LA PETITE COMÉDIE


LA HAUTE-COUR
(Les gens de lettres français sont réunis en assemblée solennelle, formant une sorte de Haute-Cour, pour juger l’un d’entre eux, M. Pierre Loti, accusé de forfaiture et de tra
hison. C’est M. Francisque Sarcey qui est nommé président et qui dirige les débats.)
INTERROGATOIRE DE L’ACCUSÉ
M. FRANCISQUE SARCEY
Prévenu, levez-vous. Vos noms, prénoms et qualités ?
M. PIERRE LOTI
Julien Viaud, lieutenant de vaisseau, né à Rochefort en 1850.
M. FRANCISQUE SARCEY
Vous êtes accusé de vous être introduit sous un faux nom à l’Académie française, au milieu de gens respectables, et là, de vous être livré à une diffa
mation générale envers tous vos collègues. Pendant plus d une heure, vous vous êtes abandonné à ce jeu cruel qu on a appelé le jeu de Loti, par opposition au jeu de Loto qui est infiniment plus conve
nable (hilarité). Vos antécédents ne sont pas mauvais.
Votre enfance n’olfrit rien de remarquable. Vous étiez doux, réservé, et même un peu paresseux. Rien ne faisait prévoir les excès auxquels vous de
viez vous porter par la suite. A dix-huit ans vous entriez à l Ecole navale et dès lors vous avez com
mencé une existence de vagabondage. On vous a rencontré en Australie, au Japon, en Afrique, à Constantinople. Ne niez pas. De nombreux témoins vous confondraient. Les femmes semblent avoir joué un grand rôle dans votre vie. Au lieu de vous marier, comme l’ont fait tant de vos camarades de la marine, vous vous êtes créé dans les contrées où vous passiez une quantité inouïe de faux ménages. Quant à la façon dont vous vous êtes con
duit avec les malheureuses créatures qui avaient eu confiance en vous, vous avez poussé le cynisme jusqu’à vous en vanter publiquement. Vous avez abandonné dans une île déserte de l Océanie une demoiselle Rarahu... La pauvre fille est peut-être morte de faim à cette heure-cil (Emotion dans la salie.) Qu’avez-vous à dire pour votre défense?
M. PIERRE LOTI
Je...
M. FRANCISQUE SARCEY
Ne m’interrompez pas. Qu eussiez-vous fait, monsieur, si l’autre jour, en pleine Académie, toutes ces femmes délaissées étaient venues se pen
dre aux basques vertes de votre habit, ainsi qu’il arriva jadis à M. de Pourceaugnac, qui pourtant était innocent celui-là ! Vous eussiez mérité un pareil scandale !
l histoire des pires séducteurs... D ailleurs, c’est votre truc favori, et c est ainsi que vous avez pu pénétrer dans l’Académie française qui n’aurait jamais consenti à recevoir un lieutenant de marine nommé tout simplement Julien Viaud... Plusieurs témoignages établiront votre mauvaise foi. Nous allons d’abord entendre M. Camille Doueet, le vénéré secrétaire perpétuel, dont vous avez commencé par surprendre la religion.
INTERROGATOIRE DES TÉMOINS
M. FRANCISQUE SARCEY
Introduisez M, Camille Doueet. (Entre m. Doueet)
Vous jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
M. CAMILLE DOUCF.T Je le jure.
SI. FRANCISQUE SARCEY
Veuillez nous raconter ce que vous savez.
M. CAMILLE DOUCET
Voici. Quelque temps après la mort de notre regretté collègue Octave Feuillet, je vis, un matin, arriver chez moi un jeune homme vêtu d’un uni
forme. (Vif mouvement d’attention.) Je ne me connais pas bien en uniformes et je le pris pour un réser
viste. Je n’attachais donc pas grande importance à cette visite matinale. Aussi fus-je fort surpris lorsqu il me demanda, très poliment —je suis obligé de l’avouer : « Est-ce bien à M. le Secrétaire per
pertuel de l’Académie française que j ai l honneur de parler ? « Je m’inclinais en signe d’assentiment. Alors il ajouta : « Monsieur, je désirerais faire partie de l’Académie française et je vous serais fort obligé de me dire ce qu’il faut faire pour cela. » Cette question ne laissa pas de me surprendre. Je l’examinai attentivement; son air distingué me prévint en sa faveur. « Vous désirez appartenir à l’A­
cadémie française, mon jeune ami? lui répondis-je avec bonté. Avez-vous quelques titres, quelques re
commandations ? « II me dit : « Je suis écrivain. » — « C’est déjà quelque chose », repris-je en lui serrant la main. Et, pour me convaincre, il me fit pré
sent d un certain nombre d ouvrages signés Pierre Loti. Je les lus, je leur trouvai du mérite et j’en parlai à plusieurs de mes collègues.
M. FRANCISQUE SARCEY
A ce moment-là, vous ignoriez que Julien Viaud et Pierre Loti fussent la même personne?
M. CAMILLE DOUCET
Absolument. Et mes collègues l’ignoraient aussi. Quand nous l’avons appris, c’était, après l’élection, et il était trop tard.
M. FRANCISQUE SARCEY
Vous n aviez pas été intrigué par cet homme venant vous demander à entrer à l’Académie française, en costume d’officier?
M. PIERRE LOTI


Je suis innocent et je ne connais pas ce M. de Pourceaugnac.


