La semaine du Grand Prix! On pourrait, au besoin, reprendre les articles écrits l année passée et ceux d’il y a deux ans et les servir tout frais, au public, et ils seraient encore d’actualité. Et ils seront d’actualité toujours, les articles sur la se
maine du Grand Prix. La question des voitures, la question des toilettes, la question du temps (ferat-il beau? fera-t-il mauvais?), voilà ce qui préoccupe au moins autant les esprits à Paris qu il y a huit jours les préoccupait la question de Nancy, des étudiants tchèques en Lorraine et des comédiens français à Prague.
Tout ce qui touche aux comédiens prend décidément des proportions fabuleuses. M.Coquelin s’en
gage à Londres, avec un impressario qui n’a pas tout l’argent voulu, les représentations de l’artiste sont interrompues et tout aussitôt le télégraphe marche pour expliquer à l’Europe comment le grand voyageur a pu rester en plan devant une affiche de Chamillac placardée sur l’Opéra-Comique- Théâtre.
En sortant de Vienne et avant de rentrer à Paris, deux comédiens et une comédienne très applaudie songent à s arrêter à Prague et tout aussitôt, parce qu’un autre impressario, allemand sans doute, celui-là, les a affichés eh promettant un tan t pour cent à on ne sait quelle œuvre de bienfaisance pangermanique, une question internationale semble aussitôt surgir.
— Joueront-ils? Ne joueront-ils pas?
Ils n’ont pas joué et l’Europe a respiré. En vérité il faut que l’amour du reportage se soit totalement emparé de nos cervelles pour que les faits et gestes de nos acteurs intéressent plus que les œuvres de nos poètes ou les actions de nos hommes d’Etat.
— Jamais, dit-on, les comédiens du Théâtre-Français n’ont couru les chemins avec autant de facilité et de fièvre, dans un but de lucre et de cupidité.
Croyez-vous? Demandez à tous les fugitifs et touristes dramatiques du temps passé. On en parlait moins peut-être parce que le reportage n’existait pas et ils allaient moins loin parce que les dili
gences marchaient moins vite que les chemins de fer. Mais Talma, Rachel, MUe Georges, Déjazet, cou
raient les routes tout autant que M. Coquelin, Mme Sarah Bernhardt ou M. Frédéric Febvre.
Avez-vous lu Prédite et Taconnet? Non, sans doute. C est un vieux vaudeville de Merle et Brazier que j’ai vu jouer à Lyon, au théâtre des Célestins, et qui portait sur l’affiche : « Vaudeville gri
vois en un acte, » ce qui signifiait tout simplement pièce gaie. Il doit bien dater de soixante ou soixantedix ans, ce bon vieux vaudeville grivois, et il met
tait en scène des comédiens déjà morts depuis cinquante ans lorsque Merle et Brazier écrivaient leur pièce.
Ce Taconnet était un acteur du théâtre de Nicolet (De plus en plus fort) dont Fréville, sociétaire de la Comédie-Française, disait :
— Cet homme-là est si bon dans les rôles de savetier qu’il serait déplacé dans un rôle de cordonnier !
U était aussi acteur, Taconnet. Acteur pour le théâtre de la Foire. Il écrivait et jouait, sur la scène et au naturel, les rôles d’ivrogne. Si j’étais pédant, je vous dirais qu’on l’a appelé le Téniers du Théâtre. Lorsqu’il mourut — à l’hôpital — son directeur Nicolet s’écriait :
— Je donnerais cent louis pour le tirer de là!
— Donnez-moi, répondit Taconnet, douze francs à compte, nous les boirons avec mon camarade de lit.
Un philosophe pratique, ce Taconnet. Son camarade de lit à la Charité était un pauvre diable de menuisier qui mourut avant le comédien. Celui-ci lui dit — et la plaisanterie ne manque pas d’héroïsme :
— Chez, Pluton, tout à l’heure, dresse un théâtre, puisque tu es menuisier, et annonce que j’irai, ce soi r, y jouer- Ragotin !
C’est donc cet original que les auteurs de Préville-et Taconnet remettaient en scène sur les plan
ches, des Variétés. La scène se passait, boulevard du Temple, devant la maison du traiteur Bancelin. Tout un Paris d’autrefois qui était plus gai, plus
grivois, que notre haineux Paris d’aujourd’hui! Or, devant la façade de Bancelin, Préville rencontre Nicolet et le dialogue suivant, s engage entre eux. C’est un morceau qui est d actualité tout autant que les articles de 1891 sur le Grand-Prix de 1892.
— Ah ! ça, dit Nicolet, nous passons la journée ensemble... Vous avez relâche?
PRÉVILLE Oui, par indisposition.
NICOLET Et de qui, mon Dieu ?
pré ville, riant.
Par indisposition de Mllc Clairon, qui a une partie de campagne pour ce soir.
NICOLET
Comment va le Théâtre-Français? Attirez-vous la foule? Faites-vous beaucoup d’argent?
PRÉVILLE Oui, beaucoup en province.
Air du « Verre » Lekain, mon cher, est à Lyon. Madame Belcourt est à Lille, Molé va partir pour Mâcon,
Ma femme part pour Abbeville. A Rouen, Bourret a des succès Et Brizard récolte en Provence. C’est bien le Théâtre-Français,


