Quand ces lignes paraîtront nous serons au 1 mai, et tous ces jours-ci on se sera occupé de la nouvelle explosion qui a formé le prologue du procès Ra
vachol. Un homme à moitié tué, voilà certes de quoi contenter les anarchistes. Ah ! le beau printemps que celui-ci, et les beaux prin
temps qui nous sont promis désormais! Joli mois de mai, quand tu reviendras, tous les ans, les anarchistes feront un journal orné d’un article de M. Zola, et célébreront la fête du travail. Seuls les sergents de ville et les soldats travailleront ce jour-là, groupés à travers les villes, ou consignés dans leurs casernes. Et, maintenant que le pli est pris, que la fête est fondée, le lcl mai, au lieu d’é­
voquer une idée de lilas et de soleil, évoquera l’image de fusils en faisceaux et de travailleurs er
rant les mains dans les poches, et regardant les bourgeois dans le blanc des yeux. C’est gai.
Au moins, les braves gens qui ne s’occupent pas de politique pouvaient autrefois se dire que le printemps est une belle chose, et qu’il fait bon, quand arrive le premier dimanche de mai, aller voir fleurir les fleurettes et admirer le vert des feuilles. Maintenant c’est, fini. Le Ie1 mai, c’est et ce sera éternellement — et partout — le grand étalage de la haine et la grande manifestation de ceux qui n’ont rien et qui voudraient avoir tout, contre ceux qui possèdent. O ce beau dimanche de mai ! comme il ferait bon le passer aux chàmps, loin de tout souci! Mais non! on votera, ce jour-là, par toute la France, on passera sa journée à dépo
ser des bouts de papier dans des boîtes de bois blanc, et, le soir, à déplier ces papillottes pour y chercher les noms que le suffrage universel aura sacrés.
Pendant ce temps-là, quelques énergumènes crie-, ront çà et là : A bas les juifs , pour faire plaisir à M. Drumont, et Vive liavachol! pour répondre au jugement de la cour d’assises.
Les anarchistes auront beau s’insurger contre les lois, il est une loi qui domine toutes les autres, c’est la nécessité de vivre. Une société qui vit se défend et continue son chemin. La dynamite n’est ni un argument ni un ralentissement. Donc, on se distrait, comme si le l61 mai n’était pas le 1er mai, et on oubliera le procès de Ravachol. On va rire au, Palais-Royal oii M. Georges Feydeau donne un gai,vaudeville : Monsieur chasse ! On va s’émouvoir à l’exposition de Ralfet, devant ces patriotiques li
thographies qui agitent un drapeau troué, glorieux,
au-dessus de nos misères. On fait des pieds et des mains pour assister, comme de coutume, au Vernis
sage. du Salon des Champs-Elysées. On se demande srÉ alammbô passera bientôt à l Opéra. On est un peu nerveux en se disant que les troupes de secours pour le Dahomey ne partent pas vite. On est attristé de la mort du compositeur Lalo, qui fut un maître de notre école nouvelle. On parle peu des évêques, quoiqu’ils fassent tout pour qu’on parle beaucoup d’eux. Voilà où l’on en est, et, à dire vrai, les Pari
siens éprouvent le besoin de réagir contre les idées noires qu’évoque la dynamite. Mais ceux-là sont-ils la majorité? Souhaitons-le.
Edouard Lalo n était pas très connu de cette majorité-là. C’était un artiste rare, vivant sans tapage, d Uno existence moderne et laborieuse. Il avait connu la lutte. Aprement il avait travaillé, se heur
tant aux difficultés que rencontre le musicien plus que tout autre artiste. Sa réputation ne lui était venue que fort tard, mais elle lui était venue en un soir, le soir du Roid Ys, où vraiment son nom avait été acclamé comme celui d’un maître inspiré.
Il y avait une foi dans cette légende du Roicl Ys dramatisée par Edouard Lalo. Les vieilles cloches d’Armorique y semblaient chanter leur cantique mystérieux. L’apparition de ce saint de Bretagne correspondait à cet étrange goût du mysticisme qui s’est emparé des plus sceptiques parmi les Pari
siens raffinés. On fit un chaud accueil à l’œuvre de Lalo, et Lalo étonné, bien heureux, fut payé, ce soir-là, de toute une existence d’attente, d’inquié
tude et de bataille. On put même croire, un moment, que le succès du Roi cl Ys sauverait la direction si compromise de M. Paravey. Ce ne fut un vrai suc
cès que pour le musicien, qui connut enfin les douceurs de la gloire. L’auteur du Roi cVYs était quel
qu’un. L’Institut allait certainement lui donner une de ses premières places. Il travaillait, en attendant, à une Jacquerie dont ses amis, qui en ont entendu des fragments, disent le plus grand bien, ce qui ne serait pas une raison pour que l’œuvre lut bonne,
car les louanges et les critiques d’amis ne signifient rien. Mais il parait que cette Jacquerie est vraiment supérieure, et il serait à souhaiter que quel
que musicien fît pour elle ce que M. Massenet fait si sympathiquement pour la Kassia de Léo Delibes, qu’il met au point.
