Eh! bien, je ne suis pas encore consolé de cette déception que tous les esprits un peu romanesques — et qui n’est pas un peu romanesque? — ont éprouvée la semaine passée.
Au milieu de la platitude de notre vie moderne, une nouvelle tombe tout à coup : « Vous ne savez pas? Un homme s’est rencontré qui a eu quatre duèls consécutifs en une heure et qui a blessé ses quatre adversaires ! »
On ouvre de grands yeux. — Est-ce possible?
— C’est certain. Lisez le journal. Voici les procès-verbaux.
— Oui, une querelle à l Opéra. Une danseuse de Salammbô. Des injures. Flamberge au vent. Le Bois de Boulogne. Mais c’est. d’Artagnan qui renaît. C’est un chapitre des Trois Mousquetaires. Oh ! ce Dumas !
Comme il serait heureux de voir, en action, en plein Paris de 1892, ce chapitre des Quarante-Cinq!
Ajoutez qu à l’étonnement de rencontrer ce drame de cape et d’épée dans notre époque de réalisme se joignait la satisfaction de se dire qu’en France il y avait encore des héros capables de renouveler les exploits d’Horace contre les Curiaces. Il n’est pas désagréable de se dire qu’on coudoie parfois des âmes romaines.
-—Eh! mais, on sait se battre en France! se disait-on.
Et les moins belliqueux éprouvaient une légitime satisfaction à raconter ce quadruple duel qui con
solait un peu, par son héroïsme, des sanglants exploits ravacholesques. Mais voilà que brusque
ment tout s’écroule. L épopée est une pure légende. Le roman héroïque est un simple racontar. Roland s’est amusé à se moquer de la presse. Pauvre Presse ! IL faut avouer, du reste, qu’elle accepte avec un prestigieux empressement les histoires
qu on lui raconte. Elle enregistre les bruits, note les’ potins, officialise les gasconnades. Tout ce qui se dit ou simplement se chuchote, elle l’imprime.
— Mais cela peut être désagréable à tel ou tel, cela peut nuire à la considération de N..., aux intérêts de Z...
— Peu importe. C’est une nouvelle. Est-elle vraie? Est-elle fausse? L’avenir le dira. Ce n’est pas notre affaire. Ce qui importe, c’est de ne point laisser échapper une information que le voisin peut recueillir.
Et voilà comment le reportage reporte même l’invraisemblable, même l’impossible. Si l’histoire des quatre duels de M. Roulez ne lui sert pas de leçon, c’est que le repoitage est incorrigible. Le brigadier Jean Gigou avait eu trente-deux duels, mais Jean Gigou est un héros de roman, et même de drame. Ils ont du crédit, ces héros-là. On les voit découdre leurs adversaires sur les planches ! c’est patent, c’est visible, c’est tangible. Du reste, parle-t-on encore de ce quadruple duel? Parle-t-on encore de M. Parker Deacon? Non! Le temps passe ! Il passe vite, le temps. On a remarqué que, chaque vendredi, depuis trois semaines, il emportait un musicien : Poise après Guiraud, Duprato après Poise. Un homme de talent, Duprato.
Les Trovatelle ont charmé bien des gens, à leur heure. Mais on en est plus aux Trovatelle et la société des Auditions artistiques est toute à Berlioz et aux Troyens.
C’est Mme la comtesse de Greffulhe qui la dirige, avec sa bonne grâce et son goût si sûr. Mme Gref
fulhe a assuré l’audition des Troyens à l’Opéra-Co
mique comme elle a influé, dit-on, sur- le voyage de la Comédie-Française, ou plutôt de quelques artistes de la Comédie-Française à Vienne. Aujour
d’hui tout est sujet à petites et grosses questions internationales. Le président de la République se rend à Nancy.
— Oh! oh! maugréent les journaux allemands, voilà une manifestation patriotique qui est bien rapprochée de la frontière !
Et ils affectent de voir une bravade dans une promenade de M. Carnot en Lorraine. Mme la prin
cesse de Metternich avait, au nom du comité de l’Exposition théâtrale de Vienne, invité la Comédie à prendre part aux représentations du Prater.
— Oh! oh ! ont murmuré certains journaux pari
siens, mais l’Autriche, ne l’oublions pas, fait partie de la Triple Alliance !
