— Vlà la place de Ravachol !
Bretteville passa vite entre les deux haies de badauds, qui, du dehors, regardaient, et pénétra dans le cabaret..
Très peuple, Bretteville, le chapeau un peu en arrière,, sur les lèvres un sourire canaille et bon enfant. Il salua M. et Mme Véry : « Bonjour patron! bonjour la pa
tronne ! » avec cette familiarité hypocrite et cabotine
qu’affectent prudemment les grandes gens envers les. petites gens. Des poignées de main. Deux vermouths sur le zinc. Et M. Véry reprit la lecture qu’avait interrompue notre arrivée.
Ce qu’il lisait c étaient des leitres, lettres de menaces ou lettres de compliments, reçues le matin par Lhéraut.. Il lisait d’une voix hésitante et traînarde, gêné par la complication des écritures. Aux félicitations vigoureuses, sa grosse moustache brune de municipal semblait se gonfler d’orgueil ; et aux menaces terribles
s’efforçait de sourire, tandis que son petit front se plissait d’inquiétude et que son regard cherchait 1 en
couragement du regard de Mmo Véry, — une forte et grande femme au nez retroussé, à la bouche mince et résolue.
Pourtant, il fallait manger.
— Je vais vous faire déjeuner à la place de Ravachol, déclara Bretteville, d’un air protecteur.
Déclaration prématurée ! Elle était prise, la place de Ravachol, elle était occupée, elle était envahie, par un vaste monsieur dont la lourde main se plaquait sur le marbre blanc de la table en une attitude d incontestable possession.
— J’en étais sûr ! murmura Bretteville hargneusement. Encore lui ! c’est un propriétaire. Il vient là tous les jours. Une joie intense pour lui que de se frotter a la place de Ravachol! Il s y étale, il s’v dilate, comme
« Tullus Hostilius fonda le premier des temples spéciaux à Pavor et à Pallor, les deux divinités de la terreur panique. »
(Histoire romaine.)
Bretteville fit stopper sa voiture, descendit, et du ton autoritaire dont on use parfois pour demander une grâce à autrui :
— Où allez-vous’?... Vous venez déjeuner avec moi... Je vous emmène, c’est entendu !
- Mais où ? — Chez Véry.
Quel Véry?
— Véry, le seul Véry et C°, Véry, Lhérot, Ravachol. J’y déjeune tous les jours depuis l’arrestation. Excellente cuisine de famille. Et puis extraordinairement amusant, ce qu’on y voit.
J’essayai de me défendre, car Bretteville, un brave garçon d’ailleurs, se plaît généralement à des choses que je ne goûte pas, et je me méfiais de son enthousiasme.
Mais il insista tellement que, par nonchalance, je cédai.
Dix minutes plus tard, la voiture nous déposait devant la célèbre maison Véry, une petite boutique dé troquet peinte en rouge. Pas de description, n’est-ce pas?
— J’arrive de Bourges pour vous serrer la main
un révolutionnaire sur le trône d un roi déchu. Tant pis, nous déjeûnerons à une autre table!
Ce que nous finies.
Peu à peu la boutique s’emplissait de clients. Presque pas d ouvriers, mais des « gens bien » sur
tout, des vieux messieurs en habits immaculés et de coupe vénérable, avec des décorations, des clubmen très corrects, le pli vertical, qui convient, le long du pantalon; des dames de bonne vie et des demoiselles de mauvaise; des timides aussi, entraî
nant à leur suite le cocher de leur fiacre, pour trinquer en sa compagnie tutélaire, pour conser
ver, en cette société étrangère, un interprète à la fois et un garde-du-corps... Au-dessus d’eux, je voyais M. Véry, avec son petit front plissé, son sourire factice, versant, versant, versant les absin
thes, les vermouths, les madères, ou raflant les pourboires, les encouragements à la vertu, avec
un geste avide et vif de joueur heureux, de banquier en veine. Et je songeais à quels excès de boisson ou degénérosité la curiosité peut pousser les hom
mes, quand soudain Bretteville, avec un coup de coude courtois, murmura simplement :
— Lhérot!
Et j aperçus le Sauveur, figure jaunâtre et longue. une moustache plate et maigre d adolescent s’arrêtant aux coins de la bouche et au rouge des lèvres, de petits yeux obliques et bridés — un type banal de jeune paysan astucieux et méfiant.
J’aurais souhaité d’entendre sa voix, de l’écouter parler, de connaître un peu les dégâts causés dans son âme étroite par l’énorme explosion de gloire
Bretteville passa vite entre les deux haies de badauds, qui, du dehors, regardaient, et pénétra dans le cabaret..
