En art comme en littérature, il semble que le vent veuille souffler du côté de l’idéalisme. S’il n’y avait à noter que les manifestations récentes des peintres et des sculpteurs de la Rose + Croix du Temple, il est certain que l’exemple ne serait pas à encourager, mais ceci n’est rien qu’une extrava
gance en grande partie voulue. La seule conclusion à tirer de son succès de curiosité est la constatation d’une certaine lassitude dans le public au su
jet des errements naturalistes où les peintres se complaisent depuis tant d années. Il y avait longtemps déjà que plusieurs artistes faisaient en
tendre d éloquentes protestations : M. Puvis de CUavannes, un maître, n’a jamais encensé les faux dieux, et il était parvenu à grouper autour de lui une petite école purement idéaliste; puis sont ve
nus deux paysagistes assez osés pour affirmer qu il y a autre .chose à copier dans la nature que la ressemblance objective des choses. C’était grande har
diesse chez MM. Cazin et Pointelin, car le paysage semblait le domaine privilégié, inattaquable, du na
turalisme : on n’imaginait pas qu’il pût y avoir une pensée à dégager des joies de la nature, ni de ses tristesses, des aurores et des couchants, du nuage qui passe, ni des êtres attachés à la glèbe.
Toute l’ambition des réalistes, peintres de figures ou paysagistes, était de copier servilement le « morceau », et en même temps d’y apporter la
plus grande dextérité possible; ils ne s’inquiétaient pas autrement de la contradiction qu’ils créaient entre le but à atteindre et les moyens employés. Leur virtuosité n’est-elle pas, en effet, la négation même de la prétendue sincérité des peintures fidèles auxquelles ils prétendaient?
Au Salon des Champs-Elysées on ne les compte plus les peintres qui voudraient bien, maintenant, se recommander d’un certain idéalisme. Les uns tournent dévotement aux sujets religieux; le « mor
ceau » d’autrefois nous apparaît ceint d une auréole ; les autres, à la campagne, voient surgir dans les brumes du matin de mystiques figures ou des baccha
nales comme le père Corot en découvrait sous les ombrages de Viroflay. Les muses redeviennent à la mode, et leurs tuniques diaphanes remplaceront bientôt, même dans les décorations des édifices municipaux, le bourgeron de l ouvrier. Signe des temps, on ne voit presque plus au Salon de « Mariage à la mairie du XVIIIe », de « Bureau de bienfaisance », ni même de « Scène électorale».
A tout seigneur, tout honneur : saluons le soleil levant, place aux idéalistes ! Le meilleur aux Champs-Elysées, le seul peut-être qui ait embrassé sincèrement la religion nouvelle est M. Henri Martin, fils de l’illustre historien. Ce n’est pas la pre
mière fois qu’on nous peint la pauvre humanité hésitante entre le Vice et la Vertu; Reynolds, sans remonter plus loin, l’a fait dans un charmant ta
bleau, mais celui de M. Henri Martin est beaucoup plus suggestif. Imaginez un jeune homme, sans grand prestige symbolique, car il ressemble à un cuirassier dévêtu, cheminant dans une plaine vaste et aride, bornée à l’horizon de collines que dore le soleil couchant. A sa droite, une blanche figure, aérienne et voilée de blanc, la Vertu en personne. C’est de son côté qu’il semble se diriger, je le cons
tate avec plaisir; d’ailleurs Musset nous a donné la raison de cette préférence dans un vers célèbre:
Il suivit la Vertu, qui lui sembla plus belle.
