Mon Dieu! que Paris était joli samedi dernier, vers minuit, du côté de la place de la Concorde ! Des voitures par
tout. Coupés attendant la fin de la re
présentation annuelle de Y Epatant, où l on jouait la Chanson de Forlunio et où l’on dan
sait un ballet de M. Messager. Calèches amenant à la réception du ministère de la marine les officiers en grande tenue et les pékins en grande toilette.
Partout des flambées de gaz. Cordons illuminant la terrasse du Cercle et la marquise rayée de rouge. Ifs embrasés portant, non loin du ministère ou règne M. Cavaignac, le monogramme R. F. surmonté d’ancres symboliques. Une foule gaie, curieuse, amusée. Et, par-dessus tout cela, un beau ciel de juin, une nuit adoucie après une journée chaude, et des étoiles, des étoiles... C’était charmant. Puis, dans les Champs-Elysées, les concerts, les giran
doles, les échos des chansons d’été, les voitures re
montant et descendant l avenue, les bicyclettistes filant dans cette nuit claire, avec leurs lanternes pareilles à de gros vers luisants... Rue Royale, la lumière électrique baignant de ses reflets lunaires les passants, les consommateurs assis devant les cafés et prenant des glaces ou buvant des sagers au bout de longues pailles... Des toilettes claires, des figures gaies. Et le bruit des voitures, et le rou
lement des omnibus, et les cris des vendeurs de journaux glapissant parmi tout ce luxe et dans la fête du Grand-Prix :
— Demandez le Soir! troisième édition ! La condamnation des assassins de Neuilly!
Ou encore... annonce moins lugubre :
— Demandez Paris-Auteuil! les pronostics pour la journée de demain.
Vraiment c’était là, pour un curieux, un spectacle intéressant, et j’ai, à noter ces impressions, à regarder ces affiches multicolores — portrait de Bruant en cache-nez rouge ou d’Yvette Guilbert en robe jonquille — ces affiches encadrant de leur polychromie la foule des promeneurs, passé une heure délicieuse. Oh! cette veille de Grand-Prix, veillée des paris qui fait pendant à la veillée des
armes, quand ce beau temps caresse Paris, c’est une joie de vivre et de voir !
Du Grand-Prix lui-même, je n’ai rien à dire. Il est couru. Il est passé. Au vingt-neuvième mainteliant, puisque celui de cette année était le vingthuitième! Il a vidé Paris et empli le bois de Bou
logne. Il a fait flamber les becs de gaz du Moulin Rouge et du Jardin de Paris. Il a vu la gloire, le triomphe, l’avènement de Rueil, battant Chêne- Royal (nom bizarre pour un cheval) et Fra Angelico (nom plus étonnant encore).
Je parlais tout à l’heure de cette représentation du Cercle de l’Union artistique qui a précédé la ba
taille de Longchamps. On devait nous donner là, samedi, une pièce nouvelle de MM. J. Ricard te Ballot, l’Idole, qui a été seulement répétée, la veille, et qu’on n a pu jouer, les uns disent parce
que M. Le Bargy en a été empêché par son service à la Comédie-Française, les autres parce que l Idole aurait paru — comment dire ? — un peu raide aux spectateurs do la répétition.
L Idole, c’est l’histoire d’une coquette qui tient la dragée haute à un jeune gentilhomme amoureux d’elle. Celui-ci lui raconte qu’il vient de rendre visite à une personne beaucoup plus accueillante qui, le voyant froid, muet, peu décidé à laisser tomber une déclaration, s’est écriée tout à coup :
— Enfin, voyons, c’est-il pour demain?
La coquette écoute la- confidence. Le récit pique la curiosité de l inamusée, et brusquement, à son tour, comme la jeune personne sans façon dont on vient de lui parler, sollicite la déclaration voulue et demande à son tour :
— Eh ! bien, voyons, c’est-i 1 pour demain ?
Il paraît que M110 Brandès jouait excellemment, avec beaucoup de séduction, le rôle de cette cu
rieuse écoutant le récit de M. Le Bargy. Maudites soient les susceptibilités des auditeurs de la répétition !
