LE TÉNOR
(Carnet d’une jeune fille)
ler octobre.
Grande nouvelle : nous aurons, cet hiver, une troupe de grand opéra!... Depuis des années, on ne nous donnait que l opéra-comique : la Dame blan
che et .le Barbier, le Barbier et la. Dame blanche. Cela devait suffire à des provinciaux comme nous. Les gens à prétentions haussaient les épaules en
disant : « des vieilleries! » Moi qui n’ai pas de prétentions, j aurais bien voulu les connaître, ces vieilleries. Mais il paraît que l’opéra-comique, c est immoral, et maman refusait de m’y conduire; en sorte qu’à dix-sept, ans j’ignore encore ce que c est qu’un théâtre. Ce n est pas comme Marguerite Des
champs, et Jeanne Lebègue qui se sont disputées tout l hiver dernier à propos du ténor et du bary
ton. Marguerite tenait pour le ténor, à cause de sa voix qui lui donnait des frissons dans les cheveux;
Jeanne tenait pour le baryton, à cause de... mon Dieu! oui, à cause de sa jambe ! Jeanne a des goûts plastiques, et ce baryton avait, paraît-il, unejambe admirable. A la lin de la saison elle lui a envoyé un cœur en violettes, et Marguerite était furieuse, parce que son ténor ne reçut qu une palme en pa
pier mâché et deux bouquets assez maigres... Moi, je n ai jamais entendu de ténor, ni vu de baryton;
mais je ne suis pas romanesque comme mes deux amies, et j’imagine que ce ne doit pas être bien
passionnant. Non, si je désire aller au théâtre, c’est pour les pièces tout simplement. Cela doit être ma
gnifique de voir de beaux drames, des drames où il y a de l amour, du danger, de l’héroïsme, des morts, se dérouler sur un fond d’admirable musique. On doit sortir de soi-mème et de sa petite ville, vivre d’une vie plus large, parmi des chevaliers, de nobles dames, des gentilshommes, dans les riches costumes d’autrefois, à travers des aventures qui ne ressemblent en rien à notre train-train de tous les jours... Enfin, patience! je saurai bientôt ce que c est : car papa, en lisant la nouvelle dans la Feuille d avis,
m’a dit :
« Juliette, cette fois, nous irons au théâtre... Le grand opéra, on peut y conduire les jeunes filles : c’est ded’art! Nous irons aux Huguenots, dès qu’on les donnera! »
On a donné le Bal masqué, Robert le diable, le Jrouvère, mais les Huguenots n’arrivent, pas... Après tout, pourquoi papa tient-il tant aux Hugue
nots?... A cause du titre, sans doute, qui n a rien d’effarouchant... Et puis, il les a entendus à Paris, il y a quinze ans, et il en a gardé un grand souve
nir: Villaret, oh! Villaret! dit-il toujours... Moi, je
me serais très bien contentée d’autre chose, de Robert ïe Diable, par exemple; d’autant plus que nous n’aurons pas Villaret... Mais je ne veux pas
paraître impatiente, et j’attends... Bien sûr, ce sera l’événement de mon hiver!...
7 novembre.
Cette fois, c est en règle : les Huguenots sont annoncés pour mercredi, et papa a déjà reteuu nos places, près d’une sortie, en cas d’incendie : il pense à tout, ; ce cher papa!... Je mettrai ma robe de soie... Mon Dieu! que je suis contente!... Pourvu qu il n arrive rien d ici là!...
11 novembre.
Voyons ! il faut que je me recueille, que je réfléchisse, que je m’examine, car cette journée d’hier a été pour moi un grand jour, un jour solennel!...
