LE SOLEIL DE MINUIT
Voir le soleil à minuit! Nul ne peut contester qu il n’y ait là un sujet de curiosité tout au moins fort original. La durée de la rotation diurne de la terre paraît tout naturellement se partager en deux parties, que toutes les langues ont appelées le jour et la nuit, et qui sont assez justement regar
dées comme les types du contraste le plus absolu. Lors donc qu on nous parle d aller voir le soleil en plein minuit, la proposition n a pas la banalité d’un roman naturaliste où l’on s’occupe surtout de boire et de manger, ou d’un changement de ministère qui continuera tranquillement comme les précédents l’accroissement ininterrompu des dépenses et des impôts.
De plus, il n y a pas seulement ici une curiosité purement mondaine ou artistique, il y a une ques
tion scientifique particulièrement digne d’attention.
Celui qui comprend bien comment le soleil peut être admiré à minuit, c’est-à-dire comment il peut ne pas se coucher, en un certain pays, à une certaine date de l’année, comprendra en même temps comment la terre tourne sur elle-même et la verra en esprit dans la position exacte qu’elle occupe au sein de l’espace. Or, il est admis, n’est-ce pas, que les personnes qui n ont jamais eu la curiosité de prendre aucune notion d’astronomie vivent comme des aveugles au milieu d’un univers inconnu, sans même savoir sur quoi elles marchent. S’occuper un instant d’une question d’astronomie, c’est s’élever dans la lumière.
Aussi les astronomes voient-ils avec plaisir les excursions qui viennent de s’organiser dans toute l’Europe pour aller jusqu’au 66e degré de latitude nord voir au solstice d’été, le 21 juin, le soleil de minuit. La géographie et l’astronomie se donnent la main. Progressivement, graduellement, l’homme intelligent prendra possession du globe, et, nou
veau Charlemagne, tiendra le monde dans sa main; non plus le vieux monde inexploré, mais le nou
veau monde, rayonnant d’activité, frémissant dans . son réseau télégraphique et téléphonique, enveloppé par la pensée humaine elle-même qui devient son atmosphère, sa respiration et sa vie.
Mais d’abord rendons-nous compte de la position apparente que le soleil occupe à minuit pour un pays quelconque du globe et du mécanisme naturel du jour et de la nuit.
Supposons que nous habitions Paris, ce qui n a rien de désagréable, et que nous soyons en plein été, au solstice même, le 21 juin. A cette date, le
soleil s’élève très haut à midi au-dessus de notre horizon, descend obliquement et lentement pour ne se coucher qu’à 8 heures 4 minutes du soir, continue de descendre obliquement, passe à minuit à moins de 18 degrés (17°42’) au-dessous de l’horizon nord, remonte graduellement et reparaît à son lever, à 3 heures 56 minutes du matin. Il n est donc resté caché que 7 heures 58 minutes au-dessous de l’ho
rizon nord. Le crépuscule civil est compté jusqu’au moment où le soleil est abaissé de 6 degrés au-dessous de l’horizon et où les étoiles de première gran
deur commencent à paraître A la latitude de Paris, sa durée est de 45 minutes. C’est donc 90 minutes à retrancher de l’intervalle précédent pour avoir la durée de la nuit réelle. Celle-ci commence donc à 8 heures 49 et finit à 3 heures 7 minutes. En fait, elle est plus courte encore, car la nuit n’est pas en
core complète à 9 heures du soir, et il fait déjà jour avant 3 heures du matin. Ce qu’on appelle le cré
puscule astronomique, calculé sur l’éclairement des régions supérieures de l’atmosphère tant que le soleil n est pas abaissé à plus de 18 degrés audessus de l’horizon, dure toute la nuit au solstice d’été. Je l’ai constaté notamment lors du voyage en ballon que j’ai fait tout exprès dans ce but. En m’élevant assez haut, d’ailleurs, j’aurais évidem
ment retrouvé le soleil à minuit même au-dessus de Paris. Mais il aurait fallu dépasser de beaucoup l’atmosphère pondérable, et c est dire qu’un rêve de ce genre est irréalisable.
L’abaissement du soleil au-dessous de l’horizon est d’autant plus petit que l’on s’avance davantage vers la mer. Au solstice d’été, le soleil passe au zénith du Mexique à midi, et à son nadir à minuit- A Saint-Pétersbourg, au608 degré de latitude (59°56’), il ne descend qu’à 6°37’, brille au-dessus de l horizon pendant 18 heures et demie, et semble ne se
dérober qu à regret pendant quelques heures, éclairées d’ailleurs par un crépuscule assez lumineux pour permettre de voir encore assez distinctement à minuit même. A la latitude de 66 degrés, le soleil ne se couche plus du tout.
