu’il a vu, il i’a découvert.
On ne comprend bien Loti que quand on a lu ce livre étrange et charmant, le Roman d un enfant.
Toutes les passions de l homme y sont annoncées et comme figurées par les rêves de l’enfant, il voulait être pasteur, puis missionnaire, sorte de transi
tion, premier pas vers la carrière d’aventures du
marin. Cet apostolat avorté, ce goût de prédication tendre et familière reparaîtra dans Mon frère Yves
et dans le Livre de la Pitié et de la Mort. A huit ans, il « lâche » sa première femme. Elle en a sept et s’appelle Véronique : c’est une petite paysanne de file d’Oleron. Il la quitte en pleurant et lui pro
met de revenir : c’est ce qu’il fera avec Rarahu, avec Aziyadé, avec Chrysanthème.
Maintenant, le voici homme, aimant sous toutes les latitudes et s’essayant à tenir le livre de loch de l’amour. Non seulement il invente l’amour, mais il croit l’inventer de nouveau lorsqu’il aime une femme nouvelle. line se trompe pas, car sa façon d’aimer est entièrement neuve.
Autrefois les inégalités sociales faisaient naître l’amour en barrant la route au désir. La passion d’un homme pauvre pour une fille riche, d’un noble pour une roturière, d’une actrice pour un gentilhomme ou pour un prince, voila les thèmes favoris du roman de jadis. Combien plus émouvant l’a­
mour du civilisé, du cérébral, de l’être qui pense et s’analyse, avec une enfant, une petite sauvagesse, un être d’instinct, de volupté et de passion ! Comme
dans Daphnis et Chloé, cela commence par de la sensualité naïve, presque chaste à force d’être jeune. Le premier embrassement de ces deux na
tures différentes est d’une violence délicieuse. Puis vient une tentative désespérée pour arriver à la fusion, au nivellement. Il s’agit de combler un abîme,» l’abîme des choses qui ne peuvent être comprises. » Rien ne coûte à l’amant. Il apprendra langue de sa maîtresse, prend les mœurs et le costume du pays où elle vit, afin de la mieux com
prendre, de la posséder tout entière, de pénétrer jusqu’au dernier fond de son âme. Il veut savoir tout ce qu’elle a senti. « Que faisais-tu, que pensaistu quand tu étais petite ? »
De son côté, la pauvre créature .inculte qui est l’objet de cette curiosité passionnée se tend de toutes ses forces vers son dieu ; elle lui livre tous les trésors sauvages qui fleurissent en elle, elle veut avoir une âme pour lui donner les voluptés d’âme dont il a soif. L’amour, qui s’efforce toujours à monter, la mûrit, lu creuse, la raffine, sans chan
ger sa nature. A la première douleur, elle est par
faite, car les larmes dégagent le parfum de la femme comme la pluie fait sentir bon la terre. Ici l’on voit quel maître sot était ce Don Juan qui
abandonnait les femmes en ricanant après les avoir séduites, combien le lotisml est supérieur au don juanisme, combien plus riche en jouissance et en émotions... Loti s arrache en pleurant des bras d’une femme qu’il aime encore. Morte depuis sept ans, la douce Aziyadé lui inspire des sentiments si délicatement, si subtilement variés, qu’un volume entier et l’un des plus beaux, Fantôme d Orient, est divinement plein de cet amour posthume.
Après avoir été exclusivement subjectif dans les premiers livres, Pierre Loti a tenté de s’objectiver dans Mon frère Yves et dans le Pêcheur d’Islande. Les innombrables éditions de ces deux volumes, sur
tout du dernier (j’ai la 102e sur ma table), prouvent qu’il a réussi.
Oserai-je avouer que je n’y prends pas tout à fait le même plaisir qu’à ses romans autobiographiques? Je regrette ce moi si compliqué, ce laby
rinthe psychologique où j’avais tant de bonheur à me perdre. Tout y était étrange, mais vrai. Dans
Mon frère Yves et dans Le Pêcheur d Islande, tout est naturel, mais tout est-il vrai? Le Pêcheur
d Islande, ne serait-ce pas la Mare au diable des marins? Si c’était écrit par un autre que Loti, cela ne ressemblerait-il pas à beaucoup de livres très gentils qu’on donne en prix dans les pensions de jeunes filles ?