Nous sommes arrivés au théâtre un bon quart d’heure trop tôt. La salle, en elle-même, m’a déçue : on est mal assis, sur dos velours râpés; le rideau est affreux ; quand le gaz est encore à demi-baissé et que les places sont vides,- on se croirait dans un
caveau funèbre... Je voudrais plus de luxe, plus cle goût dans un théâtre... Mais, fiés le premier coup
d’archet de l’ouverture, je n’ai plus rien vu... Quelle belle chose que la musique ! comme elle éveille au fond de nous-même des échos inconnus ! les ra
dieuses images qu’elle fait passer devant nos yeux !... La toile s’est levée : d abord, les voix m ont troublée, je n’ai pas bien compris la première scène. Mais quand il a commencé : Non loin des vieilles tours et des remparts d Amboise, mon ra
vissement est devenu de l’extase. Quelle voix ! quelle voix ! Cé n’est pas un frisson dans les cheveux qu’elle me donne, elle prend toute mon âme et 1 emporte, je ne sais comment, je ne sais où... Dès ce moment, je n ai plus vu que lui : la scène me semblait vide quand il n y était pas, je n’entendais que sa voixdans les ensembles, j’étais jalouse, oui, furieuse
ment jalouse, qu il aimât cette Valentine, qui se laisse si sottement marier à un autre... Car je ne puis le séparer du personnage qu’il incarne si bien : il est Raoul, c est-à-dire la noblesse, la gé
nérosité, l’honneur, le courage, l’amour! Oh! dans le duo : Où je vais? Secourir nos frères, l’héroïsme lui sortait des yeux, on voyait qu il sentait jusqu’au fond du cœur son beau rôle, et que les choses qu il chantait avec toute son âme, il aurait été capable de les faire dans la vie! Et comment en serait-il autrement ? Peut-on vivre parmi ces sentiments su
blimes sans en participer? Peut-on être chaque soir un héros et redevenir ensuite un homme ordinaire? Evidemment, c’est impossible!...
Ah ! qu elle est heureuse, cette femme qui chante avec lui, et qui a le droit de lui dire, dans ses bras : Mon Dieu, ma croyance, c’est loi!...
D ailleurs, j’ai à peine compris la pièce, j’ai à peine entendu ce que chantait Valentine, je n’ai pas écouté les airs de Marguerite. Je l ai suivi, lui seul, jusqu’au moment où il est tombé sous les coups de ses meurtriers, et il m’a semblé qu’il était mort tout de bon, puisqu’il fallait partir... Papa se levait déjà avant la fin, craignant, qu’on nous fasse attendre trop longtemps nos manteaux si nous sortions les derniers... C’est moi qui m’en moquais, de nos manteaux!... J’ai voulu applaudir, j’ai voulu le voir re
venir, rappelé par l’enthousiasme unanime de la salle, j ai crié bravo, je délirais. Papa me répétait :
« t oyons, Juliette, dépêche-toi, tu verras que nous serons les derniers! » Moi, je sentais que j’aimais, et pour toute la vie!...
15 novembre.
Cet après-midi, en rentrant de ma leçon de musique, je l’ai rencontré... Cela m’a donné comme un grand coup au cœur : j’ai senti que je pâlissais, que je rougissais, que tout tournait autour de moi.
Jeanne Lebègue, qui était avec moi, m’a demandé ce que j avais. J’ai dit que c’était du vertige, et elle ne s’est doutée de rien. Elle, qui prétend l admirer, qui lui trouve un front superbe et le pied extrême
ment fin, elle ne l’avait pas reconnu!... Il a passé sans me voir... Il causait : j’ai reconnu le timbre délicieux de sa voix, et j’ai entendu ce commence
ment de phrase : « Le Prophète, c est de la musique qui... >> Oh! que je voudrais entendre le Prophète!...
J’ai demandé à papa quand nous retournerions au théâtre; malheureusement, j’avais eu l’imprudence d avoir la migraine le lendemain des Huguenots,
pour penser à lui tout à mon aise, et maman a protesté : elle trouve que le spectacle m agite trop, et qu il faut me ménager, parce que je suis nerveuse...