L’Idole de MM. Ricard et Rallot n’a pas été jouée et nous ne l avons pas vue. Peut-être l’entendronsnous au Théâtre-Libre et, à la vérité, au Cercle de l’Union nous ne sommes pas chez Antoine.
L Idole a presque produit sur certains l’efl et de ce chien pris de rage, que M. Séguy a empêché d’en
trer à la Chambre des députés. Un chien enragé à la Chambre ! Vous entendez d’ici les plaisanteries.
— A quel parti appartient-il?
— C’est un droitier, ont dit en riant les radicaux. — C’est un anarchiste, ont répondu les conservateurs.
Pendant ce temps on condamne les autres chiens à la muselière. On a bien raison. La laisse ne suffit pas. La laisse n’empêche point que le chien morde, et Y ami de l homme « goûte » parfois son cher ami. Il n’y a point là de sentimentalité à faire. « Pauvres bêtes! les museler! c est barbare! » J’adore les chiens, mais je leur préféré mon prochain, et rien n’est plus terrible que ces fabriques ambulantes d’hydrophobie possible. M. Pasteur, l’autre jour, se prononçait énergiquement pour la muselière, et il avait cent fois raison. M. Lozé, du reste, est là, et les chiens errants sont plus faciles à attraper que les dynamiteurs du restaurant Véry. Ils sont bien aussi dangereux.
La mort de M. I ravaz est un fait à noter, car ce disparu, M. Pravaz, aura eu sur son temps la plus grande, la plus terrible influence. C’est lui
qui avait inventé la seringue hypodermique, la seringue Pravaz, dont les morphinomanes font un usage si extraordinaire.
La seringue de Pravaz! C’est la vie pour le vaste troupeau morbide des morphinomanes. La femme du peuple l’adore comme l alcoolique son absinthe et le paysan normand son sinistre calvados. La femme du monde a des seringues de Pravaz qui sont de véritables bijoux, des seringues en or, des seringues de Pravaz ornées de diamants et qui ont la valeur de bibelots précieux. Mon Pravaz ou ma Pravaz, mais c’est pour la morphinomane l àme même de l’existence. Sans ce petit instrument qui donne momentanément l oubli de la douleur et amène peu à peu la décrépitude et la mort, les morphinomanes en finiraient avec l’existence. C’est à M. Pravaz que tant de femmes, tant d’hommes épris de la morphine, doivent ces cicatrices de pi
qûres qui font des corps des morphinés autant d’é­
cumoires ambulantes. Oh ! cette passion, cette folie, cette ivresse! Quand la morphine a, pour une fois, supprimé la douleur chez un être humain, celui-ci ne peut plus supporter la souffrance et il se livre à la morphine comme le buveur à son ivresse. Il oublie. Il respire dans une atmosphère de rêve. Il se tue un peu chaque jour pour se donner apparence d’une vie sans douleur.
— Autrefois, me disait un chirurgien illustre, on savait souffrir. Maintenant on redoute la moindre opération et l’on demande à ne rien supporter.
Mais tout se passe, la suppression de la douleur comme le reste, et si l on soutire moins l on vieillit plus vite.
La seringue Pravaz avait mis l’oubli à la portée de tout le monde. Avez-vous rencontré dans les salons de ces femmes aux yeux égarés, fixes et métalliques, qui ont hâte de se trouver seules pour se piquer au mollet ou à la cuisse? Ce sont les fa
natiques de Pravaz, les condamnées à mort de la. morphine, car si le proverbe est vrai pour les ivrognes : qui a bu boira, il est encors plus cruellement vrai pour les morphinomanes : qui s’est mor
phine se morphineva : ou morphinisera, car il faut trouver des verbes nouveaux pour ces modernes pratiques.
Tout est nouveau, du reste, dans notre vie actuelle. Qui nous eût dit qu’on joueraitdesrevues de fin d’année dans la Tour Eiffel? On parle de com
bles: voilà un comble : Paris en l air, c est Paris dans l’air. Paris dans les airs, si l’on veut.
Avec le Vengeur, cette revue est la nouveauté du moment. Le Vengeur offre cette particularité que ce panorama se meut et qu’on tire la canon aux oreilles du visiteur pour lui donner l illusion d’un combat naval. C est très pittoresque, et j’ajouterai un très patriotique spectacle.