Ce que rêvait surtout et ce qu a préparé Mme de Metternich, c’est un succès pour nos artistes fran
çais, et il eût été beaucoup plus net d’aller déployer là-bas officiellement le drapeau de l’art. On ne le montrera qu’officieusement. Ce n’est pas la Comé
die, ce sont des artistes de la Comédie qui jouent les Femmes savantes à Vienne. Je ne vois pas ce que Molière y perd et ce que la Triplice y gagne.
Ce qui est certain, c’est que Mma de Metternich, là-bas, fait de son mieux pour que Paris rayonne
au Prater. Elle a invité M. Sarcey. M. Sarcey est parti. IL fera entendre aux Autrichiens ses cause
ries sans façon, ses conférences en belle humeur. Mme de Metternich a invité aussi M. Brunetière et M. Jules Lemaître. Iront-ils conférencier? M. Le
maître jouera-t-il là-bas avec l’éloquence comme le chat avec la souris et M. Brunetière déroulera-t-il ses périodes, si longues et pourtant si claires ? Je leur souhaite, dans tous les cas, un succès autrichien aussi complet que leur succès parisien.
Ah ! ce qu’on appelle, du reste, un succès parisien, quelle singularité souvent! Je suis horripilé, pour le moment, par ces vendeurs de petits cartonnages représentant une sorte d’appareil photographique, avec un objectif au milieu.
— Demandez la photographie fin-de-siècle ! Achetez l’art de se photographier soi-même instantanément !
On achète, et on se trouve devant un avis au lecteur portant qu’il faut, pour avoir son portrait, contempler durant une minute l objectif du milieu.
On regarde, on compte jusqu’à soixante, on tire un bout de carton et l’on aperçoit — quoi ? — un singe !
Cette aimable plaisanterie coûte la bagatelle de dix centimes. Elle serait inoffensive si elle n’était pas encombrante. Mais encombrante, elle l’est vrai
ment, profondément. On se heurte de tous côtés à ces vendeurs. On ne voit que ces petits appareils en carton sur le boulevard.
Ils ont poussé plus drus que les feuilles de mai. Les affiches multicolores annonçant les départs pour les villes d’eaux font aussi partie des florai
sons de l’heure présente. Elles s’épanouissaient à l heure même où, pour la joie des yeux et des jar
diniers, la Société d’horticulture de France expose au Pavillon de la Ville de Paris ses glycines et ses roses. Que de couleur dans ces affiches ! Un parterre, vous dis-je. Et, parmi elles, se détache l’an
nonce du panorama nouveau qu’achève M. Poilpot: le Vengeur, le fameux vaisseau coulant sous la mitraille anglaise.
Les marins de la République
Montaient le vaisseau le Vengeur!
Il est original sur un point, ce panorama nouveau. Le spectateur s’y trouve sur un plancher mouvant. Il peut avoir l illusion — douce illusion ! — du mal de mer. La sensation du combat, c’est quelque chose, mais ce n est pas assez. La sensation de la marée, à la bonne heure ! On pourra se munir d’eau de mélisse avant d’entrer. C’est l’Océan ou la traversée de la Manche mis à la portée des ama
teurs de peinture. On pourra aussi brûler un peu de poudre pour donner au panorama l’odeur du salpêtre. C’est le comble du naturalisme. Mais, simple Parisien et terrien endurci, combien je pré
fère à ce plancher mouvant l’humble plancher des vaches !
Parisien, j’ai vu partir un Parisien. C’est Brébant, celui qu’on avait surnommé le restaurateur des lettres et qui gardera ce surnom. Il fut une des gloires de Paris. Il en représentait comme le renom de plaisir et la mousse de champagne. Au temps où Froufrou, cette Froufrou qui reparaît plus sédui
sante que jamais après vingt-cinq ans, et jeune et vivante, au temps où Froufrou courait les petits théâtres et s’amusait ensuite à souper au cabaret, Brébant était le pôle vers lequel se tournaient tous les espoirs.
Au Mexique, dans les terres chaudes, combien de fois, camarades, nous disions-nous :
— Bah! les coups de feu des guérilleros ont une fin. Tout a une fin, même les expéditions au Mexique. Nous souperons encore chez Brébant!
Pauvre Brébant ! Je l ai revu naguère, bien attristé, maigre, traînant le pied et contemplant — quelle ironie ! — la façade resplendissante d’une brasserierestaurant du boulevard Italien, une de ces bras
series où miroitent les vitraux gothiques et les vieilles ferronneries pittoresques.
