spécialistes du scandale, ces ouvriers de divorce, vantent, dans leurs prospectus, leur expérience, leur discrétion, leurs succès.Volontiers ils diraient: « J ai obtenu tant de divorces ! » comme les directeurs de boîtes à bachot s’écrient : « J’ai fait recevoir tant de bacheliers! »Frosine se vantait de pou
voir marier le Grand Turc avec la République de Venise. L agent de divorce se vanterait facilement de pouvoir séparer le ménage le plus uni.
« Fort d un passé indéniable, conclut certain prospectus que j’ai sous les yeux, et espérant pouvoir vous être utile, je vous prie, M..., d agréer, etc. »
Il y a un monde d’ironie et de comique dans cet espérant pouvoir vous être utile. Voyez-vous un mari qui aime sa femme, ou une femme qui ne soupçonne pas son mari, recevant ce prospectus du divorcier et lisant son : espérant pouvoir vous être utile. Cette espérance est délicieuse. Cette utilité possible paraît d’une douceur sans seconde.
Mais, n’en doutez pas, ces agences-là poussent au divorce. Elles peuvent éveiller le soupçon, elles l’attisent, dans tous les cas. Elles mettent la déla
tion et le potin, le bas commérage, à la portée de toutes les bourses. Oh ! il paraît qu’on en a pour son argent !
Ce temps-ci est bien singulier. Je ne parle pas seulement parce qu’il sacrifie un peu trop au dieu Divorce. Il est singulier parce qu’on y ose ce qu’on
n’aurait jamais osé autrefois. On va m’accuser de faire partie de la Ligue contre la licence des rues, ce qui est le comble de l’abjection, paraît-il, mais je vous avouerai que j’ai été désagréablement af
fecté en lisant sur les murailles parisiennes, entre une affiche de la fête franco-russe à l’Opéra et une annonce du Débarquement de Christophe Colomb chez Buffalo-Bill, une troisième affiche annonçant les représentations du plus étrange des virtuoses, qui fait entendre au Moulin-Rouge une musique extraordinaire, difficile à expliquer, difficile à qua
lifier, et [qui n’est pas, j’espère, la musique de l’a­ venir.
Quand je pense qu’avec toutes sortes de circonlocutions, je ne pourrais pas donner ici le nom que décerne à cct artiste une affiche bien et duement étalé^ur nos murs ! Etonnante, cette affi
che. En parlant de ce qui ne chante pas par la bouche du chanteur elle dit : « Ce phénomène est le seul artiste qui, grâce à son originalité, ne paye pas de droits cl la société des auteurs. »
Elle est monumentale, cette phrase. En effet, sur quelles chansons la société des auteurs toucherait-elle des droits? Va-t-on taxer le vent? O bienheureux phénomène ! Il peut exercer son art libre
ment! Même le théâtrophone ne saurait (je suis poli) tarifer ses borborygmes. Et voilà précisé
ment que le théâtrophone soulève des difficultés avec les auteurs et avec les chanteurs.
Vous vous rappelez l histoire — vieille comme le premier recueil cl Anas — de ce traiteur qui, un philosophe bohème venant tous les soirs manger son pain sec devant le soupirail des cuisines, s’a­
visa de réclamer du hère le prix de l’odeur des mets respirés.
— Qu’à cela ne tienne, dit le pauvre.
Il jeta à terre un sou de cuivre, le fit tinter et le remit dans sa poche en disant :
— Vous m’avez donné la fumée, c’est-à-dire l’ombre d’un repas, je vous donne le son, c’est-à-dire l’ombre d’une pièce de monnaie. Les auditeurs du théâtrophone n ont que l’ombre (délicieuse) du théâtre, mais quelques intéressés trouvent que c’est trop. On m’affirme par exemple que M. Soulacroix aurait soulevé la question auprès de M. Carvalho.
— Pardon, mon cher directeur, quand je chante chez vous, le soir, je chante pour les spectateurs de l’Opéra-Comique, je ne chante pas pour les au
diteurs qui m’écoutent du fond de leur fauteuil,
dans leur salon. Quand je vais dans un salon, j’y trouve mon profit artistique. Mais j entends y aller par personne et non par procuration, à l’aide de l’électricité.
Je doute que la question ait été vraiment posée. Mais je raconte ce qu’on m’a dit. Rien ne serait plus original que cette revendication très inattendue.
— Je vous donne ma voix. Je ne vous donne pas l écho de ma voix.