Car il est dans toute la France !


Plus ça change, disait Alphonse Karr,plus c est lamème chose,et les mœurs du dix-neuvième siècle sont calquées sur celles du dix-huitième.
N est-ee pas un chapitre du vieux Roman Comique de Scarron que le retour de M. Coquelin dans sa bonne ville de Paris après l aventure de Londres et la saisie de la recette de M. Febvre à Briinn après l aventure de Vienne ? Il n eût plus manqué que l’incident de Prague fît pendant au pseudo-incident de Nancy ! Mais tout est incident par le temps qui court. Je m’étonne qu’un reporter n’ait pas jugé bon d’aller interviewer la demi-mondaine qui a cru
devoir, dimanche dernier, au steeple-chase d Auteuil, crier: « Vive l’empereur ! » quand a passé la voiture de Mme Carnot.
C’était pourtant ce qu on peut appeler de la bonne copie.
— Pardon, mademoiselle, c’est bien vous qui avez été arrêtée pour avoir crié : Vive l empereur! — Oui, monsieur !
— Pourquoi avez-vous crié?
On voit d’ici l’interrogatoire. Les journaux ne nous ont pas donné le nom de la personne peu polie qui a jeté ce cri rétrospectif. Etait-ce pour elle une es
pérance ou un souvenir de jeunesse? On sait que telle personne célèbre et fort jolie a pendant longtemps allumé des feux d’artifice le 15 août pour remémorer les fêtes impériales évanouies.
Ces sentiments monarchistes, les jeunes personnes qui les professent ou les regrettent ont eu l’occasion de les montrer, ces jours derniers. A
Paris nous avons un roi. Un roi et un grand roi, car il est de fort liante taille. Un roi galant homme et charmant homme, Oscar II, le petit-fils de Berna
dette, qui semble fort se complaire à se trouver l’hôte de Paris. II salue nos soldats, visite nos théâ
tre, complimente nos policiers (mais Rossignol, le fameux Rossignol, a malheureusement démenti cette information des reporters).
A 1 Exposition du Champ-de-Mars il s’arrête presque uniquement devant le tableau de Madeleine Lemaire. Il jouit fort agréablement de cette ville encore aimable en dépit de tous les ferments de co
lère et de polémique qu’elle contient. Le roi Oscar est d’une figure agréable, porte toute sa barbe,
sourit volontiers, paraît un peu timide et redresse sa stature de peuplier. Il parle élégamment le français et il aime la France. Je m’étonne qu il ne se soit pas trouvé un journal pour l’insulter, comme il s’en est trouvé un pour injurier M. le baron de Morenheim, le plus sûr ami de la nation.
Mais qui s’occupe, le lendemain de son apparition, d’un article de journal! Quand je pense qu’on ne s’inquiète même plus de Ravachol et qu’on passe
rait aujourd’hui pour le dernier des provinciaux si l’on s avisait d’en parler!


— D’où sort, dirait-on, ce huron?