A gauche et même débordant un peu le côté vertueux, un groupe dansant de Péchés capitaux :
on est tenté d’y voir une ronde symbolique de courtisanes, et l’une des figurés, gantée de che
vreau noir à six boutons, est évidemment notre
contemporaine ; c’est d’ailleurs la seule qui soit pourvue d’ailes, de petites ailes de papillon. Ces accessoires appellent un commentaire, mais je ne me sens pas de force à le donner. Les autres Vices féminins, leurs charmes mal dissimulés par des
voiles multicolores et des guirlandes de fleurs, se groupent à ravir dans des poses enjouées qui expliquent suffisamment l’air perplexe du pauvre cui
rassier. Ce qu’il faut louer sans réserve, c’est l’exquise qualité de l’enveloppe générale, les vibrations de cette peinturé discrète où les figures s’estom
pent dans les vapeurs d’une chaude journée d’été. M. Henri Martin n’a pas craint d employer, dans les chairs surtout, la peinture au pointillé. Ce procédé qui a fait ses preuves avec son inventeur le jeune peintre Seurat, mort l’an dernier, et avec certains disciples de son école, qu’on pouvait voir il y a deux mois à l’Exposition des Indépendants, ce pro
cédé est décidément fort recommandable, au moins dans les grandes toiles; ses qualités de fraîcheur et d’extrême luminosité rachètent amplement la disgrâce du métier.
Le Carpeaux mourant de M. Albert Maignan sera une des curiosités majeures du salon : le peintre a groupé habilement autour du lit de mortdu célèbre statuaire ses meilleurs groupes : La Danse de l’O
péra, la Flore du Louvre et les Nations de la place de l Observatoire. De ces groupes, à peine déna
turés pour en accommoder L’expression à la scène funèbre, se détachent quelques figures qui vien
nent répandre des fleurs et des couronnes autour du mourant; l une d’elles le baise au front. M. Mai
gnan s’était attaqué vaillamment à un problème des plus difficiles; il l’a résolu avec bonheur.
M. Fritel nous montre un terrible spectacle : entre deux rangées de cadavres nus s’avance, droit au spectateur, une saisissante cavalcade des grands Conquérànts de l’histoire : César entre Alexandre et Sésostris, puis Napoléon, Annibal, Attila, etc., etc.. Je ne réponds pas des identifications, tout ce monde-là se ressemble. Ne sont-ils pas en effet de la même famille tous ces tueurs d’hommes que l’humanité moutonnière révère à l’égal des dieux? Sai
sissante peinture, mais bien noire et bien lourde d exécution.
Avec M. Raphaël Collin, nous voici Au bord de la mer, et nous rentrons dans un sujet moins triste; cet aimable peintre, dont la palette n’admet que les roses et les lys, nous convie à des ballets semi-mythologiques où de jeunes beautés exposent inconsciemment leurs grâces au milieu de paysages Elyséens. C’est toujours la même chose, mais c’est toujours agréable à voir.
Du domaine de la fable également, un joli petit tableau de M. 0. Merson où La Fortune toute rose sommeille sur le gazon. A côté passe, sans la voir, ce qui n’a pas lieu d’étonner, un aveugle conduit par son chien et portant au dos une énorme corne
muse. Gageons que l’idée peut se formuler ainsi : l’Art dédaignant la Fortune. Comme c est vrai et moderne ! Bien que le tableau soit très séduisant, je lui préfère Y Annonciation, du même artiste, avec son petit ange à la Fra Angelico, sa Vierge un peu trop maigre et son paysage si bien composé.
La Vierge noire, de M. Quinsac, descendant puiser de l’eau à une source, avec le divin enfant sur le bras, dans une attitude charmante, est bien peinte et bien imaginée. Un coup de soleil dorant la mai
sonnette au haut de la côte complète et égaie le tableau; il est difficile de donner une note originale
quand on traite un pareil sujet. M. Quinsac y est parvenu. A signaler encore une poétique trans
cription en peinture du Prélude de Lohengrin, par M. Fantin-Latour.
Quant au tableau de M. Henri Lévy: Eve cueillant la pomme, qui ne manque ni d’éclat ni d’agrément, il a le tort de rappeler le faire de M. Gustave Mo
reau, peintre en pierres précieuses, qu’il est difficile d’égaler dans sa spécialité.