Pauvre mère ! si elle savait ce qui se passe en moi!... J’ai insisté, j ai promis de me contenir et d’être bien sage. Papa ne demandait qu’à céder,
mais quand maman veut ou ne veut pas quelque chose, c’est toujours elle qui finit par l’emporter... Pourtant, j’ai obtenu un « nous verrons... plus
tard... » C’est quelque chose, c’est un petit brin d’espérance, et je vais m appliquer à n’être pas nerveuse...
Oh! comme j’aurais de la patience, si je le rencontrais de temps en temps, comme aujourd’hui, dans la rue.., Car cette rencontre m a épanoui le
cœur!... Et c est tout ce qu il me faut, je ne demande rien de plus, rien de plus que de le voir passer, puis se perdre parmi la foule des indiffé
rents, et de lui envoyer sans qu il s’en doute le
salut de mon âme... Qui sait? peut-être qu un jour il me remarquera, peut-être que sa pensée effleu
rera la mienne, et qu’alors je me sentirai comme caressée par la douceur de sa sympathie... Allons! allons! ne faisons pas de rêve impossible! Pour
quoi me remarquerait-il? Je ne suis pas plus jolie que beaucoup d’autres, je suis petite, on me donne toujours moins que mon âge : il me prendrait pour une fillette et ne ferait pas attention à moi... Aussi
je serai forte, et jamais, jamais il ne soupçonnera ce qui se passe dans mon cœur, dans ce pauvre petit cœur qui l’aime déjà de toutes ses forces !...
20 novembre.
Décidément, je le rencontre presque tous les jours... Quel singulier hasard! Si j étais romanesque, j’y verrais une indication de la providence, un signe de la destinée, et je m’abandonnerais aux folies chimères que. je repousse... Mais j ai encore un peu de bon sens, et je me dis qu il va peuLêtre tout simplement à sa répétition à l heure où je sors de ma leçon de musique... Hier, M. Benoit, mon
maître, qui était arrivé en retard, m’a retenue dix minutes déplus que les autres jours — c est la so
nate en ut dièse mineur qui s’en est ressentie! — et j’ai eu beau me dépêcher de mettre mon manteau et oublier mes caoutchoucs, je ne l ai pas rencontré... Mais au jourd’ hui, jesuis sortie à l’h eure exacle, et je l’ai vu, aussi bien qu’au théâtre, avec sa haute stature, sa lière moustache, sa noble démar
che... Je ne vais plus à ma leçon de musique qu en tremblant : penser que ma plus grande joie dépend
d’un caprice de ce vieux musicastre, qui se fait toujours attendre et se croit obligé de rendre en queue de la leçon les minutes qu il a perdues en tête !... Ah ! les jeûnes rtlles ne sont pas heureuses!...
22 novembre.
M. Benoit m a retenue hier et a encore voulu me retenir aujourd hui. Mais, cette fois, je n’y tenais plus, la patience humaine a des limites, etje lui ai dit que maman m’attendait pour des visites et m a
vait recommandé d’être exacte. Il m a dit, d un air peiné : «C est bien, mademoiselle, Beethoven atten
dra! » Et il m a laissé partir... Mon mensonge me pesait un peu, tout de même... Mais je n y ai plus pensé quand je l’ai aperçu... Et cette fois, il m a regardée !...
Il m a regardée!...
Ce regard m a brûlée comme un fer rouge, m’a éclairé mon propre cœur, m’a fait mesurer la pro
fondeur de mon amour!... Et j’ai pleuré toute la soirée dans ma chambre...
25 novembre.
Il m’a encore regardée, aujourd’hui, presque fixement... J ai rougi et détourné les yeux... Et il m’a semblé que son regard me suivait, comme un fluide magnétique, avec quelque chose de doux, d atti
rant, d irrésistible... Hélas! ce soir, il chante de nouveau les Huguenots, et je ne l’entendrai pas!...
28 novembre.
Dans l’affreux brouillard qu il fait ces jours-ci, je ne le vois presque pas. Je regarde devant moi, aussi loin que possible, et soudain il apparaît, comme s il émergeait d un nuage. Cela dure à peine quelques secondes, c est une vision qui passe et s enluit, et c en est assez pour ni exalter le coeur..,
(Carnet d’une jeune fille)
ler octobre.