On applaudit les Troyens à l’Opéra-Comique. Il y a vingt ans on les sifflait sur cette même scène qui s’appelait alors le Théâtre-Lyrique. C’était la même œuvre, c’était le même directeur et les journaux daubaient sur l’un et sur l’autre avec une magnifique joie. Le pauvre Berlioz disait :
— Je fais un paquet de tous les journaux qui me traitent d’imbécile et lorsque je le déficellerai et lirai plus tard ces sottises, je passerai un bon moment.
Certes, il en eût passé un excellent si ce plus tard fût arrivé. Ou plutôt il est arrivé le plus tard (car il arrive toujours), mais Hector Berlioz n’est plus là. Il est debout, en bronze, l’attitude pensive sur un socle de pierre, dans le petit square Vintimille,et il se moque bien des niaiseries qu’on a débitées sur son compte, et des infamies qui se joi
gnaient à ces niaiseries. On reprend ses Troyens et on les applaudit, voilà \e plus tard.
Mais, comme il faut un joujou au public, c’est au moins autant de l’interprète de Didon que s’occupe le public que des Troyens eux-mêmes. La nouvelle Didon, c’est une jeune fille dont la voix est puissante et charmante et qui promet une grande can
tatrice. La légende s’en est mêlée, comme pour Nilsson, la compatriote du roi Oscar il. La Didon de 1892, Müc Delnat, était, paraît-il, servante d’auberge à Meudon.
Une musicienne excellente passe,l’entend chanter et lui dit le mot fameux :
—Mais, mademoiselle, voue avez cent mille francs dans le gosier!
C’est toujours une découverte agréable. Mllc Delnat en fut enchantée. Elle étudia, solfia, vocalisa, et maintenant elle joue Didon. Elle est, disent les journaux, la Didon rêvée par Berlioz. A la vérité, il faut rabattre un peu de la légende. MI B Delnat ne descend pas du roi des rois, mais elle n était pas
servante d’auberge. Seulement il est parfaitement exact qu’elle chante bien et qu avec du travail elle peut prendre une grande place dans l’art musical. C’est une constatation qui fait plaisir, car les ar
tistes sont rares partout et je ne crois pas que les commissions et sous-commissions de réforme ou
de refonte du Conservatoire puissent en faire sortir des pavés du faubourg Poissonnière.
Quand des hommes se réunissent en commission pour traiter des questions plus ou moins graves, ils sont toujours plus ou moins divertissants. N’ai-je pas lu que les administrateurs de la ville de Paris se sont réunis pour savoir s’il y avait lieu d’accepter un legs d’une Mme Dubray qui donne dix mille francs à une école de la rue des Quatre-Fils à charge par la ville d’entretenir des fleurs sur sa tombe — ce qui est juste après tout et poétique même, si l’on veut — mais à charge aussi de nour
rir le chat qu’elle a laissé? Le chat de Mme Dubray! C’était sans doute le seul et le dernier ami de la brave dame. Elle l’aimait. Elle s’est dit : « Que deviendra-t-il après moi? » Cette pensée n’est pas déjà si ridicule. Nos pères se sont attendris sur un très sentimental tableau de Vigneron : Le Convoi du pauvre, où l on voit un chien suivre seul un corbillard. Le chat de Mme Dubray vaut bien le caniche de Vigneron. Ce qui est souriant, c’est la pensée que cette question a été traitée en com-rnission!...
— Messieurs, êtes-vous d’avis que la municipalité de Paris se puisse charger de l’entretien de ce chat?
— Mais, monsieur le président, la Ville de Berne se charge bien de nourrir des ours municipaux. Pourquoi la Ville de Paris ne nourrirait-elle pas un chat?
— La Ville de Paris nourrit même des ours, a dit un conseiller municipal facétieux. Seulement cela regarde spécialement les directeurs de théâtres.
A l’heure présente je ne sais pas très exactement si le .chat de Mme Dubray a été adopté par la Ville.
Ce chat renté, entretenu et municipalement sub
ventionné, serait un personnage tout à fait glorieux et qui soulèverait bien des haines. Autant de haines que la levrette en paletot d’Auguste de Châtillon :
Y a-t-il rien qui nous agace Comme un chat entretenu,
Quand y a tant d’gens sur la place Qui, pauvres, s’en vont le dos nu!
Lui faut du mou, saperlotte ! A ce matou municipal.
Qu’on nous T passe donc. En gibelotte Si fait pas d’bien, fera pas d mal.
La pauvre Mme Dubray était probablement une sentimentale.
Et quant au Grand-Prix de 1892 —je répéterai ce que je disais en commençant : Relisez les articles de 1891.
Voici cependant une assez jolie définition des bookmakers :
— Ce sont des usuriers qui prêtent à la grande semaine !
Rastignac.


COURRIER DE PARIS