Parmi les paysagistes, l’idéalisme peut réclamer M. Pointelin, peintre-poète toujours fidèle aux rendez-vous que lui donne la nature à l’heure du mys
tère; M. Lagarde, noctambule aussi, et qui fait che
miner Saint Martin par des soirées glaciales, où il est doublement méritoire d’abandonner son man
teau; enfin M. Bouchor, qui voit la campagne avec des yeux de poète. Nous retrouverons certainement d’autres rêveurs dans le clan si nombreux des paysagistes dont nous aurons à parler, mais j’ai
voulu tout de suite citer ceux qui me paraissent entrés le plus avant dans l’intimité de la nature.
Sont-ce bien des idéalistes tous ces adorateurs de la forme nue, qui chaque année nous envoient leurs séduisants mensonges? J’ai déjà nommé M. R. Collin; il faut citer à côté de lui M. Lionel et Henri Royer, A. Calbet, Lucien Berthault, Piot,
Manceaux, Verdier, Benner, sans compter ceux que j’ai le malheur d’oublier. Oh! nous ne sommes pas près de manquer de nymphes, de baigneuses et autres prétextes à déshabillés plaisants! Toutes
ces figurations synthétiques de la forme féminine sont d’ailleurs coupées sur le même patron de
grâce factice, et si éloignées de la vérité vraie que leurs sœurs, les belles visiteuses du Salon, ne peu
vent les contempler sans sourire. Parmi les études de nu qui se recommandent d’une certaine vrai
semblance jointe au talent d’exécution, je citerai celle de M. Doucet.
Un peintre anglais, M. Reynolds Stephens, sans doute élève d’Alma Tadema, a tiré de l’éternel poème de la beauté un charmant tableau. Cinq jeunes filles de cette race anglo-romaine que les esthéticiens d’outre-Manche ont ’ découverte, re
posent à demi couchées sur des gradins de marbre
dans de languissantes attitudes ; elles sont toutes vêtues — la pudeur britannique le veut ainsi — de robes bleuâtres, aux plis mous et innombrables, suivant la formule des préraphaélistes anglais.
Nous avons cru d’abord qu’il s’agissait, comme au temps de la Renaissance, de quelque gracieuse Aca
démie groupant en séance les cinq Arts Libéraux; mais non, il s’agit tout simplement, comme l’in
dique un cartouche compris dans la décoration, d’une représentation symbolique de YEté. Cette composition harmonieuse, et d’un grand goût, est serieusement peinte : c’est un mérite de plus.
Dans la peinture décorative, laquelle, rivée au symbole, doit forcément faire une part à l’idéa
lisme, nous avons à signaler un plafond très réussi deM. Aimé Morot représentant: Les Danses françaises à travers les âges. L’artiste a fort heu
reusement relégué aux arrière-plans nos sauteries
modernes, pour laisser la plus belle place aux danses si agréablement costumées d’autrefois ; un menuet Louis XV et une pavane du temps de Louis XIII ouvrent la fête : c’en est une pour les yeux, car il y a là d’exquis morceaux de peinture.
L’Hôtel de Ville de Paris auquel ce plafond est destiné en recevra un autre de M. Benjamin Cons
tant, également exposé: je crois que celui-ci plaira beaucoup moins ; c’est un incendie de feux dé bengale. Mais il est prudent d’attendre pour le juger qu’il soit en place dans la salle des fêtes. MM. Ga
briel Ferrier, F. Ehrmann, A. Moreau-Néret, L. Flameng, J. Aubert et le paysagiste Le Liepvre exposent diverses peintures décoratives qui ne man
quent pas de valeur; on sait d’ailleurs que tous ces peintres sont des hommes de talent.