Voyez-vous le procès, s’il y avait procès? Ce serait amusant. Mais il est improbable et il prouve seulement que le théâtrophone est une invention fort agréable. On écoute Salammbô très tranquillement pendant que Mmo Caron chante. On a Mmc Melba
chez-soi. Seulement, quant on veut tout écouter, on s expose à d’étranges surprises, comme il est arrivé à S. M. la reine des Belges dont le théâtro
phone communiquait avec le théâtre de la Monnaie même pendant les répétitions. On sait qu’il se dit pendant les répétitions bien des choses et que les voix d’or n’y ménagent pas les adjectifs, lorsqu’il se produit un accroc ou un ennui quelconque.
Or, durant une répétition que la reine écoutait avec une vive attention, il se produisit précisément une discussion. Etait-ce alors qu’on répétait Sa
lammbô? Je l ignore. Mais, tout à coup, la reine bondit et quitta brusquement l’appareil quelle portait à s’es oreilles: elle venait d entendre, lancé,
là-bas, sur la scène, par quelque voix exquise, non pas un son pareil à ceux que rend l’artiste spécialiste qui ne pâye pas de droits à la société des au
teurs, mais un mot qui fut jeté, certain jour de bataille, sur le sol même de la Belgique. Le théâ
trophone redit tout. Le théâtrophone n’atténue rien. Il n’est pas courtisan le théâtrophone, et je ne suis pas si, depuis ce temps, Sa Majesté assiste au bout d’un fil à toutes les répétitions du Théâtre de la Monnaie.
Elle pourrait, dans tous les cas, assister aux représentations de l Opéra de Paris par ce même procédé, si elle le voulait. Je sais un curieux de causes célèbres qui a demandé si on ne pourrait pas téléphoniquement le mettre en correspondance avec la cour d’assises de Nice pendant qu’on jugerait le procès Deacon.
C est cette semaine que le procès du mari yankee commence. Voilà une cause fort intéressante. Il y a là un de ces drames essentiellement parisiens qui ont le don de passionner la foule. Ravachol est plus effrayant, l affaire Ravachol a une portée sociale et ressemble à quelque sombre mélodrame de l’Ambigu. L’affaire Deacon a plutôt les allures d’une dramatique comédie d’Octave Feuillet. Il y a là un sphinx qui retient l’attention, une femme et une jolie femme.
On ne verra cependant pas Mme Deacon, au procès. L’agence Havas nous en prévient, du moins.
L’Américaine ne figurera point dans cette cause franco-américaine. C’est une déception pour les amateurs de pareils drames. Au cherchez la femme du policier répond devant la cour d assises le voyez la femme de l’avocat. La beauté devient là une circonstance explicative et atténuante, explicative de l’amour et aussi de la jalousie. Mais Mme Dea
con ne tient pas à se montrer et on a évité cette exhibition à cette professional beauty dont les Pa
risiens ont pu cependant contempler les traits sur la toile, chez le peintre Wauters. Elle est fort belle. M. Claretie a-t-il songé à elle en écrivant son nouveau roman, Y Américaine ?
M. Wauters n a pas exposé le portrait de Mmc Deacon, et c’est dommage. Avec le portrait de M. Re
nan, par Bonnat, c’eût été Vattraction de toutes ces expositions de peintures dont nous sommes inondés. Les beaux yeux de Mme Deacon eussent con
solé nos regards des ongles, des fameux ongles de M. Renan. Mais vraiment, sans tomber dans les colères de M. Mirbeau, il y a trop de peinture en ce monde! Ce n’était pas assez de tous ces Salons ; il s’en est ouvert un nouveau à côté de l’intéressante exposition du Blanc et Noir au Champ-de-Mars, le Salon des Artistes Indépendants. Ah ! mes yeux, mes pauvres yeux! J’ai été forcé d’aller, en sortant, chez un oculiste.
Le matin j’avais rendu visite à la Vieille Amérique, près des fortifications à Neuilly où cam
paient les Indiens de Buffalo Bill. Il y a là, dans un bassin rempli d’eau, un navire représentant le mo
dèle du bateau que montait Colomb lorsqu’il partit pour découvrir l’Amérique. C’est curieux. Cela seul vaudrait la visite. Le reste n’est pas encore bien organisé. J’ai aperçu des Incas, coiffés de plumes multicolores, comme ceux de Marmontel, et qui vendaient des nougats de Montélimar dans une hutte de paille. J’ai vu des Américains du dixhuitième siècle, contemporains du général La Fayette et de Washington, qui servaient des bocks de bière à des consommateurs avec une franchise toute virginienne. C est de la vieille Amérique, si
l’on veut. J’aurais souhaité visiter le diorama où l’on voit Colomb enchaîné; mais il m’a été répondu:
— Revenez plus tard, le diorama déjeûne!