Mais, voilà, c’est écrit par Loti, et jamais son talent de peintre n’est allé plus loin. Lisez la tem
pêté dans les mers de Chine et aussi la tempête d’Islande, la nuit polaire, et cette page incomparables de Mon frère Yves où l’œil et la pensée sui
vent la descente d’un cadavre vers les abîmes de la mer. Possédons-nous, dans notre langue, beaucoup
de morceaux qui puissent soutenir la comparaison avec ceux-là?
En les lisant, on a des frissons, des battements de cœur, on a l’illusion de certains contacts, de certaines odeurs, de certains sourires, vus de tout près; on gèle, on brûle, on a peur, on aime, on a la fièvre. L’auteur obtient tous ces effets avec un tas de petits mots qui servent à tout le monde. J’ai lu quelque part que c’était un virtuose. Soit, mais, quand la virtuosité en arrive là, c’est du génie.
Cet instrument dont il joue si bien, personne ne lui a appris à en jouer. Il a dédaigné notre culture universitaire qui, par le fait, ne sert qu’aux mé
diocres. Lorsqu il était dans la classe du Bœuf-Apis
et du Grand-Singe-Noir (j’ignore les vrais noms de ces dignes professeurs), invité à faire une narration française sur un naufrage, il remettait une simple page blanche qui portait le titre avec sa signature. Plus tard, comme il avait des sensations plus fines
et plus puissantes que les autres hommes, il s’est créé une langue pour les exprimer. En sorte qu’il est devenu un grand écrivain sans avoir jamais été un homme de lettres.
Le premier en narration d’alors est aujourd’hui huissier dans un petit village manufacturier et Pierre Loti entre jeudi à l’Académie. O cancres, mes amis, quelle morale vous allez tirer de là !
Avec les années l’œuvre de Pierre Loti perdra un peu de cette nouveauté qui nous ravit ; mais elle prendra une valeur historique. En éternisant des sensations fugitives, sa phrase fixera pour ja
mais certains aspects des lieux et des choses. C’estchez lui qu’on cherchera le gabier, race .bientôt disparue. C’est là qu’ou retrouvera le vieux Stam
boul, le Maroc qui finit, Obock qui commence, le Japon qui se transforme, et surtout, dans sa derhière heure d’ivresse, cette délicieuse île de Tahiti, cette Cythère australe dont la nature avait fait un paradis et dont le libertinage de l’Europe a fait un désert.
Que nous donnera, à l’avenir, le nouvel académicien? Ni son cœur ni le monde n’ont plus de recoins où il ne nous ait promenés. Mais il me semble que la Pitié sera-maintenant, après l’amour, son inspiratrice.
Loti est un penseur à sa manière, qui n’est ni celle d’un philosophe ni celle d’un croyant. Il a sa conception de la vie. Comment résout-ils les grands problèmes? Hélas! Il ne les résout pas.
Dans Mon frère Yves, on le voit essayer de démontrer à ses gabiers la possibilité d’une seconde vie. « C’était peut-être très bête, ce cours d’immortalité que je leur faisais là, mais cela ne leur fai
sait pas de mal, au contraire ! » Ailleurs, il nous avoue qu’il ne croit pas à l’autre vie, mais ne peut se déterminer à admettre qu’il ne reverra pas sa. mère. Singulière foi, n’est-ce pas l Ombre d’une ombre ! comme dit M. Renan. Dans un des livres de Loti je trouve cette phrase : » J’ai essayé d’être chrétien : je ne l’ai pas pu. » Retenez ces mots, je vous prie, et, quand le dix-neuvième siècle mourra, gravez-les sur sa tombe.
Dans le Livre de la Pitié et de la Mort, Loti me semble avoir rassemblé, non Sans intention, les dernières lueurs qui flottent encore dans notre nuit, les sentiments vagues qui peuvent nous faire illusion dans cette lutte inégale et désespérée con
tre le néant. Pieux effort pour dépouiller de son horreur la mort de nos proches en la parant de quelques fleurs ; tendre évocation de ceux qui ne sont plus ou de ceux qui ne sont pas encore ; soli
darité, communion sympathique avec tout ce qui existe, même au plus bas degré de l’être, et surtout avec les animaux, ces humbles frères, arrêtés en chemin dans leur ascension vers la vie intelligente. C’est ce que j’ose appeler le pessimisme consolant de Pierre Loti. Peut-être convient-il à une généra
tion qui ne veut plus être trompée, mais qui veut être plainte et caressée. C’est cette note qui domine dans les derniers ouvrages du maître et qui domi
nera dans ses ouvrages prochains, à moins que le chercheur d’impossible ne se réveille en lui et ne nous étonne par de nouvelles incarnations.
Augustin Filon.