Grande nouvelle : nous aurons, cet hiver, une troupe de grand opéra!... Depuis des années, on ne nous donnait que l opéra-comique : la Dame blan
che et .le Barbier, le Barbier et la. Dame blanche. Cela devait suffire à des provinciaux comme nous. Les gens à prétentions haussaient les épaules en
disant : « des vieilleries! » Moi qui n’ai pas de prétentions, j aurais bien voulu les connaître, ces vieilleries. Mais il paraît que l’opéra-comique, c est immoral, et maman refusait de m’y conduire; en sorte qu’à dix-sept, ans j’ignore encore ce que c est qu’un théâtre. Ce n est pas comme Marguerite Des
champs, et Jeanne Lebègue qui se sont disputées tout l hiver dernier à propos du ténor et du bary
ton. Marguerite tenait pour le ténor, à cause de sa voix qui lui donnait des frissons dans les cheveux;
Jeanne tenait pour le baryton, à cause de... mon Dieu! oui, à cause de sa jambe ! Jeanne a des goûts plastiques, et ce baryton avait, paraît-il, unejambe admirable. A la lin de la saison elle lui a envoyé un cœur en violettes, et Marguerite était furieuse, parce que son ténor ne reçut qu une palme en pa
pier mâché et deux bouquets assez maigres... Moi, je n ai jamais entendu de ténor, ni vu de baryton;
mais je ne suis pas romanesque comme mes deux amies, et j’imagine que ce ne doit pas être bien
passionnant. Non, si je désire aller au théâtre, c’est pour les pièces tout simplement. Cela doit être ma
gnifique de voir de beaux drames, des drames où il y a de l amour, du danger, de l’héroïsme, des morts, se dérouler sur un fond d’admirable musique. On doit sortir de soi-mème et de sa petite ville, vivre d’une vie plus large, parmi des chevaliers, de nobles dames, des gentilshommes, dans les riches costumes d’autrefois, à travers des aventures qui ne ressemblent en rien à notre train-train de tous les jours... Enfin, patience! je saurai bientôt ce que c est : car papa, en lisant la nouvelle dans la Feuille d avis,
m’a dit :
« Juliette, cette fois, nous irons au théâtre... Le grand opéra, on peut y conduire les jeunes filles : c’est ded’art! Nous irons aux Huguenots, dès qu’on les donnera! »
On a donné le Bal masqué, Robert le diable, le Jrouvère, mais les Huguenots n’arrivent, pas... Après tout, pourquoi papa tient-il tant aux Hugue
nots?... A cause du titre, sans doute, qui n a rien d’effarouchant... Et puis, il les a entendus à Paris, il y a quinze ans, et il en a gardé un grand souve
nir: Villaret, oh! Villaret! dit-il toujours... Moi, je
me serais très bien contentée d’autre chose, de Robert ïe Diable, par exemple; d’autant plus que nous n’aurons pas Villaret... Mais je ne veux pas
paraître impatiente, et j’attends... Bien sûr, ce sera l’événement de mon hiver!...
7 novembre.
Cette fois, c est en règle : les Huguenots sont annoncés pour mercredi, et papa a déjà reteuu nos places, près d’une sortie, en cas d’incendie : il pense à tout, ; ce cher papa!... Je mettrai ma robe de soie... Mon Dieu! que je suis contente!... Pourvu qu il n arrive rien d ici là!...
11 novembre.
Voyons ! il faut que je me recueille, que je réfléchisse, que je m’examine, car cette journée d’hier a été pour moi un grand jour, un jour solennel!...
