10 que le talent était dé forme ronde, ainsi que
l indiquait son nom hébreux kikkar, c’est-à-dire objet rond; 2° que la matière employée primitive
ment à sa confection était la pierre; 3° qu’il n en existait aucun exemplaire, ni au Louvre, ni au British-Museum, ni au musée de Berlin.
Derechef il examina sa trouvaille. Elle était effectivement de forme ronde, malgré un léger aplatissement de l’un des flancs, destiné probable
ment à empêcher le poids de rouler avec trop de
facilité. En maniant cette lourde pierre, il trouva d’autre part la double explication de l’excavation
creusée à l’un des pôles : ses bords forment pour la main une prise excellente, tandis que l’autre
bras fait effort pour soulever la masse. Outre cet avantage permanent, l’excavation semble encore avoir eu une utilité de fabrication. Il devait être fort difficile au tailleur de pierre, en façonnant un bloc, d’arriver juste au poids voulu. Pour y parve
nir, il le dépassait probablement et, le talent étant airondi et marqué, il l’ajustait peu à peu en don
nant quelques coups de ciseau à l’intérieur de la cavité, de manière à enlever l’excédent de matière et à descendre exactement au poids légal. C est du même procédé — mais inverse — que l on use pour nos poids en fonte : lorsqu’ils ont été coulés, on verse du plomb d’aj ustement dans la cavité ména
gée à cette intention. Avec nos poids en fonte on opère par addition ; avec les poids en pierre il fallait recourir autrefois à la soustraction.
Restait à arracher à l’inscription son secret, et voir si ces bâtons naïfs n allaient pas donner un démenti aux ingénieuses Hypothèses du savant.
Ayant consulté les vieux alphabets orientaux, il constata d’abord la ressemblance de l’un des signes avec le caractère « cliin » qui ne se trouve que dans le samaritain, le phénicien archaïque et les hiéroglyphes. Les autres signes, non plus, ne concordaient pas avec l’écriture hébraïque actuel
lement connue, mais se rapprochaient des types fondamentaux de l écriture hiératique de l’Egypte.
Or, étant admis que l’on avait devant soi un talent hébreu, l inscription devait être évidemment en langue hébraïque. Mais dès lors il devenait certain qu’elle avait été gravée intérieurement au cin
quième siècle avant notre ère, c’est-à-dire alors qu’Esdras n’avait pas encore fait adopter par les juifs les caractères hébreux qui se sont transmis jusqu’à nous, alors que les juifs se servaient encore de l écriture dite a.ssouri.
Du coup la valeur archéologique de l’unique talent s augmentait encore de ce fait que son inscription était le spécimen probablément unique au monde de cet hébreu primitif.
Il ne fallut rien moins que des mois de recherches, de tâtonnements et de patience, il fallut re
courir tantôt à l alphabet égyptien, tantôt à celui des Assyriens ou des Phéniciens, pour faire parler les bâtonnets, et les confesser du secret qui leur avait été confié quelques milliers d’années auparavant.
Voici quel était ce secret: Trois mille sicles, poids du roi David.
On appelait « poids du roi » les poids types confiés à la garde des prêtres et déposés dans le Tem
ple, comme de nos jours nous avons déposé à l Observatoire les étalons de nos poids et mesures. C’est Moïse qui, le premier, ordonna cette mesure en faisant placer des étalons dans le tabernacle, d’où le nom primitif de « poids du sanctuaire ». Sous le règne de David on- les appela « poids du roi », sans doute parce que le monarque avait em
ployé son autorité à rendre obligatoires, dans tout Israël, les anciens poids de Moïse.
C’était donc non seulement un talent qu’avait découvert le P. Cré, mais encore un talent;étalon, et celui-ci remontait au règne de David, doit il portait le monogramme.
C’est sans aucun doute cette circonstance, que notre talent était un poids du sanctuaire, qui lui vaut d’avoir pu parvenir jusqu’à nous, et de nous être parvenu dans un état de conservation aussi parfaite, eu égard au grand nombre de siècles qu il avait traversés.
Pendant mille ans dans le Temple, confié aux soins des grands-prêtres, il n eut évidemment à subir aucune altération. Lorsque les soldats de Titus saccagèrent la demeure de Jéhovah, ils se sou
cièrent peu de ce bloc de pierre, et le laissèrent rouler au hasard parmi les ruines. Six siècles plus tard un khalife ommiade déblaya les orgueilleuses terrasses du temple de Salomon pour y élever la
mosquée d’Omar, et, parmi d’autres déblais, la pierre du sanctuaire fut jetée aux portes de l’en
ceinte sacrée, à l endroit où elle a été retrouvée, car Sainte-Anne et le séminaire ne sont séparés des anciennes terrasses que par la largeur d’une rue.
