Il faut changer d air !
C’est le mot de la plupart des médecins à leurs clients lorsque l’heure a sonné des vacances de Pâques, aujourd’hui presque terminées,
il faut changer d’air!
Pourquoi? Le Bois est charmant, les boulevards ne sont pas désagréables, le Brevet supérieur de Meilhac est une jolie comédie qui en vaut une autre.
Pourquoi changer d’air? J’ai suivi le conseil de mon docteur comme tout le monde et j’ai imité les Parisiens qui ne semblent plus avoir qu’une idée (ab
surde) : quitter Paris! J’ai changé d air. Et qu’en est-il résulté ? J’ai changé d’eau. Il pleuvait à Paris, j’en suis parti, il a plu partout où je suis allé. J’ai eu froid, j’ai mal dormi, je n’ai rien vu. C’est ce qu on appelle prendre des vacances de Pâques.
Pour ceux qui seraient tentés de m’imiter — non pour moi — je voudrais bien risquer une demande à l’adresse des Compagnies de chemin de fer : pourquoi, dès qu’Avril est venu, supprime-t-on les
boules d’eau chaude dans les wagons? C’est, du moins, ce qu’on fait sur la ligne d’Orléans et je ne
crois pas que les autres compagnies agissent autrement. On ne supprime pas l’eau chaude parce que la température devient clémente, on les supprime parce que telle date règlementaire est arrivée.
Et s’il fait un froid pénétrant, comme la semaine passée, tant pis pour les voyageurs. Au 14 ou 15 avril il doit voyager sans boule chauffée et se geler les pieds si la température a baissé. Ainsi le veut le sacro-saint règlement qui mène tout autocratiquement dans notre France démocratique.
Mais que vais-je parier des voyages de Pâques ! Ils sont finis, à la grande joie de ceux qui les ont témérairement entrepris et qui sont, avec joie, ren
trés au bercail. Nos députés ont rempli les trains de leurs personnes. Ils ne parlent plus, ils se reposent. Ils se retrempent, comme ils disent, dans le sein de
leurs électeurs. Grand bien leur fasse, à ceux-ci et à ceux-là !
Et, depuis que les députés sont partis (la remarque sera toujours constante) le calme est revenu et les nouvelles sensaüonneîles deviennent rares. Les nouvellistes cependant font des nouvelles de tout.
L’autre jour, le duc d’Aumale invite M. Emile Zola à dîner. Le fait est aussitôt télégraphié par les agences à tous les journaux de province. On se demande là signification de l’invitation. Eh! eh! disent les uns. Oh! oh! disent les autres. Eh! mon Dieu, la chose est des plus simples : c’est un grand seigneur d’un haut esprit invitant un écrivain de populaire renommée. Mais il y avait de la copie làdedans. On en a tiré de la copie. Il faut bien inventer des questions.
Je m’étonne qu’on n’ait pas ouvert une enquête sur cette autre question :
— Le brevet supérieur est-il utile aux jeunes filles ? — Que pensez-vous du brevet supérieur?
Je ne parle pas seulement de la pièce de Meilhac et de Mlla Réjane. Je parle de l’institution même du brevet.
M. Renan était tout indiqué pour répondre sur un tel sujet, comme sur tous les autres. Et, à sup
poser que l’enquête ne donnât pas de résultat, il y avait à écrire une bien jolie comédie, moderne en diable, sur ce Brevet supérieur qui.est l’étoile po
laire de toutes les jeunes tilles, étoile trompeuse qui mène non à la Baie des Trépassés mais à la Baie des Déclassées.
Oh! le brevet supérieur! Avoir son brevet! Conquérir son brevet!
— Ma fille a son brevet!
Cela équivaut au fameux : Notre fille est princesse! de Léon Gozlan.
A quoi mène-t-il, ce brevet? Quelle chance, je ne dirai pas seulement de bonheur mais d’existence, assure-t-il à celle qui l’a conquis, et qui, pour parler la langue de l’opérette, a décroché cette timbale? Où il mène? A rien. Il donne des espoirs et prépare des regrets!
Certes,jene demande,pas qu on laisse les femmes dans l’ignorance où les veut maintenir Chrysa le et je souhaite que leur savoir se hausse un peu plus qu’à
Connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse !
Mais je ne réponds pas que l instruction rendra plus heureuses les femmes qui entrent dans la vie leur brevet supérieur à la main en disant :
— Place! je suis brevetée. Faites-moi place !
