Et puis... est-ce une illusion? est-ce une folie’L.. je crois qu’il commence à me connaître et qu’il s intéresse à moi... Il me semble même qu’il m a souri... Oui, ilm a souri, d’un sourire imperceptible, mais si bon, si amical... si tendre!... Oh ! ce sourire sera le plus grand bonheur de ma vie !...
29 novembre.
Hier soir, pendant que j avais l ame encore pleine de son sourire, j ai eu la surprise de l’entendre dans un mauvais concert de bienfaisance, où il a chanté à la place d un autre artiste indisposé. Je ne connais pas ses morceaux, je ne connais rien, moi, excepte les sempiternelles sonates de M. Benoit! Tout ce que je sais, c’est que c était magnifique : sa voix se déployait avec des sonorités admirables,
et on lui a fait une ovation. Malheureusement, nous étions placés loin de la scène, papa n’avait pas apporté sa lorgnette, et je l ai très mal vu. Je l’ai
admiré tout de même, et j’étais heureuse, et j ai applaudi de toutes mes forces... Et, comme un plai
sir n’arrive jamais seul, papa m’a dit en sortant : « Décidément, ce ténor est excellent... On ne peut demander mieux en province... Nous retournerons au théâtre un de ces jours : il faut en profiter. » Cela m’a mortifiée, d’entendre parler de lui si légère
ment... « On ne peut pas demander mieux en pro
vince!... » Ce n’est pas la première fois que mon pauvre père, qui m’aime tant, me choque ainsi dans mes sentiments les plus profonds... J’étais si blessée que je n’ai rien répondu... D’ailleurs, ma


man ne l’a pas contredit, et j’espère que l’affaire


s’arrangera pour un de ces jours... J’espère, et pourtant, une seconde soirée comme celle des Huguenots, ce serait trop de bonheur !...
30 novembre.
Je suis sûre de ne pas me tromper : en me rencontrant aujourd hui, pour la onzième fois, à la place habituelle, il m a fait un signe, un petit signe des yeux, que personne n a pu remarquer, mais qui s adressait bien à moi, que j ai bien vu, qui m’a fait monter tout mon sang au visage... Mon Dieu! que doit-il penser de moi ?... S’il a osé me faire ce
signe, c’est que mes regards et mes rougeurs m’ont trahie, c est qu’il a lu le secret de mon cœur... Oui, mais si, ayant deviné que je l’aime, il m’a fait ce signe, c est que... c’est qu il m’aime aussi !... Non, non, je ne puis le croire, je ne puis croire à un bonheur pareil... Et pourtant j’en suis sûre, j’en suis sûre. Qui sait ? l’amour, dit-on, est contagieux,
et je l’aime tant, je l aime tant, que mon amour a bien pu faire sa conquête. Nous partirions. Nous irions nous marier en Angleterre, où c’est facile.., Il y a un endroit où l’on se marie devant un forgeron. Point d’autorisation des parents, point de pa
piers, point de notaire : un coup de marteau sur l’enclume, et tout est en règle. Alors, je le suivrais de ville en ville. Perdue dans la foule des specta
teurs, je l’entendrais tous les soirs : il seraitRaoul, il serait le Prophète, il serait le Trouvère... Et quand le théâtre, haletant, resterait suspendu à ses lèvres, quand l’enthousiasme soulèverait les ban
quettes, je me dirais tout bas : « Il est à moi ! Il m’aime! .. Aux autres son génie, à moi, à moi seule son cœur!... » Je sais bien que, pour en arri
ver là, il faudrait passer par de cruels moments. Mon pauvre père!... Et maman, quand elle ne me trouverait plus dans ma chambre !... J’ose à peine me représenter leur désespoir... Mais plus tard, quand ils me verraient heureuse, ils compren
draient que leurs idées sur les artistes sont de vains préjugés, ils me pardonneraient... Oui, il faut savoir conquérir son bonheur : j’aurai l’énergie de conquérir le mien — pourvu qu’il m’aime — et il
m’aime, il m aime, je le sais, je n’en veux plus douter !...
4 décembre.
Quelle émotion!... Il m a saluée, avec un long regard, un regard passionné comme un aveu... Moi,
je me suis inclinée... très peu, oh! à peine, juste assez pour qu’il s’en aperçoive... Je ne savais plus ce que je faisais, j’avais un voile devant les yeux,
tout tournait autour de moi. S il m avait appelée, je l’aurais suivi... J’ai eu l idée de m’arrêter et de me jeter dans ses bras, en pleine rue : comme cela, mes parents n auràient plus pu s’opposer au ma
riage. De folles idées comme celles-là me passent atout, moment dans la tète, à présent. Et je ne pense qu’à lui, je n ai plus qu’une pensée, qui est lui; plus qu un but, qui est lui... Je suis si distraite que je n’écoute pas ce qu’on me dit. Maman m’appelle tête à l envers... Oui, tète à l’envers et plus que tu ne le penses, ma pauvre mère!... Et M. Benoit s’est fâché, parce que, pendant qu’il interrompait la leçon pour aller répondre à un coup de sonnette, je me suis mise, sans y penser, à jouer de mé
moire Plus blanche que la blanche hermine, au lieu de la sonate en ut clièze... D’ailleurs, je sais que je marche sur un volcan, et les circonstances se pressent; ce soir encore, mon père, sans que je l’en prie, m’a offert de me conduire après-demain au théâtre, pour la Juive... J’ai eu beaucoup de peine à cacher mon impression, tellement vive qu’elle n était plus de la joie; je me suis contenue, pour que maman ne me trouve pas trop nerveuse, et l’on ne s’est pas douté de ce qui se passait en
moi... Pauvres chers parents, qui m’aiment tant et que je ferai tant pleurer!... Mais mon Destin m en
traîne, la passion a ses fatalités, je suis vaincue, je ne peux plus rien!...
5 décembre.
Mon Dieu, quel effondrement!...
Ce bon M. Benoît m avait renvoyée dix minutes avant l’heure aujourd’hui, parce que mes distrac
tions l avaient exaspéré... Je craignais d’être trop tôt pour le rencontrer, et, après avoir mis bien lentement mon manteau, après avoir oublié mon parapluie pour revenir le chercher, je m’en allais à petit pas, par un brouillard plus intense que ja
mais... Tout-à-coup, je le vois sortir du nuage... Il ne m aperçoit qu au moment où nous nous croisons,
et le voilà qui tourne sur ses talons, et se met à marcher derrière moi... Et il me parle... Le brouil
lard était si épais que nous avions bien des chances de n’ètre pas remarqués...


