LE DEUIL DE LA BARONNE
Entre nous, il a laissé des regrets modérés, ce pauvre baron. Père indifférent, mari grognon, ja
loux, despote, de vingt ans plus âgé que sa femme, naguère coureur, devenu tatillon avec la goutte, parfaitement nul et profondément égoïste.
La baronne, encore fort belle dans la maturité de ses quarante ans bien capitonnés, ne se sent au
cune vocation pour le rôle de veuve du Malabar. C’est un moment à passer, et puis sa vie se réor
ganisera sur d’autres bases et n’en sera que plus agréable. Mais elle avisera plus tard à cela ; pour l’instant elle a bien d’autres choses à faire. On ne s’imagine pas ce que ça occupe, un deuil.
D’abord les billets à envoyer. Elle fait elle-même ce travail, crainte d’omission — les gens sont si susceptibles. Elle se loue de sa résolution en cons
tatant combien sa liste est en désordre. Ce n’a pas
été une petite affaire, que la rédaction des fairepart. La famille est extrêmement nombreuse des deux côtés : une foule de cousins qu’on ne voit ja
mais. Il faut se rappeler les morts, les mariages, les naissances, et bien mettre chacun à son degré exact. En province ils sont à cheval sur tout cela, et il n’en faudrait pas davantage pour se brouiller.
Les funérailles ont été magnifiques, la Madeleine pleine à déborder, et le défilé devant la famille a duré plus d’une heure. Cela a rappelé à la baronne — oh combien tristement ! — celui de la sacristie vingt ans auparavant (seulement c’était à Saint- Augustin). Tant l’amertume de ce contraste que de rester si longtemps sur ses jambes, la musique, qui était excellente, le parfum violent des gerbes de lilas blanc, des bottes de tubéreuses, des couronnes de violettes russes et de muguet, elle s’est sentie défaillir. Mais elle a pu se dominer, et, au lieu du scandale d’un évanouissement, cela s’est borné à un redoublement d’émotion avec larmes discrètes, qui a fait dire : « Elle a été parfaite, cette pauvre
baronne ». Car il faut la douleur assez retenue pour ne pas importuner par des éclats. Ce serait aussi mal porté que trop de joie à une messe de mariage. Question de tact.
A propos de fleurs, on pense bien que personne n’aurait songé à payer ce poétique tribut aux mânes d’un podagre grincheux. Aussi était-ce l’adminis
tration qui avait tout fourni, et cela vaut bien mieux, parce qu’il y a des gens qui, dans d’exeel- Jentes intentions, envoient des choses affreuses, ou bien des roses et des œillets de couleur, ce qui est tout à fait déplacé.
Par la faute de sa couturière, la baronne avait failli être empêchée de suivre le convoi, car c’est, une heure seulement avant la levée du corps qu’elle avait reçu sa robe. Il lui restait bien quelque chose
du deuil de sa belle-mère; mais c’était bon pour l’intérieur, les premiers jours. Depuis deux ans, la mode a subi une transformation complète, et c’eût été manquer de respect au défunt.
Encore une affaire de s’équiper tout à neuf de pied en cap. Les esprits superficiels s’imaginent que c’est simple, une toilette de deuil. Evidemment,
s’il ne s’agissait que de s’affubler d’une jupe de mérinos, d’un jersey de laine, d’un châle de cache
mire d’Ecosse et d’une capote de crêpe. Mais tout le chagrin du monde n’empêche qu’on ne se soucie pas de ressembler à sa concierge. Rien de plus difficile, au contraire, que de faire quelque chose de bien avec ces matériaux restreints et ingrats.
Heureusement que la coupe sévère du moment se prête au deuil. Mais, comme c’est à peu près uni
quement de la ligne qu’on peut espérer quelques effets, il faut des essayages sans fin; s’il n’était pas de règle que dans cette circonstance la couturière vienne à domicile, on n’y suffirait pas.
Et ce qu’il y a des détails à discuter avec elle, qui comme de juste songe surtout au côté artistique, tandis qu’on a à se préoccuper des conve
nances ! Etant originaire du Midi, où s’est conservé intact le culte de la famille, la baronne est fort rigide en ces matières. Chez les siens, il est tradi
tionnel que de génération en génération frères et sœurs soient en procès pour les partages; mais ils portent réciproquement leurs deuils sans plus transiger sur un morceau de crêpe qu’ils ne l’a­
vaient fait sur une pièce de vigne. Aussi n’admetelle pas lés étoffes façonnées pour la première période, comme le corkscrew par exemple, qui avec ses côtes diagonales n’est pas assez mat. Il faut s’en tenir au classique cachemire de l Inde, de très
belle qualité. Tout au plus, si c’est l’été qu’on tombe en deuil, la serge est-elle autorisée, comme plus légère au porter; le mohair seulement après les six premiers mois, pour les robes du matin, une étoffe au grain si brillant n’étant pas suffi
samment funèbre pour deuil habillé. Car plus on se montre, plus on doit avoir l’air lamentable. Ainsi on pleure bien en famille dans un peignoir de fla
nelle grise, mais, dès que la douleur est assez apaisée pour que l’on puisse causer de la pluie ou du beau temps avec des étrangers quelconques, on s’encrêpe du haut en bas. Inutile de dire que c’est
illogique; à quoi bon des rites, s’il n’y avait qu’à se gouverner d’après le sens commun? C’est ainsi que la premièi’e année, une veuve ne peut arborer la toile — même aussi noire que possible — qu’à la campagne, jamais à la ville, y dût-elle périr de chaleur. L’hérésie serait aussi forte que de faire son grand deuil d’hiver en drap. Bien mat pourtant, le drap, mais ce n’est pas ça.