Je ne crois pouvoir mieux terminer ce résumé des savants et ingénieux travaux du P. Cré, qu’en faisant connaître encore ses généreux projets con
cernant la destination de sa trouvaille, précieuse à tant de titres.
Quoiqu il lui en coûte, estimant qu’à Jérusalem elle n’est point à sa place, il est décidé à s’en séparer, et se propose de l offrir au musée du Louvre.
De sorte qu’un jour prochain chacun pourra, sans risquer le voyage de Palestine, contempler cet uni
que talent hébreu, qui est en même temps une des plus vieilles inscriptions alphabéthiques et une re
lique de David, et un souvenir du premier temple de Jérusalem — une antiquité qui a entamé son trentième siècle !
Félix Dubois.
LES THÉATRES
Vaudeville : Le Prince d’Aurec, comédie en trois actes, par M. Henri Lavedan.
S’il faut en croire des bruits de coulisses, le Prince d Aurec aurait été présenté au Théâtre
Français qui se serait refusé à le jouer. Le juge
ment du comité n atteignait pas le Prince d Aurec dans sa valeur littéraire, mais la Comédie-Fran
çaise a pensé qu il ne lui appartenait pas de couvrir de sa responsabilité une œuvre agressive, j ai presque dit une œuvre de combat. Elle a raison.
Subventionné par l’Etat, le Théâtre-Français est à tout le monde et il est de son devoir de rester ab
solument neutre dans les attaques qui visent l une ou l’autre partie, de son public; lui aussi il tient pour le bloc.
Entièrement libre chez lui, le Vaudeville s est offert à M. Lavedan ; il a bien fait. M. Henri Lave
dan est un homme d’esprit, de beaucoup d’esprit,
et chez lequel se dessinent du premier abord et très vivement les qualités maîtresses de l’auteur dramatique. De son métier d’écrivain au jour le
jour et à la ligne, M. Henri Lavedan a gardé cette rapidité d’exécution qui accepte, sans trop les con
trôler, les traits faciles, les mots à fleur de peau que l improvisation fait naître au petit bonheur de la rencontre; il a. traité sous forme d article de
journal cette comédie du Prince d Aurec, et c est là, à mon avis, un des défauts de sa pièce. Cette double question delà noblesse et des juifs est vrai
ment trop grosse, trop importante, pour être attaquée sous une forme aussi légère et aussi complai
sante à elle-même. La comédie s est échappée de
son but supérieur par des scènes bouffonnes, par des plaisanteries d’un goût bien douteux ; parfois même elle s’est diminuée dans la charge. Mais sou
vent, très souvent, elle a touché juste, et avec cette bonne fortune qui n arrive qu’aux œuvres
d’une valeur véritable : aussi le Prince d Aurec, sur lequel .j’ai le regret pourtant de faire quelques réserves, a-t-il été accueilli aux applaudissements de toute la salle.
Qu est-ce que ce prince d’Aurec? l’héritier d’un grand nom; il représente une aristocratie inutile dans le présent, qui ne se réclame du reste que du passé et dont le passé aurait à rougir, le prince est la line fleur de cette caste qui se sépare de nous, qui se dégage volontairement par son impuis
sance du milieu social dans lequel elle vit. Après
avoir mangé des héritages successifs. Le prince d Aurec est ruiné à ce point d offrir au plus offrant et au dernier enchérisseur l épée du connétable, son aïeul, laquelle, n’était sa valeur de brocantage, lui paraîtrait chose ridicule et encombrante. Sa mère, la duchesse de Talais, fatiguée de payer ses dettes et honteuse de la déchéance morale de son fis, lui a donné un conseil judiciaire. Mmc de Talais a des origines bien modestes; c’est une bourgeoise, lille d’un commerçant puissamment riche, qui a épousé un noble sans le sou afin de devenir du
chesse. Elle est née dans les beurres; elle ne rêve que fleurs delys. Elle vit en esprit au tempsdugrand roi. La duchesse a marié son fils à une Richelieu ; mais elle manque de dignité, cette princesse d Aurec. Toute à ses plaisirs et faisant pour payer ses toilettes les emprunts les plus compromettants.
