Paris en l’air! C’est le titre d’une revue qui sera donnée, au haut de la Tour Eiffel, par les artistes ordinaires du théâ
tre de M. Bodinier. La Bodinière sur la première plate-forme de la tour, c’est très inattendu et très curieux. Mais, avec Paris en l’air, je voudrais bien voir représenter Pa
ris à l air, je voudrais bien qu’on eût un peu de fraîcheur et de brise. Il sera dit, d’ailleurs, que nous sommes insatisfaisables et que nous soupi
rons toujours après ce que nous n’avons pas. Nous avons eu le Derby de Chantilly par un temps de
Sénégal, digne du Spahi de Loti, et nous avons la grande semaine, la semaine du Grand-Prix, du grand luxe et du grand tapage, la semaine où les coutu
rières maigrissent de travail autantqueles jockeys; la semaine ou l’on s’amuse. Et, cette fois, le Grand- Prix de Paris sera couru par les candidats Zola, La visse, Nauroy et compagnie. On peut parier pour les littérateurs engagés et dont on a, dès longtemps, étudié les performances.
Il semble probable que M. Ernest Lavisse arrivera bon premier. Mais M. Zola a, dit-on, des pa
rieurs très chauds et qui tiendront bon. On a peu parlé, cette fois, de ses visites. Il doit cependant lui être arrivé plus d’un quiproquo, mais point comparable, je pense, à celui que je trouvais, hier, raconté dans un vieux petit journal :
« Le père Lacordaire, qui vient d’être élu membre de l’Académie française, faisait ses visites aux académiciens.
Il arrive chez M. Emile Augier. Un domestique l’introduit et va demander à son maître s’il peut recevoir.
— Quelle est cette personne? fait l auteur de la Ciguë.
— C’est un monsieur, mais je ne l’ai pas vu encore ici.
— Comment est-il?... Son nom?
-t- Il ne me l’a pas dit ! — c’est un monsieur habillé en Turc !
M. Emile Augier se rend dans son antichambre et reconnaît... le père Lacordaire en costume de dominicain ! »
M. Lavisse aurait pu se présenter en costume de professeur, en robe unisersitaire, mais M. Zola avait un désavantage : il n’a pas de costume. Le chef de la jeunesse militante d’aujourd’hui était, du reste, poussé par le mouvement qui emporte nos étudiants vers une rénovation souhaitée. Le succès de M. Lavisse ne pourrait être mieux justifié que par ces fêtes de Nancy où les étudiants lor
rains convient le chef de l’Etat. J’espère que les gazettes d’outre-Rhin auront cessé leurs clameurs et qu’elles ne continueront pas à regarder — par ordre — ce voyage comme une provocation. La pro
vocation par la gymnastipue ! Je ne sais rien de plus bouffon.
Mais la politique se fourre partout. Il paraît que les représentations de la Comédie-Française à Vienne ont ennuyé les Allemands, que tout succès gaulois offusque. Il n’eût plus manqué qu’on agi
tât de belliqueux étendards pour ou contre M. Falconnier ou MUo Frémaux ! Mais M. Sarcey était là, sage et grave, pondérateur et bon juge. Il a dû faire entendre des paroles gaiement sensées. Et nos comédiens ont enregistré un succès de plus.
Le succès ! Oh ! le grand steeple-chase éternel, même quand il ne s’agitpas du Grand-Prix de Paris ! On y arrive comme on peut et, pour y arriver, on s’épuise et se tue. Voilà un pauvre diable qui avait, pour toucher à la gloire et à la fortune, le jeûne volontaire. Ce que ses misérables tableaux ne lui don
naient pas, la faculté de jeûneur le lui assurerait peut-être, se disait-il. Et il avait jeûné, jeûné, jeûné...
— Je jeûnais parce que je n’avais point d’argent,
se disait Succi : je jeûne pour m’en procurer, c’est plus habile.]
Et, après avoir jeûné, il lançait une liqueur Succi qui permettait, assurait le prospectus, de sup
porter les épreuves de la faim. Pauvre Succi ! Il a trop tiré sur la corde, trop chauffé ou trop débilité la machine, et voilà! on arrête, sur le boulevard, un pauvre diable qui se dit persécuté par les prêtres,
on le conduit chez le commissaire d’abord, puis à l’asile de Sainte-Anne, et c’est Succi, le jeûneur Succi.