J’avoue ne pas comprendre l’intérêt que les deux toiles de M. Bellerv-Desfontaines représentant des scènes de laboratoire et de salle d’hôpital pourront avoir pour les malades et les médecins de la Cha
rité. Ce rappel volontaire et incessant des misères du lieu peut-il réellement être considéré comme un élément décoratif, un repos pour l’œil, une dis
traction offerte aux visiteurs forcés ou libres de l’hôpital? Si encore on nous montrait la Vivi
section et l’Auscultation sous les dehors de figures emblématiques aux formes plantureuses !
Puisque nous sommes dans les grandes toiles, signalons, sans nous préoccuper d’autre classe
ment, un Saint Simon le stglite, à peine ébauché, mais d’une invention curieuse, par M. Jean Weber;
un Arius au concile, de M. P. Salle, amusant par ses jeux de lumière; les Cloches, de M. Blackfield, sujet déjà traité antérieurement et peut-êrej avec plus de bonheur par M. Maignan; le Corps de Marceau rendu à l armée française, bonne com
position de M. Roussel ; un fantaisiste mais très mouvementé Passage de la mer Rouge, par M. Bridgman, et une grande scène maritime de M. Chigot : Echouage par un gros temps.
M. G. Mélingue raconte 1 agréable surprise de Catinat le lendemain de la bataille de la Marsaille,
s 0} ant à son réveil le lit de camp où il vient de reposer entouré des drapeaux pris à l’ennemi; M. Motte expose sèchement la résistance de la garde suisse dans le vestibule des Tuileries, le 10 août 1792 ; M. Vimont fait tuer Archimède par un soldat romain à la prise de Syracuse : le tableau semblerapeut-etre d une archéologie douteuse, avec sa machine à calculer qui semble un marqueur de billard . 1 infortuné savant avait quinze points d avance ! Enfin M. Tattegrain, que nous avons connu plus heureux peintre, expose l’Entrée de Louis NI h Paris, dans un fourmillement de gens du peuple et de soldats ou il est difficile de se re
connaître. « Le roi moult regarda en la fontaine de Ponceau Saint-Denys trois belles filles faisant per
sonnages de siraines toutes nues et lui disant motets et bergerettes. » Ainsi parlent les Chroni
LE SALON DE 1892
gance en grande partie voulue. La seule conclusion à tirer de son succès de curiosité est la constatation d’une certaine lassitude dans le public au su
jet des errements naturalistes où les peintres se complaisent depuis tant d années. Il y avait longtemps déjà que plusieurs artistes faisaient en
tendre d éloquentes protestations : M. Puvis de CUavannes, un maître, n’a jamais encensé les faux dieux, et il était parvenu à grouper autour de lui une petite école purement idéaliste; puis sont ve
nus deux paysagistes assez osés pour affirmer qu il y a autre .chose à copier dans la nature que la ressemblance objective des choses. C’était grande har
diesse chez MM. Cazin et Pointelin, car le paysage semblait le domaine privilégié, inattaquable, du na
turalisme : on n’imaginait pas qu’il pût y avoir une pensée à dégager des joies de la nature, ni de ses tristesses, des aurores et des couchants, du nuage qui passe, ni des êtres attachés à la glèbe.
Toute l’ambition des réalistes, peintres de figures ou paysagistes, était de copier servilement le « morceau », et en même temps d’y apporter la
plus grande dextérité possible; ils ne s’inquiétaient pas autrement de la contradiction qu’ils créaient entre le but à atteindre et les moyens employés. Leur virtuosité n’est-elle pas, en effet, la négation même de la prétendue sincérité des peintures fidèles auxquelles ils prétendaient?
Au Salon des Champs-Elysées on ne les compte plus les peintres qui voudraient bien, maintenant, se recommander d’un certain idéalisme. Les uns tournent dévotement aux sujets religieux; le « mor
ceau » d’autrefois nous apparaît ceint d une auréole ; les autres, à la campagne, voient surgir dans les brumes du matin de mystiques figures ou des baccha
nales comme le père Corot en découvrait sous les ombrages de Viroflay. Les muses redeviennent à la mode, et leurs tuniques diaphanes remplaceront bientôt, même dans les décorations des édifices municipaux, le bourgeron de l ouvrier. Signe des temps, on ne voit presque plus au Salon de « Mariage à la mairie du XVIIIe », de « Bureau de bienfaisance », ni même de « Scène électorale».
