LA PETITE COMÉDIE
LE VERNISSAGE
C est une chose universellement reconnue que jamais la peinture française n a été plus prospère que depuis trois ou quatre ans. Deux Salons suffi
sent à peine à satisfaire la curiosité et, d autre part, la statistique nous fournit des détails qui sont de nature à rassurer tous ceux que préoccupe l avenir de l’art dans notre pays.
Par exemple, en calculant la superficie des paysages soumis chaque année à la haute appréciation du public parisien, on trouve qu ils représentent en moyenne une étendue de douze hectares, trois ares et cinq centiares, par an ; en comptant les expositions privées.
Sans être aussi importants, les scènes de guerre et d’histoire arrivent en seconde ligne avec cinq hectares et douze ares.
Les natures mortes ne leur sont guère inférieures et le chiffre de quatre hectares et neuf ares prouve que l’art de représenter sur la toile des légumes, des fleurs, des fruits et de la viande de boucherie, n’est pas près de tomber en désuétude.
Si l’on ajoute deux hectares de portraits et un hectare et demi environ d’aquarelles, de pastels et de tableaux divers, on trouve le total imposant de vingt-cinq hectares huit ares et cinq centiares de toiles artistiques par année, ce qui est le maximum de peinture qu’ait jamais produit une nation civilisée.
Cet ensemble magistral est fourni par une masse de seize mille trois cent quatre-vingt et un peintres,
d après le dernier recensement. Ils sont répartis sur toute l étendue du territoire et se divisent ainsi :
Hommes-...,.................. .10.540 Femmes__ ................. 4.810 Enfants................................. 1.031
16.381
C’est le département de la Seine qui contribue à cette statistique pour la plus grande part ; et c’est le département des Basses-Alpes qui arrive en der
nier. Il ne présente, en effet, que neuf peintres ; encore est-on obligé de compter parmi eux M. Joseph Reinach qui n a qu un talent d amateur.
L ouverture du Salon est précédée de la solennité du vernissage, qui joue un rôle capital dans la vie parisienne. C est, en effet, à partir du vernissage,
et à partir du vernissage seulement, qu on a le droit de porter des pantalons clairs et que les femmes peuvent arborer des toilettes printa
nières. C’est également à cette époque que le Con
seil municipal autorise les arbres des Champs
Elysées à se couvrir de feuilles. Toute infraction à ces règles serait sévèrement jugée par l opinion publique.
Maintenant, pour montrer à quel point, et malgré ce qu’en disent certains pessimistes, le sentiment artistique est puissant en France, il suffit de dé
crire la journée de vernissage du véritable amateur parisien.
Il se fait réveiller à neuf heures par son valet de chambre qui lui apporte les vêtements qui conviennent pour aller regarder de la peinture, à savoir la redingote de fantaisie ou la jaquette noire.
Arrivée au Salon à onze heures. C’est ici qu’il faut faire une attention scrupuleuse. Le véritable amateur ne doit se laisser entraîner sous aucun prétexte à visiter les salles avant déjeuner: outre que ses meilleurs amis le montreraient du doigt en ricanant, il perdrait immédiatement sa réputation de connaisseur.
Il est établi et même prouvé qu’on ne peut sainement juger d’un tableau et en avoir une opinion originale que vers deux heures de l après-midi, lorsqu on a déjeuné dans un restaurant des Champs- Elysées.
Toutefois, un coup d œil sur la sculpture ne saurait vous faire de tort. Ne vous attardez pas de
vant un groupe déterminé, ce n est pas le moment.
Promenez-vous de long en large dans l immense hall du bas, en serrant la main des personnes que vous rencontrez. Cette petite marche à pied présente encore l’avantage de vous aiguiser l’appétit. Fumez une ou deux cigarettes. Ne causez pas peinture ni sculpture, l’heure n’a pas sonné. Contentez
vous de phrases vagues et courtoises : « Le Salon ne vaut pas celui de l année dernière. » « Trop de sculpture ! Tout le monde fait de la sculpture, au
jourd’hui. » «Quelle scie! il va falloir aller au Champ-de Mars dans quinze jours ! » « Est-ce stupide d avoir fait deux Salon ? »
Cela vous conduit tout doucement jusqu’à midi, et vous rejoignez la table que vous avez retenue dans votre restaurant habituel.
C est le moment le plus important de la journée. De la manière dont vous déjeunez dépend peut-être votre opinion sur le Salon et par conséquent sur tout l art contemporain. C est pourquoi il faut ap
porter un soin extrême à choisir votre menu et le restaurant où vous le consommerez. Il y a d ail
leurs, dans les établissements affectés au vernissage, des menus artistiques que l’on ne confec
tionne que ce jour-là. La base en est le saumon
sauce verte. Toutes les personnes qui s’intéressent un peu à l’art mangent du saumon sauce verte une fois au moins dans l année, la veille de l’ouverture du Salon des Champs-Elysées. On ignore absolument l histoire de cette curieuse coutume.
Quant à la composition de la sauce verte ellemême, c’est un de ces mystères que la science ne parviendra vraisemblablement jamais à approfon
dir. Les maîtres d hôtel s’en lèguent entre eux la formule de génération en génération, ainsi que fai
saient les alchimistes du moyen-âge pour certaines combinaisons précieuses. Ils ne divulguent à personne le secret de la redoutable mixture et celui qui le trahirait serait puni de mort.