Il y aurait sans doute une différence : Léo Delibes, en mourant, laissait sa Kassia achevée.
— C’est un chef-d’œuvre, disait-il en souriant à ce mot de chef-cl œuvre, car il avait de l’esprit et de la modestie.
La vérité est que cette Kassia est un chef-d’œuvre. Quelque chose de délicieux. L’auteur avait à y travailler peu quand il est mort. M. Massenet ne fait qu’exécuter, en quelque sorte, la volonté artis
tique du maestro disparu. En est-il de même de la Jacquerie de Lalo? L’auteur Lavait-il poussée au point que l’Opéra-Comique, par exemple, puisse la représenter comme la Kassia de Delibes? Je n’en sais rien. Mais je tiens à donner un souvenir ému à cet artiste sans charlatanisme, vraiment digne,
vraiment inspiré, laborieux et patient, qui a ajouté une page, un titre, un nom, à l’histoire de l’art mu
sical de notre temps. On oubliera bien des noms à tapage qu’on se souviendra encore de celui d’Edouard Lalo.
A Choisy-le-Roi, l’autre dimanche, on a fêté un musicien de hasard qui est demeuré assez célèbre : Rouget de l’Isle,l’auteur de la Marseillaise. L’hymne
qui a gagné des batailles vaut mieux que l’auteur qui lit des vers pour les Bourbons après en avoir fait pour la République. On raconte que vieux, et ami de son repos, il hochait la tête quand il enten
dait l’air à peu près improvisé par lui chez M. Diétrich à Stasbourg, et il disait :
— Diable ! Cela va mal, voilà qu’on se met à chanter ma Marseillaise !
Rouget de l’Isle serait le premier auteur qu’une audition de son œuvre eût ennuyé. Ce qui est cer
tain, c’est que l’homme importe peu, la chanson a de la gloire dans les ailes. Lorsque le maréchal Bosquet, sa montre à la main, dans la tranchée devant Malakoff, regardait, guettait l’heure fixée pour l assaut, au moment de dire ! En avant ! il leva son épée et jeta ce cri à sa musique:
— Allons, la Marseillaise ! Et à. l’assaut !
On ne l’entendait plus depuis longtemps, cette vieille chanson chauvine. Elle donna des ailes aux grenadiers. Elle les gi’isa comme un vieux vin sou
dain débouché. Que n’a-t-elle eu toujours ce don, ce féerique don de victoire !
On a inauguré dimanche dernier, en même temps, deux statues de républicains : celle du convention
nel Cassanyes, à Canet, dans les Pyrénées, celle de Denis Dussoubs, à Limoges.
Dussoubs fut une victime du Deux-Décembre. Il tomba sur une barricade, comme Baudin. Cas
sanyes avait été le représentant des Pyrénées- Orientales à la Convention et, comme tel, chargé d’escorter les armées qui défendaient la frontière contre les Espagnols. Pauvre petit barbier de vil
lage, il s’éleva jusqu’à l’héroïsme, et je sais de lui un mot très simple qui vaut ceux de l’antiquité qu’on nous enseigne à admirer sur les bancs du collège.
C’était aux Pyrénées justement, dans une bataille. Cassanyes, la plume tricolore au chapeau, l’écharpe au ventre, se tenait debout sur une roche,
au milieu de la fusillade. Les balles bourdonnaient comme un essaim d’abeilles.
— Citoyen, crie un général au conventionnel, descendez vite ! Vous allez vous faire tuer!
Et Cassanyes, toujours debout sur son roc, de répondre avec son accent pyrénéen :
Impossible ! Je reste ici. Ce n’est pas pour mo . Mais je neveux pas, en descendant, humilier les couleurs nationales !
S il ne lut pas tué, ce fut miracle. Le brave homme méritait bien une statue dans ce coin de terre qu’il a si vaillamment défendu.
Nous sommes loin, avec ces personnages, des salons où Mme Aubernon de Nerville ibsénise, suit la mode et fait jouer la Maison de Poupée de cet Ibsen dont quelque directeur intelligent devrait bien nous montrer cette pièce ironique et saisis
sante : Un ennemi du Peuple. Nous sommes loin de cet autre salon où Mme Porgès offre à ses invités la première représentation de la Loge de la Uivette où
Mlle Reichenberg imite Yvette Guilbert,quandilsemblerait logique qu’Yvette Guilbert imitât Müc Reichenberg. Oui, nous en sommes loin, et ces salons, cette semaine, ne vont-ils pas être un peu clos ?