A tout seigneur, tout honneur : saluons le soleil levant, place aux idéalistes ! Le meilleur aux Champs-Elysées, le seul peut-être qui ait embrassé sincèrement la religion nouvelle est M. Henri Martin, fils de l’illustre historien. Ce n’est pas la pre
mière fois qu’on nous peint la pauvre humanité hésitante entre le Vice et la Vertu; Reynolds, sans remonter plus loin, l’a fait dans un charmant ta
bleau, mais celui de M. Henri Martin est beaucoup plus suggestif. Imaginez un jeune homme, sans grand prestige symbolique, car il ressemble à un cuirassier dévêtu, cheminant dans une plaine vaste et aride, bornée à l’horizon de collines que dore le soleil couchant. A sa droite, une blanche figure, aérienne et voilée de blanc, la Vertu en personne. C’est de son côté qu’il semble se diriger, je le cons
tate avec plaisir; d’ailleurs Musset nous a donné la raison de cette préférence dans un vers célèbre:
Il suivit la Vertu, qui lui sembla plus belle.
A gauche et même débordant un peu le côté vertueux, un groupe dansant de Péchés capitaux :
on est tenté d’y voir une ronde symbolique de courtisanes, et l’une des figurés, gantée de che
vreau noir à six boutons, est évidemment notre
contemporaine ; c’est d’ailleurs la seule qui soit pourvue d’ailes, de petites ailes de papillon. Ces accessoires appellent un commentaire, mais je ne me sens pas de force à le donner. Les autres Vices féminins, leurs charmes mal dissimulés par des
voiles multicolores et des guirlandes de fleurs, se groupent à ravir dans des poses enjouées qui expliquent suffisamment l’air perplexe du pauvre cui
rassier. Ce qu’il faut louer sans réserve, c’est l’exquise qualité de l’enveloppe générale, les vibrations de cette peinturé discrète où les figures s’estom
pent dans les vapeurs d’une chaude journée d’été. M. Henri Martin n’a pas craint d employer, dans les chairs surtout, la peinture au pointillé. Ce procédé qui a fait ses preuves avec son inventeur le jeune peintre Seurat, mort l’an dernier, et avec certains disciples de son école, qu’on pouvait voir il y a deux mois à l’Exposition des Indépendants, ce pro
cédé est décidément fort recommandable, au moins dans les grandes toiles; ses qualités de fraîcheur et d’extrême luminosité rachètent amplement la disgrâce du métier.
Le Carpeaux mourant de M. Albert Maignan sera une des curiosités majeures du salon : le peintre a groupé habilement autour du lit de mortdu célèbre statuaire ses meilleurs groupes : La Danse de l’O
péra, la Flore du Louvre et les Nations de la place de l Observatoire. De ces groupes, à peine déna
turés pour en accommoder L’expression à la scène funèbre, se détachent quelques figures qui vien
nent répandre des fleurs et des couronnes autour du mourant; l une d’elles le baise au front. M. Mai
gnan s’était attaqué vaillamment à un problème des plus difficiles; il l’a résolu avec bonheur.
M. Fritel nous montre un terrible spectacle : entre deux rangées de cadavres nus s’avance, droit au spectateur, une saisissante cavalcade des grands Conquérànts de l’histoire : César entre Alexandre et Sésostris, puis Napoléon, Annibal, Attila, etc., etc.. Je ne réponds pas des identifications, tout ce monde-là se ressemble. Ne sont-ils pas en effet de la même famille tous ces tueurs d’hommes que l’humanité moutonnière révère à l’égal des dieux? Sai
sissante peinture, mais bien noire et bien lourde d exécution.