Tout cela est si délicat... Ainsi les jeunes filles peuvent se permettre les jaquettes, mais pas en as
trakan. Il n’est si frileuse qui pour grand deuil ne ne se doive contenter des lainages épais, à doublure ouatée, manchon compris, la fourrure étant notoi
rement incompatible avec les premiers mois d’un
chagrin. Quant aux femmes, naguère le châle était de rigueur pour elles : aujourd’hui il n’est plus guère pratiqué qu’en province. Aussi la baronne l’a-t-elle porté quand elle-a dû aller dans ses terres pour une levée de scellés. A Paris elle s’est con
tentée des longues confections très amples, large
ment bordées de crêpe. Avec le voile de pleureuse jusqu’aux pieds, on a encore bien assez cet aspect de grand fantôme noir qui constitue le témoignage de regret dû aux morts. Pour une veuve, s’entend, car il est clair qu’on ne saurait porter le deuil du père ou de la mère les plus chéris avec autant de rigueur que celui d’un mari avec qui on a vécu en médiocre intelligence.
Toute la lingerie aussi à renouveler, en blanc ou mauve. Impossible de porter des dessous roses,
bleus ou paille, avec des vêtements de deuil. Une question controversée est celle du bandeau blanc au chapeau, en crêpe lisse. Cet usage d’importation britannique est assez acceptable, parce que cela sied vraiment, sans être une coupable recherche de coquetterie, puisqu’il n’y faut voir que l’insigne du veuvage. Quant au bonnet de veuve pour l’inté
rieur, c’est un raffinement facultatif, auquel on doit bien réfléchir avant de l’adopter, car c’est la marque qu’on est résolue à ne se point remarier.
*
Uue fois toute la maison nippée, bêtes et gens — il ne faut pas plus oublier que les livrées, les rosettes
noires aux têtières des chevaux et le paletot de la levrette — on rouvre sa porte aux condoléances de ses amis et de ses ennemis. Car après un mariage on se cache à ses plus proches mêmes, et après une mort on se montre à tous les indifférents. Pendant six mois la baronne ne fait plus une seule visite, mais elle en reçoit beaucoup. Quoique infiniment plus agréable, c’est le deuil. Si elle se risque à en
trer chez une amie intime, c’est le matin, avant quatre heures, crainte d’y rencontrer du monde.
Quel monde? Ceux qui se sont trouvés réunis chez
elle hier 911 qui y seront demain. Car elle n’a plus son vendredi, et c’est tous les jours qu’elle est à
son poste au coin de la cheminée. Il semblerait rationel de se réserver au contraire du temps pour pleurer... mais non, c’est ainsi. En sorte qu’au lieu ris se consacrer au commerce du monde que quel
ques heures par semaine, elle tient cour plénière toutes les après-midi. Et, comme le ban et l’arrièreban de ce qu’elle connaît se précipite chez elle; que,
d’autre part, on 11e saurait s’apitoyer indéfiniment sur le feu baron, qui n’intéressait personne, il en résulte qu’on y jacasse du tiers et du quart, et que cela ressemble fort à ce qui se faisait avant.
Toutefois, il y a quelques différences. Ainsi le grand salon est fermé, rangé, garni de ses housses, et c’est dans sa chambre qu’elle se tient pendant le premier trimestre. Vestige peut-être de l’usage de nos arrière-grand’mères, qui se mettaient au lit pour recevoir les visites de deuil. Elle porte un petit châle de laine noire serré autour des épaules, quitte à asphyxier devant le feu où rôtirait un
bœuf; c’est d’étiquette, parce que quand on vient d’enterrer son mari on est toujours présumée souf
frante. Pour le même motif elle a auprès d’elle une tisane quelconque dans un ravissant petit service de vieux Dresde. En revanche, pas le moindre thé de cinq heures aux gens qui ont traversé Paris par le brouillard ou la bise pour lui apporter l’expres
sion de leur sympathie — cela aurait un petit air de fête qui détonerait dans cette atmosphère en
deuillée. L’infusion, d’ailleurs, n’est que pour les premières semaines; le châle persiste un peu plus longtemps; ensuite elle passe dans son petit salon.