Son cousin Montrejeau arrive de Bretagne pour conduire la pavane à la fête que le prince donne
dans son hôtel. Là se bornent toutes les facultés et tout l effort de vie de ce gentilhomme de pro
vince. Quant au vieux marquis de Chambersac, il l ait des affaires pour le compte d autrui, il brocante, il touche des pots de vin et il s offre moyennant commission à bazarder la cuirasse, le baume et l épée du connétable; toute l armure de Marignan. Pas un de bon ; toute la lyre.
Je ne saurais dire quel sentiment pénible j é prouve à cette gouaille des déchéances de la no
blesse, et à cette blague de la gloire. Je n ai pas nom Montmorency et n’en suis pour cela ni plus humilié, ni plus lier, mais il me semble que mon pays m’aqpartient dans le passé comme dans le présent, et je salue tout ce qui lit et tout ce qui
fait sa grandeur. Toujours le fameux bloc. Ces
noms illustres ne sont pas le privilège exclusif d’une famille, ils rayonnent sur la patrie commune,
et nous avons tous, tant que nous sommes, notre droit d’orgueil sur ses grands aïeux. Je ne saurais frapper le passé d’une loi d’exil et si au milieu de tant de révolutions il y a des vaincus en France, je crois qu il est inutile de les bafouer et de les tourner en ridicule. Où donc alors le principe de la liberté?
A un comédien auquel il faisait répéter en 1880 une de ces pièces et qui répondait à ses observa
tions par une impertinence, M. le comte de Ségur répliquait doucement : « Je vous ferai remarquer, monsieur, que depuis la révolution tous les hommes sont égaux ».
Du reste, M. Henri Lavedan est-il bien sûr de ses renseignements? Je ne le crois pas, car après avoir pendant ses deux premiers actes étalé toutes ces misères, tous ces abaissements de l’aristocratie, la comédie revient sur ses pas, elle fait machine eh arrière. Tout ce quelle avait écrit, elle le tient comme non avenu; je le veux bien; si la logique souffre de ce brusque revirement, du moins la pièce y gagne, et c est là le principal.
Ce groupe de la noblesse déchue dans son respect d’elle-même a pour contre-partie un banquier juif, le baron de Horn. Vous le voyez, M. Henri Lavedan aborde de front toutes les questions à l ordre du jour. Le baron, qui domine de la puissance de son crédit les valeurs à turban, comme on dit en Bourse, est bourré de billets de banque, à l état ordinaire; aux jours de grandes fêtes, il est couvert de dia
mants : un Rajah : son rôle est bien simple. Il a l argent, il lui faut la considération, il est chevalier de nombreux ordres étrangers, il est décoré de la croix du Christ de Portugal. Toujours alors! Cela ne lui suffit pas. De l aristocratie de la fortune, il veut entrer dans l aristocratie de la noblesse, ne serait-ce qu en passant et comme invité. Il paye les dettes du prince d Aurec, il acquitte au prix de trois cent mille francs les notes de la princesse; il ajoute ces relations à son crédit sur la place, espé
rant bien rentrer dans ses avances, et quand il vient régler ses comptes et toucher ses petits déboursés en étant l amant de la dame, la princesse indignée le jette à la porte. Le prince qui survient et qui voit clair enfin dans cette situation lui ordonne de sortir.
Payez alors pour avoir droit à l insolence. Tant que l argent est dû, l orgueil n a qu à baisser la tête.
Qu à cela ne tienne ! La duchesse de Talais, qui ne peut ni ne veut laisser atteindre plus longtemps 1 honneur de la maison, donne la somme et les in
térêts et renvoie le banquier à son monde et à ses affaires.
Toute la pièce est là; c est peu comme action dramatique, mais qu importe si la comédie m a in
téressé d une manière ou d une autre ! Ce troisième acte est charmant, d’un goût exquis, écrit à mer
veille dans une langue originale, vivante, scénique. Chacun reprend ses sentiments, son rôle, sa posi
tion : la duchesse songrand bon sens dans une âme droite, la princesse sa dignité, le prince a compris enfin que noblesse oblige. Les carrières lui sont fermées; oui,mais il en est une qui reste ouverte à tous: il sera soldat, et se fera tuer, comme tout le monde; mais il y a de plus la manière !
La pièce est très bien jouée par M. Mayer, le prince; par M. Candé, le baron; M. Dieudonné fait le marquis de Subersae; M. Galipaux est fortamusantdans le baron de Montrejeau; Mme Jane Hading est une ravissante princesse d Aurec et Mme Sama^ rie a etc des plus applaudies dans le rôle de la duchesse de Talais.