Succi a la folie des grandeurs mêlée à la folie des persécutions. Les hommes noirs lui veulent pren
dre dans ses poches les millions qu’il a gagnés. Le pauvre garçon, si maigre, et que je vois encore éta
lant son anémie devant les visiteurs, est un méga
lomane aboutissant au cabanon. Quand je pense qu’on lui avait donné un banquet par souscription,
qu’on avait bu à sa fermeté, porté des toasts à sa volonté, à son courage ! Il a voulu être un phénomène, le pauvre garçon... et le sort cruel a durement prononcé contre lui.
Que d’autres cerveaux cependant se mettent encore en quête d’une invention nouvelle, d’une origi
nalité quelconque, d’un phénomène à constater ! Ils s’enfièvrent, s’exaltent, se congestionnent.
Combien de reins brisés dans ce Derby de la Vie, ou nous sommes tous plus ou moins des jockeys!
On vient — à p ropos de jockeys — de prendre une mesure relative au steeple-chase annuel du Conservatoire. Dorénavant, a décidé la Commission
nommée pour examiner les réformes à introduire dans l’enseignement de l’art de la déclamation et du chant, dorénavant les concurrents devront se présenter en uniforme devant le Jury.
L’uniforme est :
Pour les hommes, l’habit noir — le sifflet de soirée ;
Pour les femmes, la robe de mousseline blanche. Robe montante ou robe fermée? Je ne vois pas
que la Commission se soit prononcée sur ce point délicat. Cela fera sans doute l’objet d’une délibéra
tion nouvelle. Mais, montante ou non, il faut que la robe soit en mousseline. O sainte Mousseline de nos mères, disait M. Sardou dans la Famille Benoilon, sainte Mousseline, protège-nous, sauvenous !
Sainte Mousseline protégera et sauvera peut-être les vertus du Conservatoire de Musique et de Dé
clamation. On ne verra plus de jeunes concurrentes arriver avec des toilettes de chez Worth ou de chez Doucet capables d’éblouir les yeux du jury le plus sévère et le moins prévenu.
C’est, me dit-on, M. Alexandre Dumas qui a été le promoteur de la réforme. Le moraliste militant ne veut pas que l’inégalité règne entre la jolie tille qui se rend, en coupé, à son examen, et la pauvre fille qui a passé des nuits pour se coudre une robe à soi-même.
Seulement, le coupé s’il y a coupé, supprimera-t- on le coupé? Rendra-t-on le simple fiacre ou l’om
nibus obligatoire? Puisqu’il s’agit d’égalité, il faut de l’égalité partout. Le jury peut être ébloui aussi par deux petits pieds sortant du bas d’une robe de mousseline, mais se posant coquettement sur le marchepied d’un équipage de Binder.
Et, en fait d’égalité, cette robe de mousseline ôte autant d’avantage qu’elle en donne. Je ne
m’imagine pas très bien Célimène, la hautaine Célimène, dans la toilette de Mimi Pinson. Faudra-t-il aussi que l’éventail qu’elle manie soit un éventail de deux sous? Et les duègnes, car il y aussi des duègnes, au Conservatoire, de petites duègnes de vingt ans. Les duègnes se présenteront-elles aussi en robe de mousseline? Madame Pernelle, en petite robe blanche? En mousseline, la comtesse de Pim
bêche? C’est très moral, en principe, et ce n’est pas sans ironie dans l’application.
Qu’on proscrive les diamants, soit! Et encore je croirais volontiers que les diamants doivent des
servir plutôt que servir celles qui les portent. C’est trop tôt. La joaillerie ne fait point partie de l’en
seignement de l’art dramatique. Pour la robe blanche, on aura beau proclamer l’égalité de la mousseline, il y aura robe de mousseline et robe de mousseline, comme il y a fagots et fagots.
Il y aura la robe demiousseline austère et la robe de mousseline provocante, la robe de mousseline qui cache et la robe de mousseline qui laisse devi
ner, la robe de mousseline virginale et la robe de mousseline lin de siècle, la mousseline coin du feu et la mousseline tour du lac, la mousseline d’Agnès et la mousseline de Sylvia. Tout un monde entre ces mousselines-là, vous aurez beau faire, il y aura tout un monde entre elles, je vous dis !