Quelle est l’origine de la sauce verte? Elle remonte, disent les dictionnaires de cuisine, au siècle dernier. On raconte que le maître d’hôtel du duc de Richelieu s’amusa un jour, en manière de plaisan
terie, à mélanger dans un creuset toutes les subs
tances comestibles connues à cette époque. Il y ajouta mëmè divers objets qui lui tombèrent sous la main et il eut la curiosité de faire bouillir le tout pendant plusieurs heures. Il en résulta une pâte onctueuse, d’une couleur verdâtre, avec çà et là des points blancs. Quelques auteurs prétendent que cette pâte n était autre que la sauce verte qui est aujourd’hui la gloire de nos meilleurs restaurants.
Pourquoi la sauce verte est-elle particulièrement réservée au saumon? Pourquoi en fait-on une si grande consommation le jour du vernissage? Au
tant de problèmes qui passionneront les chercheurs et curieux de l’avenir.
Sans proscrire radicalement l’usage de la sauce verte, les médecins recommandent d’y apporter une extrême modération. Presque inoffensive, en effet, absorbée à petite dose, elle est fort dange
reuse en grande quantité et peut occasionner des
troubles graves. Il n est pas d’années où, pendant le vernissage, on ne soit obligé de transporter chez le pharmacien quelque visiteur atteint subitement d’un mal bizarre. S’il y a un docteur dans la so
ciété, il reconnaît immédiatement les symptômes de la sauce verte. On est arrivé à guérir cette affection en deux ou trois heures.
Si donc vous désirez juger les productions du Salon avec indépendance et une entière liberté d’esprit, contentez-vous de quelques grammes de saumon, légèrement humectés de la sauce tradi
tionnelle. Les restaurateurs semblent d’ailleurs avoir compris les préceptes de l’hygiène, car ils ont soin de servir ce mets par petits globules qui ne sont pas sans rapport avec ceux de l’homéopa
thie, mais qui présentent toutefois cette différence de coûter trois francs soixante et quinze chacun.
Trois restaurants, situés aux Champs-Elysées, sont accaparés le jour du vernissage par nos trois
principales écoles de peinture. L’école classique déjeune chez Ledoyen, et le fait d’y occuper une table est une profession de foi. Les membres de l’Institut y ont leur place depuis près d’un demisiècle et les garçons eux-mêmes savent prendre en vous servant ces attitudes aisées à la fois et correctes qui caractérisent la beauté des modèles antiques.
Les artistes et les amateurs à tendances modernes et révolutionnaires prennent leur repas chez Laurent.
La peinture mondaine déjeune au café des Ambassadeurs. La fameuse terrasse est, le matin du vernissage, un parterre de gens du monde et de
peintres à la mode — si j’ose m’exprimer ainsi.
Si vous n’avez pas sur l’art contemporain des idées très arrêtées, par exemple si vous n’y en
tendez absolument rien, c’est aux Ambassadeurs qu’il est préférable d’aller absorber votre ration de saumon sauce verte. Vous y verrez des clubmen, des actrices, des demi-mondaines, le prince de S..., bref toutes les élégantes personnalités qui contri
buent à faire de la journée du vernissage la plus importante du printemps.
Après déjeuner, retour au Palais de l Industrie. Il est à peu près deux heures. Vous jetez votre cigare. C’est le moment de vous renseigner sur les tableaux
et même d’aller en examiner quelques-uns. Il n est pas mauvais que vous puissiez affirmer que vous en avez vu trois ou quatre. Choisissez, bien en
tendu, ceux dont il est le plus question dans les
groupes, et tâchez d’en retenir quelques détails, à moins que la foule qui se presse devant vous empêche d’approcher, auquel cas il serait puéril d’exposer vos bottines vernies à de fâcheuses rencontres.
L’idéal pour le véritable amateur parisien est de pouvoir donner un instant le bras à une actrice en vue — une actrice appartenant à la Comédie-Française est ce qu’il y a de mieux — et de la piloter dans une des salles, au milieu des murmures flat
teurs de l’assistance. Il n’en faut pas davantage
pour conquérir la réputation d’un connaisseur éclairé en matière d’art et pour être consulté par les experts dans les circonstances délicates.
Quoi qu’il arrive, à quatre heures de l’après-midi, vous devez vous retirer, après un dernier tour à la sculpture.
Et désormais le Salon n existe plus pour vous. Sous aucun prétexte, vous n’avez le droit d’y retourner pendant le mois où il reste ouvert. Autre
ment, vous seriez peut-être un homme du monde, vous seriez peut-êtreun sportsman, ou un clubman, ou un gentleman, ou un bon bourgeois, mais vous ne seriez pas un véritable amateur parisien.
Alfred Capus.
NOTES ET IMPRESSIONS
La lecture agrandit l âme, et un ami éclairé la console.
Voltaire.
Le hasard est le plus grand romancier du inonde. H. de Balzac.
L amour est une grande économie dans le ménage. Lud. Haléty,
La galanterie est une sorte de monnaie de l amour, qui ne fait jamais la pièce.
G. Tournade.
Tout est pour moi ténèbres, incertitude, mais qu importe ! Il suffit au voyageur, pour éviter les obstacles, de voir toujours à dix pas devant soi.
Ozanam.
L’histoire naturelle est la science des époques matérialistes.
Edm. Scherer.
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La femme que l’on a osé nourrir du pain do la science n’échappe pas plus que l’homme aux vicissitudes des dogmes et aux atteintes du doute.
Félix Pécaut.
Le bonheur est un luxe que les riches savent rarement s’offrir, mais auquel les pauvres ne sauraient prétendre.
A. Rabusson.
Un peuple qui écrit trop, comme l homme qui parle trop, n’en pense souvent pas davantage.
Les vins vieux et les vieux livres ne sont pas bons parce qu’ils sont vieux, mais ils gagnent à vieillir parce qu ils sont bons.
G.-M. Valtour.