M. Savigny.
l indiquait son nom hébreux kikkar, c’est-à-dire objet rond; 2° que la matière employée primitive
ment à sa confection était la pierre; 3° qu’il n en existait aucun exemplaire, ni au Louvre, ni au British-Museum, ni au musée de Berlin.
Derechef il examina sa trouvaille. Elle était effectivement de forme ronde, malgré un léger aplatissement de l’un des flancs, destiné probable
ment à empêcher le poids de rouler avec trop de
facilité. En maniant cette lourde pierre, il trouva d’autre part la double explication de l’excavation
creusée à l’un des pôles : ses bords forment pour la main une prise excellente, tandis que l’autre
bras fait effort pour soulever la masse. Outre cet avantage permanent, l’excavation semble encore avoir eu une utilité de fabrication. Il devait être fort difficile au tailleur de pierre, en façonnant un bloc, d’arriver juste au poids voulu. Pour y parve
nir, il le dépassait probablement et, le talent étant airondi et marqué, il l’ajustait peu à peu en don
nant quelques coups de ciseau à l’intérieur de la cavité, de manière à enlever l’excédent de matière et à descendre exactement au poids légal. C est du même procédé — mais inverse — que l on use pour nos poids en fonte : lorsqu’ils ont été coulés, on verse du plomb d’aj ustement dans la cavité ména
gée à cette intention. Avec nos poids en fonte on opère par addition ; avec les poids en pierre il fallait recourir autrefois à la soustraction.
Restait à arracher à l’inscription son secret, et voir si ces bâtons naïfs n allaient pas donner un démenti aux ingénieuses Hypothèses du savant.
Ayant consulté les vieux alphabets orientaux, il constata d’abord la ressemblance de l’un des signes avec le caractère « cliin » qui ne se trouve que dans le samaritain, le phénicien archaïque et les hiéroglyphes. Les autres signes, non plus, ne concordaient pas avec l’écriture hébraïque actuel
lement connue, mais se rapprochaient des types fondamentaux de l écriture hiératique de l’Egypte.
Or, étant admis que l’on avait devant soi un talent hébreu, l inscription devait être évidemment en langue hébraïque. Mais dès lors il devenait certain qu’elle avait été gravée intérieurement au cin
quième siècle avant notre ère, c’est-à-dire alors qu’Esdras n’avait pas encore fait adopter par les juifs les caractères hébreux qui se sont transmis jusqu’à nous, alors que les juifs se servaient encore de l écriture dite a.ssouri.
Du coup la valeur archéologique de l’unique talent s augmentait encore de ce fait que son inscription était le spécimen probablément unique au monde de cet hébreu primitif.
Il ne fallut rien moins que des mois de recherches, de tâtonnements et de patience, il fallut re
courir tantôt à l alphabet égyptien, tantôt à celui des Assyriens ou des Phéniciens, pour faire parler les bâtonnets, et les confesser du secret qui leur avait été confié quelques milliers d’années auparavant.
Voici quel était ce secret: Trois mille sicles, poids du roi David.
On appelait « poids du roi » les poids types confiés à la garde des prêtres et déposés dans le Tem
ple, comme de nos jours nous avons déposé à l Observatoire les étalons de nos poids et mesures. C’est Moïse qui, le premier, ordonna cette mesure en faisant placer des étalons dans le tabernacle, d’où le nom primitif de « poids du sanctuaire ». Sous le règne de David on- les appela « poids du roi », sans doute parce que le monarque avait em
ployé son autorité à rendre obligatoires, dans tout Israël, les anciens poids de Moïse.
C’était donc non seulement un talent qu’avait découvert le P. Cré, mais encore un talent;étalon, et celui-ci remontait au règne de David, doit il portait le monogramme.
C’est sans aucun doute cette circonstance, que notre talent était un poids du sanctuaire, qui lui vaut d’avoir pu parvenir jusqu’à nous, et de nous être parvenu dans un état de conservation aussi parfaite, eu égard au grand nombre de siècles qu il avait traversés.
Pendant mille ans dans le Temple, confié aux soins des grands-prêtres, il n eut évidemment à subir aucune altération. Lorsque les soldats de Titus saccagèrent la demeure de Jéhovah, ils se sou
cièrent peu de ce bloc de pierre, et le laissèrent rouler au hasard parmi les ruines. Six siècles plus tard un khalife ommiade déblaya les orgueilleuses terrasses du temple de Salomon pour y élever la
mosquée d’Omar, et, parmi d’autres déblais, la pierre du sanctuaire fut jetée aux portes de l’en
ceinte sacrée, à l endroit où elle a été retrouvée, car Sainte-Anne et le séminaire ne sont séparés des anciennes terrasses que par la largeur d’une rue.