Avec M. Raphaël Collin, nous voici Au bord de la mer, et nous rentrons dans un sujet moins triste; cet aimable peintre, dont la palette n’admet que les roses et les lys, nous convie à des ballets semi-mythologiques où de jeunes beautés exposent inconsciemment leurs grâces au milieu de paysages Elyséens. C’est toujours la même chose, mais c’est toujours agréable à voir.
Du domaine de la fable également, un joli petit tableau de M. 0. Merson où La Fortune toute rose sommeille sur le gazon. A côté passe, sans la voir, ce qui n’a pas lieu d’étonner, un aveugle conduit par son chien et portant au dos une énorme corne
muse. Gageons que l’idée peut se formuler ainsi : l’Art dédaignant la Fortune. Comme c est vrai et moderne ! Bien que le tableau soit très séduisant, je lui préfère Y Annonciation, du même artiste, avec son petit ange à la Fra Angelico, sa Vierge un peu trop maigre et son paysage si bien composé.
La Vierge noire, de M. Quinsac, descendant puiser de l’eau à une source, avec le divin enfant sur le bras, dans une attitude charmante, est bien peinte et bien imaginée. Un coup de soleil dorant la mai
sonnette au haut de la côte complète et égaie le tableau; il est difficile de donner une note originale
quand on traite un pareil sujet. M. Quinsac y est parvenu. A signaler encore une poétique trans
cription en peinture du Prélude de Lohengrin, par M. Fantin-Latour.
Quant au tableau de M. Henri Lévy: Eve cueillant la pomme, qui ne manque ni d’éclat ni d’agrément, il a le tort de rappeler le faire de M. Gustave Mo
reau, peintre en pierres précieuses, qu’il est difficile d’égaler dans sa spécialité.
Parmi les paysagistes, l’idéalisme peut réclamer M. Pointelin, peintre-poète toujours fidèle aux rendez-vous que lui donne la nature à l’heure du mys
tère; M. Lagarde, noctambule aussi, et qui fait che
miner Saint Martin par des soirées glaciales, où il est doublement méritoire d’abandonner son man
teau; enfin M. Bouchor, qui voit la campagne avec des yeux de poète. Nous retrouverons certainement d’autres rêveurs dans le clan si nombreux des paysagistes dont nous aurons à parler, mais j’ai
voulu tout de suite citer ceux qui me paraissent entrés le plus avant dans l’intimité de la nature.
Sont-ce bien des idéalistes tous ces adorateurs de la forme nue, qui chaque année nous envoient leurs séduisants mensonges? J’ai déjà nommé M. R. Collin; il faut citer à côté de lui M. Lionel et Henri Royer, A. Calbet, Lucien Berthault, Piot,
Manceaux, Verdier, Benner, sans compter ceux que j’ai le malheur d’oublier. Oh! nous ne sommes pas près de manquer de nymphes, de baigneuses et autres prétextes à déshabillés plaisants! Toutes
ces figurations synthétiques de la forme féminine sont d’ailleurs coupées sur le même patron de
grâce factice, et si éloignées de la vérité vraie que leurs sœurs, les belles visiteuses du Salon, ne peu
vent les contempler sans sourire. Parmi les études de nu qui se recommandent d’une certaine vrai
semblance jointe au talent d’exécution, je citerai celle de M. Doucet.
Un peintre anglais, M. Reynolds Stephens, sans doute élève d’Alma Tadema, a tiré de l’éternel poème de la beauté un charmant tableau. Cinq jeunes filles de cette race anglo-romaine que les esthéticiens d’outre-Manche ont ’ découverte, re
posent à demi couchées sur des gradins de marbre
dans de languissantes attitudes ; elles sont toutes vêtues — la pudeur britannique le veut ainsi — de robes bleuâtres, aux plis mous et innombrables, suivant la formule des préraphaélistes anglais.