— Mademoiselle, laissez-moi vous parler, je vous en supplie!... Deux mots, deux mots seulement!...


Mes jambes fléchissaient sous moi, mais je ne pus m’empêcher de me retourner un peu, et de lui jeter un regard... un regard qui ne le découragea pas : car il continua :
— J ai lemalheur de ne pas vous connaître, mademoiselle, mais je vous adore, depuis que je vous
ai vue, depuis que je vous rencontre tous les joursdans cette rue... Et il faut que je vous le dise... oh ! je puis vous le dire, je suis un honnête homme et j ai une situation, mademoiselle... Je suis pre
mier commis à la succursale du comptoir d Escompte, et je m’appelle Oscar...
J’avais pressé le pas, je n’entendis pas son nom... Lui, commis au comptoir d’Escompte!... Après une telle méprise, le cœur est mort pour jamais!...
Edouard Rod.
LES LIVRES NOUVEAUX
La Pensionnaire d’Ecouen, par Mary Summer. 1 vol. in-18, 3 fr. 50 (Calmann-Lévy).
L Amour et la guerre, par Paul Perret, 1 vol. in-18, 3 fr. 50 )Paul Ollondorfï).
Le Rêve, par Emile Zola. Publication hebdomadaire
en séries do 50 centimes, avec illustrations de Carlos Seliwabe (Flammarion .
Le Jugement dernier de Michel-Ange, par L.-L. Chapon, préface d Emile Ollivier, 1 vol. in-8, 2 fr. Tl. Laurens).
L art de faire un vitrail, par L. Ottin, ouvrage accompagné de 6(5 dessins ou modèles et d une planche en couleurs. 1 vol. in-8, 2 fr. H. Laurens).
Le Livre du bourgeois campagnard, habitation, jardinage, culture, basse-cour, ferme, animaux, par Ris- Paquot. Ouvrage orné de 352 gravures. 1 vol. in-8° (H. Laurens).
Stratégie raisonnée du croquet français, par A, Desprès. Ouvrage orné de 90 ligures, 1 fr. 50 (Delarue).
Annuaire de la Presse française en JS9S, H. Avenel, directeur (maison Quantin).
Album Crafty, croquis parisiens (Plon).
Petites gredineries parisiennes, par Grévin, 3 fr. 50 (Lahure).
L’Algérie en 1891, rapport et discours à la Chambre des députés, par A. Burdeau, député. In-18, 3 l r. 50 Hachette).
Lamennais, parE. Spuller. In-16, 3 fr. 50 (Hachette),
Études sur la vie et les œuvres de Bernardin de Saint-Pierre, par Fernand Maury, maître de 1 confé
rences à la Faculté des Lettres d’Aix. In-18, 3 fr. 50 (Hachette).
Le Socialisme chrétien, par Henri Joly, professeur à la Faculté des Lettres. In-16, 3 fr. 50 (Hachette).
Souvenirs du monde musulman, par Charles Mismer, In-16, 3 fr. 50 (Hachette).
L’Allemagne et la Réforme, tome troisième, par Jean Janssen, traduit de l’allemand par E. Paris. In-18, 15 fr, (Plon).
Les Passions honnêtes : cœurs vivants, par de Chennevières. In-18, 3 fr. 50 (Plon).
Les Femmes comme elles sont, par Arsène Houssaye. In-18, 3 fr. 50 (Calmann-Lévy).
La Fin du bonheur, par Paul Tanit. In-18, 3 fr. 50 (Lemerre).
Anarchistes ! par John Henry Mackay, traduit da l allemand par Louis de Hessem. In-18, 3 fr. 50 (Tresse et Stock).
La Grèce d aujourd’hui, par Gaston Deschamps. In-18, 3 fr. 50 Armand Colin .
Autour de la Comédie-Française, trois années do théâtre, 1883-1885, par J.-J. Weiss. I n-18, 3 fr. 50(C. Lévy).


NOTES ET IMPRESSIONS


On ne désire être aimé des autres que pour avoir un motif de s aimer davantage.
Diderot.
Il n’y a plus guere que les chevaux pour avoir une généalogie bien tenue.
Paul Féval.
Celui qui s écoute n est pas toujours celui qu’on écoute.
Jules Claretie.
H y a des croyants qui agissent mal malgré leurs croyances, et des incroyants qui agissent bien malgré leur incrédulité.
Jules Lemaître.
Les femmes ont une âme cachée qu’elles ne montrent qu’à ceux qu’elles aiment.
Edouard Rod. Le style embaume les œuvres.
Alph. Daudet.
La médecine est une science, la clientèle est un art. Paul Ferrier et Depré.
*
* *
Laissons un peu la jeunesse voir le monde tel qu’elle se l’imagine : elle a le temps de le voir (el qu’il est.
Dans les arts, la médiocrité ne porte jamais que des fruits médiocres ; dans la vie, elle peut nous pousser plus haut et plus loin que le génie.
G.-M. Valtour,