Théoriquement, on devrait être obligé d’aller jusqu’au cercle polaire, c’est-à-dire à 67° 33’pour voir, au niveau de la mer, le centre du disque solaire ra
ser l’horizon à minuit. Mais la réfraction relève ce disque déplus de la hauteur de son diamètre, le
quel est de 31’ 1/2 le 21 juin, car elle est à l’horizon de 33’, et même un peu plus (33’ 48”). De sorte que, pour peu qu’une colline soit bien placée sur le 66e degré de latitude, c’est là qu’il suffit d’aller pour voirie soleil de minuit.
Des expéditions, des voyages d’excursion, de scientifiques parties déplaisir, pourrions-nous dire, s’organisent maintenant chaque année pour con
duire de joyeuses caravanes au soleil de minuit.
Les lieux choisis de préférence sont: le mont Avasaxa, à 75 kilomètres au nord d’Haparanda sur la frontière de la Russie et de la Suède, à l’embou
chure de la Tornéa, sous le golfe de Bothnie : le cap nord, Hammerfest, Tromsoë, en Norvège. Les trois derniers points sont plus septentrionaux et au-delà même du cercle polaire; mais le premier a le grand avantage d’être d’un accès facile et d’être plus proche de l’Europe centrale ; c’est une petite colline de 227 mètres de hauteur, d’où la vue s’é­ tend fort loin sur la plaine au nord : pendant plu
sieurs jours, le soleil glisse à minuit au-dessus de l’horizon sans être entamé, rasant juste la ligne d horizon, et l’on a associé sa présence nocturne aux fêtes de la Saint-Jean. Chacun sait que dans
toute l Europe chrétienne on allumait des feux le jour de la Saint-Jean (24 juin), et que cette coutume se continue encore aujourd’hui en un grand nom
bre de régions, même aux environs de Paris. Ces feux ne sont pas d’origine chrétienne, mais succè
dent aux fêtes romaines et celtiques du solstice d été, et sont allumés en l honneur du soleil. La Saint-Jean est encore aujourd’hui la fête nationale des Lapons, et elle célèbre en même temps le soleil de minuit.
Parmi divers relations que nous avons reçues de ces fêtes du soleil de minuit, nous nous faisonsun plaisir de citer la suivante, qui ne manque pas de pittoresque.
« Le 23 juin, nous écrivait un voyageur, il pleuvait, le ciel était d un gris de cendre; mais le lendemain matin, profitant d’une éclaircie et de quelques rayons de so
leil, les touristes firent atteler l’extra-poste ou skjute, et, à onze heures, ils se mettaient en route pour le mont Avasaxa, plateau du haut duquel ils espéraient contempler le spectacle émouvant du soleil de minuit.
En quittant Haparanda, on rencontre pendant plusieurs heures des bouquets de maisons rouges, de huttes et de jardins groupés le long de la Tornéa. Ici la vallée de la Tornéa est très large, les rives du fleuve sont plates; celles du côté de la Finlande sont un peu plus élevées que celles de la Suède. Le sol parait peu fertile; mais il est cultivé et l’on est étonné de rencon
trer si loin au Nord, surtout le parcours d’Haparanda au mont Avasaxa, des terres couvertes de bois ou de cé
réales, des jardins, des habitations toujours propres et des habitants hospitaliers et empressés.
« Nous rencontrons, en route, un grand nombre de touristes portant leurs bagages sur le dos; ils gravissent ainsi les montagnes pour arriver à minuit au som
met désiré... Enfin nous atteignons le dernier relais, le village Mataringi, d’où l’on aperçoit le fameux Ava
saxa. il est dix heures du soir; de la cime au pied, la montagne est éclairée par le soleil.
,, A onze heures nous sommes au sommet de la montagne, d’où se déroule un magnifique panorama. Le soleil brille au nord dans toute sa clarté, dardant des rayons
d or. Des groupes de soixante à quatre-vingts person nés se forment bientôt, installent leur campement et allument les feux de la Saint-Jean, sur lesquels on ne tarde pas à faire chauffer du thé, du café, du punch, en attendant l heure solennelle. Vers minuit, les harmonicas se met
tent à jouer, et la jeunesse du pays organise la danse de minuit à la lumière du soleil. »
Deux jeunes filles de seize à dix-sept ans, deux Françaises, ont fait ce voyage accompagnées de leur père, M. Adolphe Morin, l’un de nos savants compatriotes, et en sont revenues enchantées.
Il n’y a pas de nuit ce jour-là. Au-delà de ces régions, on arrive à des jours d’une semaine, d’un mois, de deux mois, de trois, de quatre, de cinq, et de six mois au pôle. même.