Il était là, pensif, et se disant, devant ce luxe nouveau, cette archéologie cabaretière :
— Ceci a tué cela !
Cela, c’était le vieux restaurant, devenu le restaurant-bouillon, où tout Paris, le fameux et sans
cesse modifié tout Paris, avait passé, sans compter tout Pétersbourg, tout Londres, tout Vienne !
Il y a des drames à Paris. Voilà une femme qui en tue une autre. Affaire d amour et de justice. Ce n’est plus le tue-la du mari de M. Dumas, c’est le tue-la de la rivale. Et pourquoi les hommes au
raient-ils le monopole du revolver? La pauvre Yvonne a pu voir que les petites mains des femmes savent aussi s’en servir. Mais alors à quoi sert le divorce? Il devait tout arranger, tout terminer, le divorce, et, avec les quelques gouttes d’encre d’une signature sur papier timbré, empêcher, disait-on, que dorénavant on vît et fît couler les gouttes de sang. Eh bien, il ne finit rien du tout. On peut di
vorcer — il paraît même qu’on divorce énormément — et on continue à tuer..
C’est que les lois ont beau faire, elles ne suppriment pas les passions. Elles peuvent bien les canaliser, les enrayer, si l on veut, les rayer, non. Certes, il est permis de divorcer. Mais le divorce supprime-t il la souffrance éprouvée par celui à qui on a volé son amour? Et si, en divorçant, il perd plus sûrement encore l’être aimé, qui peut l’empêcher de donner sa vie pour prendre celle de l’autre? « Je ne peux plus vivre, je tue. Et qu’on me tue après ! « C’est l affreux raisonnement sauvage ou plutôt le cri de nature déchaînée que toutes les canalisations du monde ne supprimeront pas. La bête humaine, comme dit l’autre, ne sera jamais morte tant qu’il y aura du sang dans les artères et des coups de folie dans les cerveaux. J’ajoute :
tant qu’il y aura des revolvers en montre chez les armuriers.
C’est la mort mise à la portée de tous. M. Pasteur, qui vient, dit-on, de découvrir un remède contre l épilepsie, ne trouvera pas de remède à la fureur jalouse. Hermione est inguérissable. Mais c est un saint, ce M. Pasteur. Il a chaque jour contre la maladie et la mort des duels plus héroï
ques et plus authentiques que les rencontres de M. Roulez. Il fait reculer la souffrance. Et il a sou
vent rencontré, comme récompense, des insultes. Qu’il guérisse cent, deux cents épileptiques, et que le deux-cent-et-unième échappe à sa science, je parie qu’on s’écriera bien vite :
— Hein! cette fameuse découverte ! Une plaisanterie. Il ne guérit personne, le guérisseur! C’est un charlatan.
J’ai lu le mot appliqué à ce grand homme, à qui l’avenir élèvera des statues et à qui le Danemarck en a déjà élevé une. Cela doit consoler d’être ea^ lomnié quand on voit que la calomnie ne respecte pas un Pasteur.
Rastignac.


NOTES ET IMPRESSIONS


La liberté qui capitule ou le pouvoir qui se dégrade n obtient point merci de ses ennemis.
(Mém. d Outre-Tombe.) Chateaubriand.
* *.
Entre l usure et la prodigalité il y a l’économie.
Balzac.
Les hommes posent les chiffres, et le temps fait la preuve.
Alex. Dumas.
*
Je ne puis comprendre le prêtre qu à la condition qu il y ait en lui quelque chose d incompréhensible. S il devient semblable à nous, il n’existe plus.
Jules Simon.
Le scepticisme est un état d’àme réservé aux simples particuliers. Députés ou sénateurs sont nommés et. payés pour avoir une opinion.
Francis Magnard.
Avec le scrutin uninominal, l’élicteur peut encore se rendre compte vaguement des bêtises qu’il va faire; avec le scrutin de liste, il ne s’en doute même pas.
Lud. Halévy.
Les règlements de sûreté publique sont de belles armes défensives rangées avec soin dans des meubles dont on s empresse de perdre la clé.
La statistique ne plaît qu aux nations en progrès. On n aime à faire ses comptes qu’autant qu ils attestent des bénéfices.
G.-M. Valtour.
COURRIER DE PARIS