Je suis entré voir ce panorama du Vengeur en sortant de chez Georges Petit où l’on expose cent tableaux sous ce titre : les Cent chefs-d’œuvre. Il y a des chefs-d’œuvre contestables parmi ces cent chefs-d’œuvre, mais il en est d’admirables. Toutes ces œuvres ne sont pas magistrales au même de
gré. Elles n’en donnent pas moins, comme dirait Gavarni, une crime idée de nos peintres modernes.
Ils ont en face d’eux des Rubens, des Franz Hais et des Reynolds et, comme on dit encore, ils se tiennent.
Ces cent chefs-d œuvre consolent un peu de ce déballage de toiles qui vraiment, malgré tant de gens de talent égarés dans ces halles du Champ
de-Mars et des Champs-Elysées, ont un peu donné, cette année, aux amateurs d’art ce mal de mer dont nous voyons souffrir quelques-uns des matelots de cire du Vengeur. Ce choix d’œuvres, cette tenue de couleur, ces cent toiles qui toutes attirent et mé
ritent le regard, font l’effet d un cordial ou d un verre d eau de Mélisse après la nausée.-
On nous annonce une autre exposition, mais qui ne se réduirait pas, celle-là, à cent chefs-d’œuvre. M. Werner Siemens, l’électricien allemand, pro
pose d’ouvrir à Berlin une exhibition de toutes les découvertes faites depuis 1800, de tous les travaux accomplis, et d’appeler cette grande kermesse scientiflco-internationale : la Fête du Siècle. On attendrait l’an 1899 pour l’ouvrir. La Fête du Siè
cle! C’est une idée et le XIX siècle mérite en effet qu’on le salue : il a fait de grandes choses. Mais je doute que la fête du siècle puisse être célébrée à Berlin. Toutes les inventions, tous les bienfaits du siècle, tout ce qu’ont produit le commerce, l’indus
trie, les sciences, les arts, sembleraient, à Berlin, conclure au triomphe de la Force et du canon Ivrupp. La Fête du Siècle ne peut avoir pour apothéose une caserne, et l’idée de M. Werner Sie
mens, qui n’est pas mauvaise pourtant, tombera certainement dans l’eau — dans l’eau de la Sprée.
La Fêle du Siècle sera peut-être une fête de gymnastique. Les marcheurs de Lyon, les mar
cheurs de Paris à Belfort, ont rempli les journaux de leurs exploits. Robustesse et rapidité mêlées. La mère du vainqueur devient elle-même une personnalité. On photographie le vainqueur, on l’es
corte militairement. On dirait qu’il porte, lui aussi, la patrie à la semelle de ses souliers.
Et c’est un peu vrai. Il y a une renaissance dans ces sports.
— Depuis M. de Buonaparte le mollet se perd, dit le marquis de la Seiglière.
Voilà le mollet qui se retrouve. « A la bonne heure, me dit un chauvin, la revanche commence par le muscle ! » Par le musc, dirait une parisienne. — Musc ou muscle, l’important est que la revanche continue.
Rastignac.
NOTES ET IMPRESSIONS
Les abus les plus criants sont ceux dont on ne piofite pas.
Petit-Senn.
Le peuple à lui seul ne fait pas de révolutions : il n’est propre qu’à faire des émeutes.
Jurien de la Grav[Ère.
Société française contemporaine : père épicier, fils marquis, petit-fils mendiant.
Aristide Don y.
Les voyages seraient une brillante duperie, s’ils n’é­ taient l’éducation de la pensée par la nature et par les hommes.
Lamartine.
* *
Un livre sur l’amour est presque toujours une autobiographie.
Emile Fageet.
Qu’esl-re que le flirt? L amour en petits sous; moins encore, en jetons de jeu qu on ne paie point.
Camille Bellaigue.
L’épargne est incompatible avec le vice qui coûte cher et ne rapporte rien.
J. CORNKLY.
Un homme qui s ennuie devient vite un homme qui s’amuse.
X.
*
La conscience et le monde ne parlent pas la même langue : où l’une dit : lâcheté, l autre traduit: prudence.
La vertu n’est pas un article de mode : si, par hasard, elle le devenait, elle cesserait d’être la vertu.
G.-M. Valtour.
COURRIER DE PARIS