Nous sommes arrivés au théâtre un bon quart d’heure trop tôt. La salle, en elle-même, m’a déçue : on est mal assis, sur dos velours râpés; le rideau est affreux ; quand le gaz est encore à demi-baissé et que les places sont vides,- on se croirait dans un
caveau funèbre... Je voudrais plus de luxe, plus cle goût dans un théâtre... Mais, fiés le premier coup
d’archet de l’ouverture, je n’ai plus rien vu... Quelle belle chose que la musique ! comme elle éveille au fond de nous-même des échos inconnus ! les ra
dieuses images qu’elle fait passer devant nos yeux !... La toile s’est levée : d abord, les voix m ont troublée, je n’ai pas bien compris la première scène. Mais quand il a commencé : Non loin des vieilles tours et des remparts d Amboise, mon ra
vissement est devenu de l’extase. Quelle voix ! quelle voix ! Cé n’est pas un frisson dans les cheveux qu’elle me donne, elle prend toute mon âme et 1 emporte, je ne sais comment, je ne sais où... Dès ce moment, je n ai plus vu que lui : la scène me semblait vide quand il n y était pas, je n’entendais que sa voixdans les ensembles, j’étais jalouse, oui, furieuse
ment jalouse, qu il aimât cette Valentine, qui se laisse si sottement marier à un autre... Car je ne puis le séparer du personnage qu’il incarne si bien : il est Raoul, c est-à-dire la noblesse, la gé
nérosité, l’honneur, le courage, l’amour! Oh! dans le duo : Où je vais? Secourir nos frères, l’héroïsme lui sortait des yeux, on voyait qu il sentait jusqu’au fond du cœur son beau rôle, et que les choses qu il chantait avec toute son âme, il aurait été capable de les faire dans la vie! Et comment en serait-il autrement ? Peut-on vivre parmi ces sentiments su
blimes sans en participer? Peut-on être chaque soir un héros et redevenir ensuite un homme ordinaire? Evidemment, c’est impossible!...
Ah ! qu elle est heureuse, cette femme qui chante avec lui, et qui a le droit de lui dire, dans ses bras : Mon Dieu, ma croyance, c’est loi!...
D ailleurs, j’ai à peine compris la pièce, j’ai à peine entendu ce que chantait Valentine, je n’ai pas écouté les airs de Marguerite. Je l ai suivi, lui seul, jusqu’au moment où il est tombé sous les coups de ses meurtriers, et il m’a semblé qu’il était mort tout de bon, puisqu’il fallait partir... Papa se levait déjà avant la fin, craignant, qu’on nous fasse attendre trop longtemps nos manteaux si nous sortions les derniers... C’est moi qui m’en moquais, de nos manteaux!... J’ai voulu applaudir, j’ai voulu le voir re
venir, rappelé par l’enthousiasme unanime de la salle, j ai crié bravo, je délirais. Papa me répétait :
« t oyons, Juliette, dépêche-toi, tu verras que nous serons les derniers! » Moi, je sentais que j’aimais, et pour toute la vie!...
15 novembre.
Cet après-midi, en rentrant de ma leçon de musique, je l’ai rencontré... Cela m’a donné comme un grand coup au cœur : j’ai senti que je pâlissais, que je rougissais, que tout tournait autour de moi.
Jeanne Lebègue, qui était avec moi, m’a demandé ce que j avais. J’ai dit que c’était du vertige, et elle ne s’est doutée de rien. Elle, qui prétend l admirer, qui lui trouve un front superbe et le pied extrême
ment fin, elle ne l’avait pas reconnu!... Il a passé sans me voir... Il causait : j’ai reconnu le timbre délicieux de sa voix, et j’ai entendu ce commence
ment de phrase : « Le Prophète, c est de la musique qui... >> Oh! que je voudrais entendre le Prophète!...
J’ai demandé à papa quand nous retournerions au théâtre; malheureusement, j’avais eu l’imprudence d avoir la migraine le lendemain des Huguenots,
pour penser à lui tout à mon aise, et maman a protesté : elle trouve que le spectacle m agite trop, et qu il faut me ménager, parce que je suis nerveuse...
Pauvre mère ! si elle savait ce qui se passe en moi!... J’ai insisté, j ai promis de me contenir et d’être bien sage. Papa ne demandait qu’à céder,
mais quand maman veut ou ne veut pas quelque chose, c’est toujours elle qui finit par l’emporter... Pourtant, j’ai obtenu un « nous verrons... plus
tard... » C’est quelque chose, c’est un petit brin d’espérance, et je vais m appliquer à n’être pas nerveuse...