Mais enfin, un peu de justice ne messied pas. Je ne dirai plus que tout s’en va puisque la mousse
line revient. Voilà cependant quelque chose qui disparaît et quelque chose d’important, un coin du
vrai Paris, Tortoni, s’il vous plaît. On met, dans vingt jours d’ici, Tortoni en vente. Voilà par exem
ple une nouvelle. Tortoni, le lieu d’élection des élégances d’autrefois, va-t-il, devant la marée montante des inélégances d’aujourd’hui, devenir un bouillon, un simple bouillon, et se faire démocratique après avoir été fashionable?
Quand je parle des inélégances d’à présent, j’ai tort. J’ai grand tort. Je devrais simplement consta
ter que la mode change. Les cabarets moyen-âge sont aussi élégants que les cafés du temps jadis : seulement on y avale des bocks de bière, on n’y déguste plus de sorbets.
Oh ! le Perron de Tortoni! Il y a tout un monde disparu dans ces trois mots et je revois, en les pro
nonçant, en les écrivant, les lions de Gavarni et les dandys de Balzac ! De Marsay promenait encore hier, dans les salons de Tortoni, sa grande ombre de Brummel parisien!
Ces salons, tout petits, dorés, avec leurs tables commodes, ils ont gardé pour chacun de nous quel
que bon souvenir de causeries furtives, après une première! alors qu’on cherchait de l’esprit en commençant un flirt et en prenant une glace. Tortoni !
Rappelez-vous bien ! que de romans d’une heure ou d’une demi-heure ébauchés là!
Et ce perron où les gilets de coupe nouvelle, les vêtements à la mode de demain s’étalaient fière
ment, du temps de Louis-Philippe et même encore du temps du second empire, fini, disparu bientôt!
Ce n’est pas une. catastrophe sans doute, mais c’est pourtant un petit, tout petit deuil parisien. « Paris s’en va! » disait l’autre matin, en annonçant cette disparition-là, une dépêche de Y Indépendance belge.
Il ne s’en va pas autant qu’on veut bien le dire, et Y Indépendance prend Tortoni au tragique, mais enfin, c’est vrai, c’est très vrai, il y aura un peu de parisine de moins si Tortoni s’en va en poussière, en plâtras ou en bouillon. Une ville comme la nôtre se compose non seulement de tout ce qui fait sa renommée actuelle, mais de tout ce qui fit sa séduction d’autrefois.
Nous avons eu, l’autre jour, d’aimables gens qui ont crié, au Père-Lachaise, très gentiment : A bas la patrie ! Se ne crois pas que ceux-là s’inquiètent beaucoup du perron de Tortoni. J’espère qu e leur cri n’a pas été entendu jusqu’à Nancy. Les person
nages que M. Lavedan met en scène dans sa nouvelle pièce du Vaudeville ont cela de bon qu’ils parlent de se laver de leurs vices par une belle mort. Le satirique qui signale les défauts des no
bles, peu influents à l’heure où nous sommes, aurait pu exercer sa verve contre les anti-patriotes qui me paraissent plus dangereux aujourd’hui que le prince d’Aurec et ses amis.
A bas la patrie! C’est assez gentil comme manifestation et cela vient au bon moment. L’Allemagne nous fait grise mine, l’Italie mordille la moustache de son roi... Il y a de la fièvre à la frontière.
A bas la patrie! Non, vraiment, voilà de l’opportunisme ou je ne m’y connais pas.
Je n’ai rien dit de Madier de Monjau, le fougueux démocrate, qui a disparu la semaine passée, non plus que de la grande querelle des journalistes et des directions de théâtre à propos des répétitions générales et des billets de faveur. Je crois que ces petites guerres intéressent peu le public. Le public, lui, dit aux uns et aux autres :
— Donnez-nous d’amusants articles et de bonnes pièces et arrangez-vous comme vous voudrez !
Il souhaiterait cependant, le public, pouvoir assister avec son argent aux premières représentations et il ne le peut pas, il ne le peut plus. Toutes
COURRIER DE PARIS