— Pourquoi?
— Et! parbleu, à cause des anarchistes!
A vrai dire, je trouve qu à Paris il y a autant d’étrangers, autant de gaîté, autant d’entrain, qu’au printemps dernier, et je le répéterai avec plaisir ce que j’affirmais tout à l’heure : on s inquiète beau
coup moins de Ravachol, des ravacholiens et du ravacholisme qu’on le suppose. On vit et, quand il fait beau, on est heureux de vivre.
M. Edouard Drumont, autre trouble-fète, s’amuse vainement à annoncer que le choléra pourrait bien nous venir, apporté par des juifs, nécessairement.
On laisse le fondateur de la Libre Parole fulminer à son aise contre le judaïsme, chargé de tous les péchés d’Israël. Nos radicaux agitent le spectre noir. M. Drumont continue à brandir le spectre juif. Tout cela distrait comme un intermède.
Et, comme tous les ans, la Société contre l abus du tabac a tenu, la semaine dernière, sa séance so
lennelle. Elle a distribué des récompenses aux per
sonnes qui se sont signalées par leur zèle dans la propagande des idées anti-nicolinistes. Mais si le fisc blâmait ces mêmes personnes sous le prétexte qu’elles empêchent les impôts de grossir?
Et, là-dessus, la question éternelle s’est posée : — Le tabac est-il utile? le tabac est-il nuisible? La réponse varie selon les personnes auxquelles
on la pose. Si on fume on déclare letabac innocent. On le déclare périlleux si l’on ne fume pas.
— Je ne saurais écrire si je n’ai pas, au préalable, allumé une cigarette, déclare tel écrivain.
— Quand je fume j’ai la tête lourde pendant une demi-journée, dépose tel autre.
On ne saura jamais tout ce que l’humanité aura, de par ses poètes, trouvé de rêve dans les spirales bleues de la fumée de tabac. On ne saura jamais ce qu’elle a étouffé de pensées claires dans l opa
cité de cette même fumée. Tout cela dépend des goûts ou plutôt des tempéraments.
Le condamné à mort qui demande à fumer une dernière pipe trouve certainement du courage dans son tabac. Il y aurait cruauté à le priver de cette bouffée suprême.
J’imagine donc qu’en dépit de la Société contre l’abus du tabac, la fumée dissimule à bien des
gens les tristesses de la vie, comme elle voile, pour ce condamné, ou atténue la nécessité de la mort.
Je vois, parmi les personnes récompensées par la Société contre l abus du tabac, quelques femmes et beaucoup d officiers, dont un chef d’escadron et un général. Ce général a-t-il fait renoncer ses hommes à la pipe ou au cigare?
Renoncer au cigare ! Mais c’est de l’héroïsme !
J’ai entendu dire au général Chanzy ces propres paroles :
— Si j’ai fait quelque chose de courageux dans ma vie, c’est de m’être déshabitué de fumer !
Il avait raison. Mais quelle récompense lui eût donc décernée la Société contre l’abus du tabac?
il est vrai que, si l’on proscrivait le tai>ac, on trouverait quelque toxique nouveau ou quelque stupéfiant inédit. On ferait comme dans cette opérette des Bouffes, Eros, où l’on voit de vieux bour
geois féroces et irrités prendre l’Amour, lui lier les ailes et le jeter à la mer. A peine l’Amour esùil mort que le monde devient morne, inutile et vide.
Plus d’amour, partant plus de joie! avait dit Lafontaine.
Eros pouvait être une opérette plus sautillante, mars l’idée, qui doit être de Jules Noriac, l’auteur la Bêtise humaine, est jolie et d’une philosophie narquoise. Noriac! Nos jeunes gens doivent peu se soucier de ce nom du spirituel fantaisiste! Ils sont sévères, les jeunes, et leurs admirations vont vite, je veux dire qu’elles disparaissent vite.
Dans une de leurs revues littéraires, je lisais ce mot cruel appliqué à un des maîtres-conteurs de ce temps . M. Guy de Maupassé... Iis ne résistent pas à faire un mot, même méchant, même mauvais.
Place aux jeunes !
La semaine prochaine je vous parlerai de la vente de la galerie Alexandre Dumas. Ce sera un événement parisien qui fera verser beaucoup d’encre!
— J’arrive à un moment où, en fait de tableaux on aime à ouvrir les fenêtres et à regarder!’
Soit! Mais que sera donc le Salon de 1892? Deux ou trois mille fenêtres, ouvertes sur deux ou trois mille sujets. Allons donc au vernissage.
Rastignac.
COURRIER DE PARIS