Je ne crois pouvoir mieux terminer ce résumé des savants et ingénieux travaux du P. Cré, qu’en faisant connaître encore ses généreux projets con
cernant la destination de sa trouvaille, précieuse à tant de titres.
Quoiqu il lui en coûte, estimant qu’à Jérusalem elle n’est point à sa place, il est décidé à s’en séparer, et se propose de l offrir au musée du Louvre.
De sorte qu’un jour prochain chacun pourra, sans risquer le voyage de Palestine, contempler cet uni
que talent hébreu, qui est en même temps une des plus vieilles inscriptions alphabéthiques et une re
lique de David, et un souvenir du premier temple de Jérusalem — une antiquité qui a entamé son trentième siècle !
Félix Dubois.
LES THÉATRES
Vaudeville : Le Prince d’Aurec, comédie en trois actes, par M. Henri Lavedan.
S’il faut en croire des bruits de coulisses, le Prince d Aurec aurait été présenté au Théâtre
Français qui se serait refusé à le jouer. Le juge
ment du comité n atteignait pas le Prince d Aurec dans sa valeur littéraire, mais la Comédie-Fran
çaise a pensé qu il ne lui appartenait pas de couvrir de sa responsabilité une œuvre agressive, j ai presque dit une œuvre de combat. Elle a raison.
Subventionné par l’Etat, le Théâtre-Français est à tout le monde et il est de son devoir de rester ab
solument neutre dans les attaques qui visent l une ou l’autre partie, de son public; lui aussi il tient pour le bloc.
Entièrement libre chez lui, le Vaudeville s est offert à M. Lavedan ; il a bien fait. M. Henri Lave
dan est un homme d’esprit, de beaucoup d’esprit,
et chez lequel se dessinent du premier abord et très vivement les qualités maîtresses de l’auteur dramatique. De son métier d’écrivain au jour le
jour et à la ligne, M. Henri Lavedan a gardé cette rapidité d’exécution qui accepte, sans trop les con
trôler, les traits faciles, les mots à fleur de peau que l improvisation fait naître au petit bonheur de la rencontre; il a. traité sous forme d article de
journal cette comédie du Prince d Aurec, et c est là, à mon avis, un des défauts de sa pièce. Cette double question delà noblesse et des juifs est vrai
ment trop grosse, trop importante, pour être attaquée sous une forme aussi légère et aussi complai
sante à elle-même. La comédie s est échappée de
son but supérieur par des scènes bouffonnes, par des plaisanteries d’un goût bien douteux ; parfois même elle s’est diminuée dans la charge. Mais sou
vent, très souvent, elle a touché juste, et avec cette bonne fortune qui n arrive qu’aux œuvres
d’une valeur véritable : aussi le Prince d Aurec, sur lequel .j’ai le regret pourtant de faire quelques réserves, a-t-il été accueilli aux applaudissements de toute la salle.
Qu est-ce que ce prince d’Aurec? l’héritier d’un grand nom; il représente une aristocratie inutile dans le présent, qui ne se réclame du reste que du passé et dont le passé aurait à rougir, le prince est la line fleur de cette caste qui se sépare de nous, qui se dégage volontairement par son impuis
sance du milieu social dans lequel elle vit. Après
avoir mangé des héritages successifs. Le prince d Aurec est ruiné à ce point d offrir au plus offrant et au dernier enchérisseur l épée du connétable, son aïeul, laquelle, n’était sa valeur de brocantage, lui paraîtrait chose ridicule et encombrante. Sa mère, la duchesse de Talais, fatiguée de payer ses dettes et honteuse de la déchéance morale de son fis, lui a donné un conseil judiciaire. Mmc de Talais a des origines bien modestes; c’est une bourgeoise, lille d’un commerçant puissamment riche, qui a épousé un noble sans le sou afin de devenir du
chesse. Elle est née dans les beurres; elle ne rêve que fleurs delys. Elle vit en esprit au tempsdugrand roi. La duchesse a marié son fils à une Richelieu ; mais elle manque de dignité, cette princesse d Aurec. Toute à ses plaisirs et faisant pour payer ses toilettes les emprunts les plus compromettants.