Au point de vue astronomique, la durée du jour, au solstice d’été, est de 24 heures, sur le 66e degré
de latitude, et, pour peu que l’on soit élevé au-dessus du niveau de la mer, le soleil ne se couche pas plusieurs jours de suite, mais glisse à minuit juste à l horizon nord. Dès le cercle polaire (66°33’), il reste, à cause de la réfraction, plusieurs jours sans se coucher, même au niveau de la mer. Au 67e de
gré, il reste plus de quatorze jours au-dessus de l horizon, au 68e environ un mois, au 69e degré plus de six semaines, et au 70° soixante-cinq jours consécutifs.
A Hammerfest, port de plus de deux mille habitants sur la côte de Norvège et la ville la plus septentrionale du globe, par 20°40’ de latitude, le soleil reste dix semaines au-dessus de l’horizon.
Si nous continuons à nous avancer vers le pôle, nous trouvons que la présence du soleil au-dessus de l horizon est de 103 jours, pour le 75e degré de
latitude, de 134 jours pour le 80e, de 161 jours pour le 85e degré, et de six mois entiers pour le pôle même. Des nuits correspondantes, un peu moins longues toutefois, envahissent ces régions au solstice d’hiver.
Quelles conditions de vie différentes de celles des régions tempérées ! Ne se croirait-on pas sur une autre planète?
Et quel cours étrange pour le soleil ! Si nous nous supposons placés au pôle même, l astre pâli nous paraîtra tourner le long d un cercle horizon
tal, à 23 degrés et demi de hauteur au-dessus de l’horizon, le jour du solstice d’été. Aussi, au lieu de se lever et de se coucher, il fait horizontale
ment le tour du ciel à la hauteur que nous venons d’indiquer, ayant la même élévation à minuit qu à midi. Mais, à cause du mouvement annuel de notre planète autour du soleil, cette hauteur de l’astre du jour ne reste pas la même, et diminue graduel
lement. Il en résulte que le soleil paraît tourner un peu plus bas de jour en jour et décrire un spi
rale, dont chaque tour est presque horizontal, et
quine demande pas moins de trois mois pour venir toucher l’horizon, ce qui arrivé à l’équinoxe.
Six mois de jour et six mois de nuit! Quelle est l’action de cette longue exposition des glaces po
laires aux rayons du soleil? Quelques géomètres
ont pensé qu’elle pouvait suffire pour fondre ces glaces et rendre la mer libre au pôle même. Ce n’est pas probable pourtant, car, d une part, toutes les expéditions arctiques faites dans la saison la plus favorable se sont heurtées à un cercle de gla
ces infranchissables, et, d’autre part, la hauteur du soleil reste toujours faible, ses rayons glissent obliquement au lieu d’échauffer avec une incidence suffisante, et la couche de glaces paraît trop épaisse pour être jamais fondue. Il faudrait pouvoir se transporter en ballon au-dessus du pôle, et voir di
rectement ce qui s’y passe. Nous avons souvent fait la remarque que nous connaissons incomparable
ment mieux les pôles de notre voisine, la planète Mars, que ceux de notre propre globe. Nous les voyons, tandis que nul habitant de la terre n’a ja
mais vu ceux de sa planète. Ainsi, au moment même où nous écrivons ces lignes (juin 1892), nous observons et dessinons chaque jour de beau temps les pôles martiens : le pôle austral, actuellement en vue, est tout blanc de neiges, mais, d’après les observations antérieures, nous savons que ces nei
ges vont fondre presque entièrement, et laisser libre la mer polaire au pôle géographique. L’hémis
phère austral de Mars arrivera à son solstice d’été le 13 octobre prochain, et nous verrons ensuite ses neiges fondre sous nos yeux. Les saisons de Mars sont sensiblement les mêmes que les nôtres, mais près de deux fois plus longues. Il est certain que les neiges polaires de ce monde voisin fondent plus facilement que les nôtres. On peut penser qu’elles sont moins épaisses, moins denses, et que l’évapo
ration en est d’autant plus facile que l’atmosphère est plus raréfiée.
Ajoutons encore, pour compléter la physionomie des régions terrestres circompolaires, qu à mesure qu’on s’éloigne du pôle, le cours diurne du soleil s’écarte déplus en plus de la direction horizontale,
à cause de la position du pôle, autour de laquelle, il s’effectue, et qui descend du zénith pour s’abaisser graduellement. Jusqu’au cercle polaire, le soleil ne touche pas l’horizon à minuit, au solstice d’été; ce jour-là, il touche juste l’horizon pour un specta
teur placé au cercle polaire, — et c’est par cette position que nous avons commencé ce voyage au soleil de minuit.
Ne semble-t-il pas que l’on revienne d’un autre monde ?
Camille Flammarion.