LE PRIX DE LA VIE


Depuis le ler février, l Europe vit sous un nouveau régime douanier. L’établissement des taxes qui doivent frapper à leur entrée dans chaque pays les matières premières ou fabriquées provenant des pays voisins a donné lieu aux discussions les plus ardentes, aux polémiques les plus vives. Les dé
fenseurs de la liberté commerciale, absolue ou réglée par les traités de commerce, et les partisans de la protection à outrance se sont livré un combat acharné et, en France, la lutte a été particulièrement chaude. Ces tarifs, disaient les premiers, ruineront notre commerce d’exportation; ils produi
ront une élévation du prix de tous les objets, de ceux surtout qui sont le plus nécessaires à la vie. En protégeant nos agriculteurs, nos industriels, répliquaient les autres, nous enrichirons notre pays, nous accroîtrons sa prospérité. Et les discussions n’ont pas pris fin le 1er février. Pendant que les protectionnistes chantent des airs de victoire, les
libéraux se lamentent. Des cafetiers, désireux de rapidement s’enrichir, élevaient du jour au lende
main de cinq centimes le prix du bock ; et, généralisant bien vite, les partisans des traités de com
merce annonçaient que toutes les denrées allaient suivre l’exemple un peu hâtivement donné par la bière, que tous les prix allaient augmenter.
Chants de triomphe et cris de désespoir sont également prématurés. Ce n’est pas en quelques jours qu’il est possible de constater les effets du nouveau régime. Des approvisionnements considérables ont été faits, à la veille de l’échéance des traités; les récoltes de 1891 étaient vendues le 1er février, et il faudra attendre plusieurs mois pour connaître l exacte répercussion sur le prix de la vie des tarifs nouvellement établis. Ce n’est pas avant un an, au moins, que les éléments seront connus qui per
mettront de dire soit avec les protectionnistes : « La France s’est enrichie, son commerce n’a pas souf
fert, la vie n’estpas plus chère »; soit avec les libreéchangistes : « Le commerce périclite, les prix se sont élevés, la vie est plus chère. »
Afin de pouvoir, en toute connaissance de cause, discuter les effets des nouveaux tarifs de douane, Y Illustration, qui ne saurait se désintéresser d’une question aussi essentielle, aussi vitale, a voulu dresser un tableau qui fixe, à la date du 1er fé
vrier 1892, le prix des matières les plus nécessaires à l’existence : le pain, la viande, le lait, le beurre, le sucre, la bougie, le gaz, le pétrole, le café, le charbon de terre, la bière, les pommes de terre. Les chiffres qui figurent dans ces tableaux, nous les avons demandés soit aux Chambres de commerce des différentes villes, soit aux ambassades et aux consulats de France à l’étranger. C’est dire qu’ils constituent un véritable document officiel. Le 1er février prochain nous mettrons à nouveau à contribution l’obligeance de nos correspondants
bénévoles — que nous tenons à remercier ici de leur empressement à nous renseigner — et, de la comparaison des documents ainsi établis, nous pourrons en toute sécurité déduire les conséquences rigoureusement exactes de la révolution douanière.
Il est fort possible, au reste, que les variations que feront subir aux prix des denrées les transformations des taxes douanières soient peu consi
dérables. Les droits qui frappent à leur entrée dans un pays les produits qui y sont introduits ne re
présentent en effet qu’une partie des impôts qu’ils doivent acquitter. Les patentes, les impôts indirects et notamment les octrois, les monopoles, pè
sent sur les objets de consommation; et les prix payés par le consommateur ne sont qu une résultante de ces nombreux facteurs.
Quoi qu’il en soit, les tableaux que nous publions vont, dès aujourd’hui, nous permettre de nous livrer à un travail des plus intéressants; car ils nous
mettent en main les éléments nécessaires pour comparer le coût de la vie, sinon dans les différents pays, au moins dans les principales villes de l Europe. Paris, dit-on communément, est la ville du
Il résulte tout d’abord des chiffres inscrits dans ce tableau que Paris n’est pas la ville de France où la vie est le plus chère : à Nice et à Marseille
notamment, les prix sont, en général, sensiblement supérieurs aux prix correspondants de Paris. Il serait fastidieux de comparer entre elles et à Paris ces différentes villes en examinant successivement chacun des objets figurant au tableau. Cette comparaison peu récréative ne nous donnerait d ail
leurs pas les renseignements que nous demandons à l’étude que nous avons entreprise. On consomme des quantités variables des divers produits sur les
quels a porté notre enquête; telle matière, le café, par exemple, peut être d’un prix très faible dans une ville, sans que la vie y soit bon marché si le
pain ou la viande y coûte cher, et réciproquement la vie sera bon marché dans une ville où les den
rées essentielles seront d’un prix peu élevé, même si les objets de consommation moins courante coûtent cher.
Pour avoir des termes satisfaisants de comparaison, nous avons pris pour base de la consomma
Nous pouvons faire quelques remarques préliminaires sur les chiffres contenus dans ce tableau. Exception faite de Bruxelles et de Londres, le pain coûte à Paris moins cher que dans les autres villes dont nous nous occupons. Signalons que, si à Saint- Pétersbourg le prix que nous avons inscrit pour le kilogramme de pain est énorme (0,78), c’est que nous nous occupons du pain blanc qui est, en Rus
sie, un aliment pour les riches seulement ; le prix du pain du peuple, le pain de seigle, est actuelle
ment à 0.48, et ce chiffre est supérieur au chiffre normal par suite de la disette. Les prix du beurre et du lait sont dans toutes les villes sensiblement les mêmes qu’à Paris, sauf à Berlin, Bruxelles et Genève, où ils sont moins élevés. Pour la viande,
monde où la vie est le plus chère. Interrogeons à ce sujet les documents que nous possédons.
Voici d’abord un premier tableau relatif aux grandes villes de France :
tion les quantités données aux soldats dans notre armée. Chaque soldat a droit, quotidiennement, à 1 kilogramme de pain, à 300 grammes de viande, à 1 kilogramme de légumes et à 1 kilogramme 300 de chauffage. On peut estimer à 1 litre de bière et à 1 /8 de litre de pétrole, les quantités nécessaires à chaque individu pour la boisson et l’éclairage. Si, sur ces données, nous calculons le coût de la vie dans les villes figurant au tableau précédent, on constate que la dépense quotidienne que doit y faire chaque habitant pour son pain, sa viande (bœuf, 2e qualité), ses légumes (pommes de terre), son chauffage, son éclairage et sa boisson (bière) est à Nice, 1 fr. 67; à Bordeaux, 1 fr. 57; à Mar
seille, 1 fr. 53; à Paris, 1 fr. 52; à Poitiers, 1 fr. 44; à Lyon, 1 fr. 42, et à Douai, 1 fr. 36. Les prix de Paris sont donc, relativement à ceux des autres grandes villes de France, des prix moyens.
Comparons maintenant, sur les mêmes hases que celles qui viennent de nous servir, le coût de la vie à Paris, dans quelques-unes des capitales d’Europe, et à Nexv-York.
c’est à Saint-Pétersbourg, à New-York et à Vienne seulement que les prix sont inférieurs à ceux de Paris. Le prix du gaz est des plus variables sui
vant les villes : les monopoles ne sont assurément pas sans influence sur ces variations. Le prix du charbon diffère également beaucoup suivant les villes : la cause en est à l inégale répartition sur le globe des centres houillers. Pour ce qui est de la bière et des pommes de terre, il ne faut pas se préoccuper outre mesure des différences parfois énormes que présentent les chiffres de notre ta
bleau; cela tient à ce que, dans certaines régions, la bière est une boisson commune, et dans d’autres une boisson de luxe; et, de même, que, dans quelques pays, la pomme deterre, moins cultivée qu’en
1° Principales villes de France
VILLES
PAINLUT
BEURRE
VIANDE
de
bœuf ^qualité
VIANDE do
bœuf 2e qua
lité
VIANDE mou
ton
lrequalité
VIANDE mou
ton
2 qualité
VIANDE porc
jambon
SUCREBOUGIEGAZ
HUILE de