Je reviendrai quand il aura digéré. Cette exhibition, amusante après tout, a lieu parce qu il y a (le saviez-vous?) quatre cents ans que Christophe Colomb a découvert l’Amérique. C’est une bonne idée qu’il a eue là. Je sais bien des gens qui ne la découvriraient pas.
Rastignac.
COURRIER DE PARIS
C’est la semaine de la rentrée des Chambres et de larentrée de SarahBernliardt.
Les Chambres vont, faire du tapage et Sarah Bernhardt encore bien plus. Elle est, Sarah Bernhardt, de toutes les fêtes de charité, qui sont nombreuses, elle y obtient plus de succès que M. Yves Guyot à cette réunion publique où il lui a été demandée compte de ses déplacements et villégiatures.
Oh! la puissance d une femme, d’une actrice! La Ville et le pauvre de M. Haraucourt, une pièce de circonstance, devient un événement. Je l’ai souvent dit et redit : depuis qu’il n’y a plus de rois en France, la royauté est passée aux comédiens. Royauté éphé
mère, du reste. Mme Caron triomphe maintenant et porte le diadème de Salammbô. Mais la Patti, un -peu éclipsée, songe déjà à l’abdication. On a con
duit au cimetière une femme d’un grand talent, qui eut le succès, la vogue, et que pourtant la généra
tion nouvelle ignorait complètement. C’est Jane Essler. Une reine aussi à son heure, Jane Essler. Une oubliée maintenant. Et oubliée avant de disparaître. Oubliée et remplacée presque en pleine jeunesse. Il fut un temps cependant où Jane Essler (le nom était joli, attirant, romantique) faisait courir Pa
ris et tourner les têtes, tout comme une autre.
Lorsqu’elle jouait, avec un charme étrange, les Beaux messieurs de Bois-Doré ou le rôle de Louis XIII enfant dans la Bouquetière des inno
cents, ou encore la Dame aux Camélias, ou le Roman d’un jeune homme pauvre, elle enflammait la salle. Le peintre Paul Baudry eut pour elle une de ces passions qui font date dans la vie d’un homme, et il a laissé de Jane Essler un portrait admirable.
Jolie, elle ne l’était pas, si l’on cherche la régularité des traits. On pouvait dire d’elle ce qu’on dit de Mmc Dorval : elle était pire. Mais Dorval avait une laideur à elle et Jane Essler avait à elle un charme singulier, une grâce alanguie, un regard profond, une voix charmeuse. Avec cela, beaucoup d’esprit, paraît-il, et du goût, un violent amour de l’art. C’était une âme d’artiste avec une tête folle de bohème. Personne n’eut plus qu’elle de ces éclats soudains qui enlèvent un public, déterminent électriquement un succès.
Avoir été cela et ne recueillir, à sa mort, que dix ou douze lignes de nécrologie dans la colonne des théâtres, ce n’est pas la peine de régner. Le pauvre Poise en a eu un peu plus. C’était un musicien ai
mable et de la vieille école française. L’auteur des Charmeurs se contentait, comme Jane Essler, de charmer. Il était aimé et estimé. Après celle de Guiraud, sa mort a fait un vide. On meurt beau
coup. On se marie pas mal. On divorce plus encore. H paraît même que la multiplicité des divorces commence à inquiéter les législateurs. Qu’il serait plaisant de voir se produire un Anti-Naquet, après le Naquet qui a tant fait pour la liberté du divorce, un Naquet nouveau qui viendrait dire aux députés :
— Mes chers collègues, on abuse du divorce. Il faut le supprimer !
Ce Contre-Naquet pourrait bien se révéler un jour ou l’autre. Encore une fois, il y a abus. Le divorce n’étonne plus. Il devient même d’une faci
lité prodigieuse. On n’est plus surpris d’entendre dire d’un ménage : « Il paraît que M. et Mme X... vont divorcer ! »
On répond : « Ah!... » et on parle d’autre chose.
Il y a, comme on sait, des agences spéciales pour faciliter ces ruptures. Tricoche et Cacolet travaillent dans le divorce.
— C’est même, me disait un de ces personnages, ce que nous avons pour le moment de plus lucratif!
Ces agences, « Maisons de confiance et recommandées », ont même des prospectus tout faits qu’ils expédient aux ménages lézardés. Le pro
gramme porte : Renseignements particuliers et confidentiels. Recherches et enquêtes sur projets de mariage. Documents pour divorce !
Documents pour divorce ! Songez à ce qui se cache de vilenies et de tripotages sous ces trois mots ! Lettres subtilisées, bavardages de portières recueillis et notés, billets louches confisqués au passage.
Documents! Un amas de turpitudes. Mais le
plus drôle, c’est que ces agents de séparation, ces