Oh! comme j’aurais de la patience, si je le rencontrais de temps en temps, comme aujourd’hui, dans la rue.., Car cette rencontre m a épanoui le
cœur!... Et c est tout ce qu il me faut, je ne demande rien de plus, rien de plus que de le voir passer, puis se perdre parmi la foule des indiffé
rents, et de lui envoyer sans qu il s’en doute le
salut de mon âme... Qui sait? peut-être qu un jour il me remarquera, peut-être que sa pensée effleu
rera la mienne, et qu’alors je me sentirai comme caressée par la douceur de sa sympathie... Allons! allons! ne faisons pas de rêve impossible! Pour
quoi me remarquerait-il? Je ne suis pas plus jolie que beaucoup d’autres, je suis petite, on me donne toujours moins que mon âge : il me prendrait pour une fillette et ne ferait pas attention à moi... Aussi
je serai forte, et jamais, jamais il ne soupçonnera ce qui se passe dans mon cœur, dans ce pauvre petit cœur qui l’aime déjà de toutes ses forces !...
20 novembre.
Décidément, je le rencontre presque tous les jours... Quel singulier hasard! Si j étais romanesque, j’y verrais une indication de la providence, un signe de la destinée, et je m’abandonnerais aux folies chimères que. je repousse... Mais j ai encore un peu de bon sens, et je me dis qu il va peuLêtre tout simplement à sa répétition à l heure où je sors de ma leçon de musique... Hier, M. Benoit, mon
maître, qui était arrivé en retard, m’a retenue dix minutes déplus que les autres jours — c est la so
nate en ut dièse mineur qui s’en est ressentie! — et j’ai eu beau me dépêcher de mettre mon manteau et oublier mes caoutchoucs, je ne l ai pas rencontré... Mais au jourd’ hui, jesuis sortie à l’h eure exacle, et je l’ai vu, aussi bien qu’au théâtre, avec sa haute stature, sa lière moustache, sa noble démar
che... Je ne vais plus à ma leçon de musique qu en tremblant : penser que ma plus grande joie dépend
d’un caprice de ce vieux musicastre, qui se fait toujours attendre et se croit obligé de rendre en queue de la leçon les minutes qu il a perdues en tête !... Ah ! les jeûnes rtlles ne sont pas heureuses!...
22 novembre.
M. Benoit m a retenue hier et a encore voulu me retenir aujourd hui. Mais, cette fois, je n’y tenais plus, la patience humaine a des limites, etje lui ai dit que maman m’attendait pour des visites et m a
vait recommandé d’être exacte. Il m a dit, d un air peiné : «C est bien, mademoiselle, Beethoven atten
dra! » Et il m a laissé partir... Mon mensonge me pesait un peu, tout de même... Mais je n y ai plus pensé quand je l’ai aperçu... Et cette fois, il m a regardée !...
Il m a regardée!...
Ce regard m a brûlée comme un fer rouge, m’a éclairé mon propre cœur, m’a fait mesurer la pro
fondeur de mon amour!... Et j’ai pleuré toute la soirée dans ma chambre...
25 novembre.
Il m’a encore regardée, aujourd’hui, presque fixement... J ai rougi et détourné les yeux... Et il m’a semblé que son regard me suivait, comme un fluide magnétique, avec quelque chose de doux, d atti
rant, d irrésistible... Hélas! ce soir, il chante de nouveau les Huguenots, et je ne l’entendrai pas!...
28 novembre.
Dans l’affreux brouillard qu il fait ces jours-ci, je ne le vois presque pas. Je regarde devant moi, aussi loin que possible, et soudain il apparaît, comme s il émergeait d un nuage. Cela dure à peine quelques secondes, c est une vision qui passe et s enluit, et c en est assez pour ni exalter le coeur..,