Très peuple, Bretteville, le chapeau un peu en arrière,, sur les lèvres un sourire canaille et bon enfant. Il salua M. et Mme Véry : « Bonjour patron! bonjour la pa
tronne ! » avec cette familiarité hypocrite et cabotine
qu’affectent prudemment les grandes gens envers les. petites gens. Des poignées de main. Deux vermouths sur le zinc. Et M. Véry reprit la lecture qu’avait interrompue notre arrivée.
Ce qu’il lisait c étaient des leitres, lettres de menaces ou lettres de compliments, reçues le matin par Lhéraut.. Il lisait d’une voix hésitante et traînarde, gêné par la complication des écritures. Aux félicitations vigoureuses, sa grosse moustache brune de municipal semblait se gonfler d’orgueil ; et aux menaces terribles
s’efforçait de sourire, tandis que son petit front se plissait d’inquiétude et que son regard cherchait 1 en
couragement du regard de Mmo Véry, — une forte et grande femme au nez retroussé, à la bouche mince et résolue.
Pourtant, il fallait manger.
— Je vais vous faire déjeuner à la place de Ravachol, déclara Bretteville, d’un air protecteur.
Déclaration prématurée ! Elle était prise, la place de Ravachol, elle était occupée, elle était envahie, par un vaste monsieur dont la lourde main se plaquait sur le marbre blanc de la table en une attitude d incontestable possession.
— J’en étais sûr ! murmura Bretteville hargneusement. Encore lui ! c’est un propriétaire. Il vient là tous les jours. Une joie intense pour lui que de se frotter a la place de Ravachol! Il s y étale, il s’v dilate, comme
UN GARÇON DE CHEZ VÉRY
« Tullus Hostilius fonda le premier des temples spéciaux à Pavor et à Pallor, les deux divinités de la terreur panique. »
(Histoire romaine.)
Bretteville fit stopper sa voiture, descendit, et du ton autoritaire dont on use parfois pour demander une grâce à autrui :
— Où allez-vous’?... Vous venez déjeuner avec moi... Je vous emmène, c’est entendu !
- Mais où ? — Chez Véry.
Quel Véry?
— Véry, le seul Véry et C°, Véry, Lhérot, Ravachol. J’y déjeune tous les jours depuis l’arrestation. Excellente cuisine de famille. Et puis extraordinairement amusant, ce qu’on y voit.
J’essayai de me défendre, car Bretteville, un brave garçon d’ailleurs, se plaît généralement à des choses que je ne goûte pas, et je me méfiais de son enthousiasme.
Mais il insista tellement que, par nonchalance, je cédai.
Dix minutes plus tard, la voiture nous déposait devant la célèbre maison Véry, une petite boutique dé troquet peinte en rouge. Pas de description, n’est-ce pas?
— J’arrive de Bourges pour vous serrer la main
un révolutionnaire sur le trône d un roi déchu. Tant pis, nous déjeûnerons à une autre table!
Ce que nous finies.
Peu à peu la boutique s’emplissait de clients. Presque pas d ouvriers, mais des « gens bien » sur
tout, des vieux messieurs en habits immaculés et de coupe vénérable, avec des décorations, des clubmen très corrects, le pli vertical, qui convient, le long du pantalon; des dames de bonne vie et des demoiselles de mauvaise; des timides aussi, entraî
nant à leur suite le cocher de leur fiacre, pour trinquer en sa compagnie tutélaire, pour conser
ver, en cette société étrangère, un interprète à la fois et un garde-du-corps... Au-dessus d’eux, je voyais M. Véry, avec son petit front plissé, son sourire factice, versant, versant, versant les absin
thes, les vermouths, les madères, ou raflant les pourboires, les encouragements à la vertu, avec
un geste avide et vif de joueur heureux, de banquier en veine. Et je songeais à quels excès de boisson ou degénérosité la curiosité peut pousser les hom
mes, quand soudain Bretteville, avec un coup de coude courtois, murmura simplement :
— Lhérot!
Et j aperçus le Sauveur, figure jaunâtre et longue. une moustache plate et maigre d adolescent s’arrêtant aux coins de la bouche et au rouge des lèvres, de petits yeux obliques et bridés — un type banal de jeune paysan astucieux et méfiant.
J’aurais souhaité d’entendre sa voix, de l’écouter parler, de connaître un peu les dégâts causés dans son âme étroite par l’énorme explosion de gloire