Son cousin Montrejeau arrive de Bretagne pour conduire la pavane à la fête que le prince donne
dans son hôtel. Là se bornent toutes les facultés et tout l effort de vie de ce gentilhomme de pro
vince. Quant au vieux marquis de Chambersac, il l ait des affaires pour le compte d autrui, il brocante, il touche des pots de vin et il s offre moyennant commission à bazarder la cuirasse, le baume et l épée du connétable; toute l armure de Marignan. Pas un de bon ; toute la lyre.
Je ne saurais dire quel sentiment pénible j é prouve à cette gouaille des déchéances de la no
blesse, et à cette blague de la gloire. Je n ai pas nom Montmorency et n’en suis pour cela ni plus humilié, ni plus lier, mais il me semble que mon pays m’aqpartient dans le passé comme dans le présent, et je salue tout ce qui lit et tout ce qui
fait sa grandeur. Toujours le fameux bloc. Ces
noms illustres ne sont pas le privilège exclusif d’une famille, ils rayonnent sur la patrie commune,
et nous avons tous, tant que nous sommes, notre droit d’orgueil sur ses grands aïeux. Je ne saurais frapper le passé d’une loi d’exil et si au milieu de tant de révolutions il y a des vaincus en France, je crois qu il est inutile de les bafouer et de les tourner en ridicule. Où donc alors le principe de la liberté?
A un comédien auquel il faisait répéter en 1880 une de ces pièces et qui répondait à ses observa
tions par une impertinence, M. le comte de Ségur répliquait doucement : « Je vous ferai remarquer, monsieur, que depuis la révolution tous les hommes sont égaux ».
Du reste, M. Henri Lavedan est-il bien sûr de ses renseignements? Je ne le crois pas, car après avoir pendant ses deux premiers actes étalé toutes ces misères, tous ces abaissements de l’aristocratie, la comédie revient sur ses pas, elle fait machine eh arrière. Tout ce quelle avait écrit, elle le tient comme non avenu; je le veux bien; si la logique souffre de ce brusque revirement, du moins la pièce y gagne, et c est là le principal.
Ce groupe de la noblesse déchue dans son respect d’elle-même a pour contre-partie un banquier juif, le baron de Horn. Vous le voyez, M. Henri Lavedan aborde de front toutes les questions à l ordre du jour. Le baron, qui domine de la puissance de son crédit les valeurs à turban, comme on dit en Bourse, est bourré de billets de banque, à l état ordinaire; aux jours de grandes fêtes, il est couvert de dia
mants : un Rajah : son rôle est bien simple. Il a l argent, il lui faut la considération, il est chevalier de nombreux ordres étrangers, il est décoré de la croix du Christ de Portugal. Toujours alors! Cela ne lui suffit pas. De l aristocratie de la fortune, il veut entrer dans l aristocratie de la noblesse, ne serait-ce qu en passant et comme invité. Il paye les dettes du prince d Aurec, il acquitte au prix de trois cent mille francs les notes de la princesse; il ajoute ces relations à son crédit sur la place, espé
rant bien rentrer dans ses avances, et quand il vient régler ses comptes et toucher ses petits déboursés en étant l amant de la dame, la princesse indignée le jette à la porte. Le prince qui survient et qui voit clair enfin dans cette situation lui ordonne de sortir.
Payez alors pour avoir droit à l insolence. Tant que l argent est dû, l orgueil n a qu à baisser la tête.
Qu à cela ne tienne ! La duchesse de Talais, qui ne peut ni ne veut laisser atteindre plus longtemps 1 honneur de la maison, donne la somme et les in
térêts et renvoie le banquier à son monde et à ses affaires.
Toute la pièce est là; c est peu comme action dramatique, mais qu importe si la comédie m a in
téressé d une manière ou d une autre ! Ce troisième acte est charmant, d’un goût exquis, écrit à mer
veille dans une langue originale, vivante, scénique. Chacun reprend ses sentiments, son rôle, sa posi
tion : la duchesse songrand bon sens dans une âme droite, la princesse sa dignité, le prince a compris enfin que noblesse oblige. Les carrières lui sont fermées; oui,mais il en est une qui reste ouverte à tous: il sera soldat, et se fera tuer, comme tout le monde; mais il y a de plus la manière !
La pièce est très bien jouée par M. Mayer, le prince; par M. Candé, le baron; M. Dieudonné fait le marquis de Subersae; M. Galipaux est fortamusantdans le baron de Montrejeau; Mme Jane Hading est une ravissante princesse d Aurec et Mme Sama^ rie a etc des plus applaudies dans le rôle de la duchesse de Talais.
M. Savigny.