O pauvres brevetées sans garantie du bonheur! Brevets qui font sourire la fortune! Il en est de ces brevets supérieurs comme des diplômes des ba
cheliers. Demandez à Jules Vallès où ils mènent, ces diplômes. Tickets de pions, dont beaucoup de
viennent des révoltés. Certes, elle nous amuse de
puis la sémsiùe passée, MUe Réjane, enamourée de son brevet. Mais il y avait plus qu’à nous divertir avec un tel sujet, il y avait à nous faire songer. Ce n’est pas gai, le sort des brevetées. Il est vrai qu’on ne prend généralement pas un billet pour les Variétés afin d’y aller, du fond de sa stalle, philosopher sur le sort des femmes. On a remarqué, parait-il, que la plupart des jeunes filles qui se présentent aux examens du Conservatoire étaient mu
nies de leur brevet supérieur. O moralité de ces brevets ! Comme ils n’assurent rien aux femmes, celles-ci se précipitent vers la carrière la plus aléa
toire et la moins supérieurement brevetée. Au lieu des ignorantes éprises d art qui montaient autre
fois sur les planches, nous avons les déclassées de la bourgeoisie, qui veulent entrer au théâtre comme en un pensionnat et parce que le théâtre est un métier. Institutrice ou actrice, pas de milieu.
On a tout récemment constitué une commission, ornée de deux sous-commissions, pour réformer le Conservatoire. Réformons, reformons, il en res
tera toujours quelque chose. Pas grand’chose, peutêtre, mais il est bien permis d’essayer. Hélas ! la première réforme devrait porter sur le recrutement. Je voudrais qu’on demandât à chaque concurrente :
— Avez-vous votre brevet supérieur? Et, si elle l’avait, qu’on lui répondît :
— Eh bien, mademoiselle, vous vous trompez de chemin. Le Conservatoire n est ni l’Hôtel-de-Ville ni la Sorbonne.
Au théâtre mieux vaut les enragées que hante le démondes coulisses et- il ont l’estomac ne redoute point la vache également enragée. Elles n ont pas toujours du talent, mais elles ont du moins l’âme cabotine, et non l’esprit pédant des brevetées qui se trompent de route et apportent sur la scène ces
grâces sèches de sous-maîtresses qu’elles prennent pour l’élégance suprême. Oh! qu’on n’ait pas de brevet, mais qu’on soit supérieur, voilà le rêve !
Et, comme première réforme, j’exigerais que les amoureuses de l’art fussent des amoureuses de la misère, tandis que la plupart ne se figurent le lé
gendaire chariot de Thespis que sous la forme d’un petit coupé.
O bois sacré cher à la Muse,
Ton vrai nom, ton nom c’est le Bois !
Le Bois de Boulogne avec son tour du lac ! Et les lauriers du théâtre se mêlant agréablement au persil !
Mais ce sont là des questions que ni les commissions ni les sous-commissions ne résoudront jamais.
En fait d’actrices, les Parisiens se sont intéressés au procès intenté par le directeur du Concert-Parisien à sa pensionnaire Mlle Yvette Guilbert. Le di
recteur demandait à la divette (pardon, à la diva) cent cinquante mille francs de dommages-intérêts, parce que Mlle Guilbert jouait une revue de fin d’an
née au Théâtre des Nouveautés, et qu’elle la jouait parfois, cette revue, en matinée, à l heure où son café-concert n’a pas encore ouvert ses portes.
— Mlle Guilbert . appartient exclusivement au Concert-Parisien, disait le directeur, répétant le mot fatidique : ex-clu-si-ve-ment.
— L’engagement de Mlla Guilbert porte qu’elle pourra jouer en mars et en avril sur un théâtre quelconque, à son choix, répondait M? Davrillé des Essarts, l’avocat de la chanteuse.
Ce différend n aurait pas fortement intéressé le public si certains dessous de la vie de théâtre (le café-concert est un théâtre) n’y avaient été révélés.
Et un de ces dessous est celui-ci : Mlle Yvette Guilbert a seule, de par son engagement, droit à la lettre de feu sur les motifs de gaz allumés dans Paris près du concert où elle chante. O révélation ultra-moderne! Qu’est-ce que l’humble vedette du comédien comparée à la lettre de feu de la diva? La vedette, c’est la simple constatation de la pré
sence d’un artiste en renom dans une pièce. La lettre de feu, c’est le rayonnement, c’est l’éclat fulgurant, c’est la gloire. Avoir droit à la lettre de feu, c’est l’avoir à jamais décrochée-cette timbale idéale dont je parlais tout à l heure. C est entrer dans le Panthéon lumineux des étoiles. Le voilà, le
voilà, le Brevet supérieur, c est la lettre de feu. On n a pas été grand’chose quand on n a pas été Bceuf- Gras, disait un humoriste d’hier ou d avant-hier; aujourd’hui, plus moderne, il dirait :
Et l’on n est rien ou pas grand’chose, Non, rien — sans la lettre de feu.