trole
CAFÉ en
grains
CHARBON
de terre
BIÈRE
POMMES
de
terre
p kilole litrele kilole kilole kilole kilole kilole kilole kilole kiloni. cubele litre
le kilo1000 kilosl’hectol.
100 kilos
Bordeaux...........0 400 253 902 502 20
2 602 202 401 152 20
0 210 462 8026 »
30 »12 »
Douai......................0 360 20
3 202 202 »2 402 202 201 151 700 21
0 455 »
19 »13 »
Lyon.....................0 390 202 601 701 501 701 601 601 500 280 45
27 »38 »
6 »
Marseille...........0 420 354 »3 »2 10
2 50
1 503 151 10
2 »
0 330 454 5040 »
25 »12 >
Nice........................0 400 403 503 »1 80
2 »1 60
3 »
1 202 20
0 250 506 »45 »50 »
12 »
Paris.....................
0 40
0 404 »2 201 902 502 i.3 »1 202 500 300 55
5 4050 »30 »Il 75
Poitiers..............0 350 302 »
2 »1 902 502 »1 601 202 »0 40
0 555 6040 »30 »10 »
2° Grandes capitales de l’Europe et New-York VILLES
PAINLAITBEDRRE
VIANDE
de
bœuf lre
qua^ lité
VIANDE
de
bœuf
qualité
VIANDE mouton lrc
qualité
VIANDE mouton
2e
qualité
YIANDE porc
jambon
SUCRE
SOUCIE
GAZ
HUILE de

trole
CAFÉ en
grains
CHARBON
de
terre
BIÈRE
POMMES
de
terre
le kilo
le litre
le kilole kilo
le kilo
le kilo
le kilole kilo
le kilole kilo
mètre cubele litrele kilo1000 kilosl’hectol.100 kilos
Berlin.............................
0 500 253 252 50
1 802 502 »4 »
i »2 100 190 305 ..30 »25 »9 »
Bruxelles...................0 300 242 653 »
2 25
2 80
2 252 70
0 971 50
0 120 17
2 0525 »15 «
8 «
Genève...........................0 400 202 752 151 452 151 853 200 55
1 600 250 252 80
50 ..
32 »9 »
Londres........................0 37
0 453 702 75
1 752 751 752 60
0 642 »0 130 224 5030 »27 5022 »
Madrid...........................
0 420 503 502 50
2 »
2 502 »
3 50
8 802 »0 400 805 »58 »50 «15 »
New-York..................0 500 504 »1 75» 881 750 881 75
0 502 75
0 23.5
0 20
1 20
27 5042 »17 35
Paris...............................0 400 404 »2 201 902 50
2 »
3 »
1 202 500 300 555 4050 »30 »Il 75
St-Pétersbourg...0 780 605 »1 601 301 601 70
1 501 200 480 204 2055 »52 »»
Rome..............................0 42
0 40
3 60
1 951 802 101 603 901 601 750 290 605 4036 »30 »»
10 »
Vienne...........................0 58
0 293 302 101 601 400 92I 051 051 »0 220 463 »36 5051 70
10 60