Il faut bien sortir, par hygiène. Comme elle ne va
chez personne, qu’elle Il’a guère d’emplettes à faire, que les expositions ne sont pas de mise-, qu’il ne se
rait pas convenable, en grand crêpe, de flânerdevant les magasins, c’est un bon moment pour les visites de charité,trop négligées en temps ordinaire, ainsi que pour les sermons, assemblées pieuses et offices qui ne sont pas d’obligation. Il y a aussi le Bois, de une heure à trois, quand les cavaliers n’y sont plus et les voitures pas encore. Elle ne sort qu’en coupé; la victoria met trop en vue.
Pour s’occuper chez elle, elle a d’abord une énorme correspondance, commencée aussitôt qu’elle a eu son papier avec tortil gravé en noir. Les boîtes achetées au Louvre pour les premiers jours ont servi pour écrire aux fournisseurs, aux gens d’af
faires. Ayant du temps pour la lecture, elle se met au courant des dernières publications. Là-dessus,
il n’y a pas de règle; tout est de deuil, et elle peut se permettre des folichonneries qui la sortent de
ses idées tristes. Il n’en est pas de même pour la musique. Vous savez quelle belle voix elle a, un vrai talent d’artiste. C’est un chagrin pour elle de se voir privée de chanter pendant un an, mais, même en se renfermant dans le répertoire sacré, cela n’est pas possible. Néanmoins, la demi-année révolue, on peut se permettre le piano — pour soi seulement — et elle s’y remettra un peu, car elle s’était bien rouillée. Dans ces moments-là on re
grette de n’avoir pas choisi comme art d’agrément la peinture, qui est de deuil.
Que de moyens encore, ingénieux et délicats, de marquer aux morts la tendresse que souvent on n’a pas eue pour eux de leur vivant! On ne voyage pas. On va dès les premières chaleurs slenterrer à la campagne, qu’on ne peut pas souffrir. Si une ordonnance impérieuse du médecin vous envoie aux eaux, on ne mange pas à la table d’hôte. Le mieux est de ne pas aller à l’hôtel et de s’installer dans une villa. On monte dans le compartiment des dames seules -- parfaitement! — ou, si on est en famille, on s’en fait réserver un. Ah ! il ne manque pas de petites choses à quoi penser...
Cette austérité néanmoins s’adoucit avec le temps, insensiblement, par gradations savantes, qu’indi
quent les modifications de la toilette. Les jupes droites d’aujourd’hui simplifient la question si complexe autrefois des biais, des plissés, des bouillonnés. Mais il y aies corsages qui deviennent plus drapés, les manches plus bouffantes. Et le voile qui se raccourcit, et les gants de chevreau substitués à ceux de Suède, et les bijoux de jais d’abord, ensuite de vieil argent, cela n’en finit pas. Aussi une femme raisonnable doit-elle se faire faire très peu de choses à la fois: un chagrin qui diminue, c’est comme des enfants qui grandissent.
On arrive ainsi tout doucement au demi-deuil. Pour un mari il n’en est pas à partir de quarante ans : à moins de convoler, on est voué au noir pour la vie. Moire, satin, velours, peluche, avec des dentelles, des plumes, des passementeries, des fleurs blanches, du jais tant qu’on veut, des diamants tant qu’on peut; l’été, batiste à pois et ramages blancs, flanelle blanche à petites raies noires, chapeaux ronds. Sous cette livrée d’éternels re
grets on va partout : à l’Opéra, dans le monde, aux petits théâtres. C’est un autre genre de chinoi
serie que celle qui fait dire : « Dieu! que j’ai ri à cette pièce! — Je ne vous ai pas vue. — (Subitement attendrie :) C’est que j’étais dans une baignoire... à cause du deuil de ma pauvre tante. »
Quand elle a porté celui de son beau-père, la baronne, alors jeune et fringante, a eu un mot plus remarquable encore. On s’étonnait de ne pas l’avoir vue à certain bal costumé, à quoi elle répondit :
« C’est si difficile de trouver un travestissement de demi-deuil. » Elle avait vraiment peu d’imagina
tion; n’eût elle pas pu y aller en pie, en violette de Parme, en scabieuse, en couronne funéraire?
Mais où elle mit le comble à sa correction, c’est quand elle a convolé au bout de trois ans de veuvage; le délai légal étant dix mois, celui des con
venances deux ans, pour faire mieux que les autres elle a mis la bonne mesure. Afin de marquer au baron un souvenir discret, qui ne pût blesser le général, elle s’est mariée en satin héliotrope, avec un chapeau de pensées violettes nuancées.
Marie Anne de Bovet.