Oh! qu’elle en.aura fait rêver, des institutrices, la lettre de feu de M1Ie Yvette Guilbert!
Un correspondant du Times nous annonce la fondation d une nouvelle république au Brésil. L’Etat de Mato-Grosso s’est détaché de la Répu
blique mère et a proclamé son indépendance. Cette République de Mato-Grosso a pris le nom de Répu
blique Transatlantique. Je le regrette : Mato-Grosso, cela vous avait une allure. Tandis que République Transatlantique, cela ressemble vaguement à un paquebot. Mato-Grosso a un président, ce qui n é­ tonnera personne, et, par extraordinaire en Amé
rique, ce président n’est pas un général : il est vrai que c’est un colonel. Le colonel Barboso s’est mis à la tète du Mato-Grosso, il s’est emparé d un ar
senal, il commande à douze cents hommes de troupes. C’est un grand Etat que la République Transatlantique dont le«.drapeau nouveau, bleu et vert, porte une éi.olhr jnune au centre. Cela fait toujours sourire, Information d un petit Etat minus
cule au milieu de ce mouvement qui emporte les peuplés vers les grandes et grosses agglomérations. La République d’Andorre est une curiosité dans notre Europe — une République bibelot. La Ré
publique Transatlantique, inventée et gouvernée par le colonel Barboso, sera peut-être l’Andorre de l’Amérique du Sud.
Mais combien peu Paris s’inquiète de ces Républiques liliputiennes, de ces petites— et même immenses — fourmilières ! La maladie de la mar
quise de Galliffet a plus intéressé que Mato-Grosso. Madame de Galliffet ! J’étais dans un petit village de Bretagne, prenant le frais d’avril pour quelques
jours, lorsque la nouvelle de cette maladie m’est arrivée par un petit journal traînant là sur une table d’auberge. Assis devant une fenêtre, je regar
dais sous le ciel gris un petit jardin de curé, silencieux et humide, entouré de murs tristes et où fleurissaient des pommiers, avec de pauvres lilas trop précoces gelés et frits par quelque nuit froide. Et je me disais que les Parisiens ont de l’esprit qui
ne se fient point aux faux printemps et restent chez eux, à portée -des concerts et des théâtres, lorsque brusquement ce nom, marquise de Galliffet, me reporta à des souvenirs anciens, à une époque pleine de bruit et de fêtes, et je revis tout un monde évanoui, des premières oubliées, des che
veux blonds exquis dans quelque avant-scène, et de délicieux visages qu’on se montrait, que nous regardions, nous collégiens, avec des admirations de Chérubin contemplant la comtesse Almaviva.
— C’est Mme de Galliffet!
— C’est Mme de Pourtalès !
Quelles grâces et quelles séductions! Elles illuminaient, non pas de leurs diamants mais de leurs regards, une salle de spectacle. Leurs éventails dominaient le todes bravos en touchant leurs belles
mains blanches. Et tandis que Mma de Metternich le cassait de colère, son éventail, parce qu’on sifflait devant elle le Tannhauser de Wagner, elles agitaient le leur en l honneur de ce gai, spirituel, pimpant Offenbach qu’on éreintait alors et qu on ap
plaudissait à outrance, et que les philosophes moroses accusaient de mener la danse de Saint- Guy de la société et qui menait seulement, avec un talent hors de pair, la danse de l’opérette!
Mme de Galliffet! Et soudain j étais loin, bien loin de ce bourg breton, où les coiffes blanches fraternisaient avec les cols bleus —jolies filles et ma
rins se promenant le long des haies piquées de fleurs d’or — j’étais loin des héros de Pierre Loti et j étais, en pensee, dans ce Paris dont cette grande dame si charmante fut une des reines, reine par le nom, par le rang, par la beauté, par la bonté — une reine dont une dépêche annonçait l’état déses
péré. Et pas un de ces gars, marins de Lorient en congé, pas une de ces belles filles aux yeux couleur de mer, n’auront su ce nom qu’elles trouve
ront dans leur petit journal, si elles le lisent. Mais j’ai éprouvé, moi, en le lisant, une mélancolie particulière, -celle des Parisiens exilés qui - par un
vieux fredon entendu, par un nom prononcé, par un fantôme passé — se trouvent soudain rapprochés de leur Paris, ramenés vers la ville unique qu’on ne devrait jamais quitter.
Rastignac.
COURRIER DE PARIS