M. FRANCISQUE SARCEY Vous n’avez jamais lu Molière?
M. PIERRE LOTI
Jamais... Je n’ai pas letemps de lire des romans.
M. FRANCISQUE SARCEY
Molière n est pas un romancier, malheureux garçon! Mais continuons ce pénible interrogatoire. Vous ne vous êtes plus informé de ce qu’étaient devenues cette Rarahu, cette Ayziadé, cette Chrysan
thème, qui ont servi à l’assouvissement de vos coupables passions ? Il est vrai que vous aviez eu soin de ne pas leur laisser votre nom véritable et vous n avez pas craint de les débaucher sous un pseudonyme, fait qui est même assez rare dans
M. CAMILLE DOUCET
J ai cru qu il faisait ses treize jours et qu’il était lieutenant de réserve, comme tout le monde.
(Plusieurs académiciens sont alors introduits dans la salle et
font des déclarations analogues).
M. FRANCISQUE SARCEY, à l’accusé
Ali ! vous avez été très adroit ! Passons à présent aux autres griefs. Vous êtes nommé académicien par des moyens que je livre au jugement public; n importe ! vous l’êtes ! Nous allons voir ce que vous faites de ce titre généralement respecté. Introduisez M. Emile Zola.
(M. Emile Zola est introduit et prête serment,)
M. FRANCISGUE SARCEY, au témoin.
Connaissiez-vous le prévenu avant qu’il ne se livrât sur vous, en pleine Académie française, à l attaque inqualifiable qui l’amène sur ces bancs?
M. ÉMILE ZOLA Pas le moins du monde.
M. FRANCISQUE SARCEY
Vous n’aviez jamais eu de querelle ensemble?
M. ÉMILE ZOLA Jamais.
M. FRANCISQUE SARCEY
Ni avec lui, ni avec aucun membre de sa famille?
M. ÉMILE ZOLA Je le jure.
M. FRANCISQUE SARCEY, au prévenu. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
M. PIERRE LOTI
Je ne pouvais pas prévoir que M. Emile Zola m écoutait, et j’espérais parler devant des gens du monde qui ne seraient pas assez indiscrets pour répéter mes paroles. D’ailleurs, je n’ai rien dit qui dépasse les bornes de la courtoisie que se doivent réciproquement les gens de lettres. J’ai dit que
M. Emile Zola ne connaissait ni les hommes ni la société, qu’il n’avait pas d’idéal, que ses ouvrages étaient malfaisants, et qu’il n’était jamais allé seu
lement à Taïti, voyage sans lequel je continue à affirmer qu’il ne saurait exister de véritable écri
vain. C’est ce que les gens de lettres ont toujours
eu l’habitude de dire les uns des autres. J’ajoutais qu’à mon sens, le plus grand génie des temps mo
dernes serait l’homme qui, ayant visité Taïti, le Japon, le Maroc, l’Algérie, Constantinople et le Monténégro, en parlerait dans des livres publiés autant que possible chez Calmann-Lévy. Mais je ne nommais personne.
M. FRANCISQUE SARCEY
On a cru y voir une allusion à vos propres ouvrages.
M. PIERRE LOTI
J affirme maintenant que je n’ai voulu en aucune façon diminuer M. Emile Zola, à qui il ne manque que d’être allé à Yokohama pour être un homme de génie.
M. FRANCISQUE SARCEY
La Haute-Cour appréciera ce bon mouvement.
Introduisez M. Paul Bourget, (a rincuipé.) Voici encore un écrivain que vous avez jugé dans les ter
mes les plus sévères. Et quel est cet écrivain? Celui qui, précisément, vous a fait la plus grosse réclame que vous ayez eue, en vous appelant pu
bliquement le divin Loti. (A m. Paul Bourget). Car c’est bien vous, n’est-ce pas, qui avez appelé l’inculpé le divin Loti?
M. PAUL BOURGET Je l’avoue.
M. FRANCISQUE SARCEY, au témoin.
Vous voyez le résultat de cette inconséquence. Que cela vous serve de leçon et vous apprenne à parler dorénavant de vos confrères avec plus de modération !...
M. PAUL BOURGET Je vous le promets.
M. FRANCISQUE SARCEY, au prévenu. Regrettez-vous votre conduite?
M. PIERRE LOTI, pleurant.
Je ne le ferai plus. (Emotion dans la salle,)
M. FRANCISQUE SARCF.Y


Nous allons délibérer.


(M. Francisque Sarcey revient bientôt et lit un jugement qui, tenant compte du repentir de l’accusé, le condamne sim
plement à copier trois fois « l’Assommoir » et à voter à l’Académie française pour M. Emile Zola, quand il se représeniera. L’assistance se retire visiblement impressionnée.)
Alfred Capus.