Nous avons cru d’abord qu’il s’agissait, comme au temps de la Renaissance, de quelque gracieuse Aca
démie groupant en séance les cinq Arts Libéraux; mais non, il s’agit tout simplement, comme l’in
dique un cartouche compris dans la décoration, d’une représentation symbolique de YEté. Cette composition harmonieuse, et d’un grand goût, est serieusement peinte : c’est un mérite de plus.
Dans la peinture décorative, laquelle, rivée au symbole, doit forcément faire une part à l’idéa
lisme, nous avons à signaler un plafond très réussi deM. Aimé Morot représentant: Les Danses françaises à travers les âges. L’artiste a fort heu
reusement relégué aux arrière-plans nos sauteries
modernes, pour laisser la plus belle place aux danses si agréablement costumées d’autrefois ; un menuet Louis XV et une pavane du temps de Louis XIII ouvrent la fête : c’en est une pour les yeux, car il y a là d’exquis morceaux de peinture.
L’Hôtel de Ville de Paris auquel ce plafond est destiné en recevra un autre de M. Benjamin Cons
tant, également exposé: je crois que celui-ci plaira beaucoup moins ; c’est un incendie de feux dé bengale. Mais il est prudent d’attendre pour le juger qu’il soit en place dans la salle des fêtes. MM. Ga
briel Ferrier, F. Ehrmann, A. Moreau-Néret, L. Flameng, J. Aubert et le paysagiste Le Liepvre exposent diverses peintures décoratives qui ne man
quent pas de valeur; on sait d’ailleurs que tous ces peintres sont des hommes de talent.
J’avoue ne pas comprendre l’intérêt que les deux toiles de M. Bellerv-Desfontaines représentant des scènes de laboratoire et de salle d’hôpital pourront avoir pour les malades et les médecins de la Cha
rité. Ce rappel volontaire et incessant des misères du lieu peut-il réellement être considéré comme un élément décoratif, un repos pour l’œil, une dis
traction offerte aux visiteurs forcés ou libres de l’hôpital? Si encore on nous montrait la Vivi
section et l’Auscultation sous les dehors de figures emblématiques aux formes plantureuses !
Puisque nous sommes dans les grandes toiles, signalons, sans nous préoccuper d’autre classe
ment, un Saint Simon le stglite, à peine ébauché, mais d’une invention curieuse, par M. Jean Weber;
un Arius au concile, de M. P. Salle, amusant par ses jeux de lumière; les Cloches, de M. Blackfield, sujet déjà traité antérieurement et peut-êrej avec plus de bonheur par M. Maignan; le Corps de Marceau rendu à l armée française, bonne com
position de M. Roussel ; un fantaisiste mais très mouvementé Passage de la mer Rouge, par M. Bridgman, et une grande scène maritime de M. Chigot : Echouage par un gros temps.
M. G. Mélingue raconte 1 agréable surprise de Catinat le lendemain de la bataille de la Marsaille,
s 0} ant à son réveil le lit de camp où il vient de reposer entouré des drapeaux pris à l’ennemi; M. Motte expose sèchement la résistance de la garde suisse dans le vestibule des Tuileries, le 10 août 1792 ; M. Vimont fait tuer Archimède par un soldat romain à la prise de Syracuse : le tableau semblerapeut-etre d une archéologie douteuse, avec sa machine à calculer qui semble un marqueur de billard . 1 infortuné savant avait quinze points d avance ! Enfin M. Tattegrain, que nous avons connu plus heureux peintre, expose l’Entrée de Louis NI h Paris, dans un fourmillement de gens du peuple et de soldats ou il est difficile de se re
connaître. « Le roi moult regarda en la fontaine de Ponceau Saint-Denys trois belles filles faisant per
sonnages de siraines toutes nues et lui disant motets et bergerettes. » Ainsi parlent les Chroni
LE SALON DE 1892