A PROPOS DE LA “ DÉBACLE ”


Au moment où parait le livre si attendu d Emile Zola, il nous a semblé intéressant de demander à notre émi
nent collaborateur, M. Augustin Filon, son apprécia
tion de l’œuvre nouvelle du maitre au point de vue de l exactitude historique.
La situation qu’occupait M. Filon en 1870 lui a permis de voir de près une partie des hommes et des événe
ments mis en scène par la Débâcle. Son témoignage est donc de la plus haute valeur. On ne pourra que nous savoir gré de l’apporter dans l’œuvre de reconstitution que M. Zola a entreprise avec un talent et un scrupule de vérité auxquels M .Augustin Filon se plaît, du reste, à rendre hommage.
Enfin, nous l’avons, cette Débâcle si longtemps promise, ce dernier chant de l épopée des Rougon- Macquart! Quel accueil va lui faire le public?
Si je ne me trompe, l’état général, en ce qui touche M. Zola, est celui-ci : on est las de l éreinter, mais on est aussi un peu las de le lire. Beaucoup de gens commencent à le trouver à point pour l’A­
cadémie, ce musée où nous conservons les talenis « ancien modèle ». Il irrite moins et n’étonne plus : grave défaut dans un temps qui aime mieux les surprises que les chefs-d’œuvre.
J ai le malheur de ne pas penser là-dessus comme mes amis. Quand les critiques annoncent la mort du Naturalisme, je suis tenté de m’en affliger, car je souhaitais non la mort, mais la conversion du pécheur. Tant pis pour nous si nous quittons la
terra firma, « le plancher des vaches » du réalisme, pour courir les aventures dans les nuages du symbolisme! Pour M. Zola, je l’admire tous les jours davantage, bien qu il n’ait pas cessé de me choquer. J admire ce labeur énorme, ce vouloir invincible; je ne me lasse point de regarder ce prodigieux ou
vrier-artiste pétrissant son œuvre de ses habiles et puissantes mains. Le seul reproche que je lui adresse, c est précisément d avoir compromis par ses excès l excellente cause du réalisme et rendu possible l avènement de cette génération de petits serins qui aspirent à l’enterrer. Il faut, parait-il, que leurs pâles folies aient leur jour : l’Evolution le veut, la sacro-sainte Evolution! Mais il y a déjà, dans les allées du Luxembourg, des petits garçons qui jouent au cerceau et qui, dans quinze ans, re
conduiront jusqu’au néant, au milieu des huées et des éclats de rire, les prétendus vainqueurs du réalisme. Si je suis là, je m’amuserai.
Quinze ans! Et il s’en est écoulé treize entre la première d Eernani et la première des Burgraves. En donnant au symbolisme plus de longévité qu au romantisme dont il n est que l’écho lointain, l’audition téléphonique, j’espère que je suis gentil!
La Débâcle ne change pas mon sentiment sur M. Zola. Je l y retrouve avec ses qualités et ses dé
fauts, le Zola rie toutes les époques, le Zola de l’Assommoir et le Zola du Rêve. Voilà les gros mots,
pleuvant par volées, les personnages saisis dans une certaine posture qu’ils ne quittent plus, peints du même trait chaque fois qu’ils rentrent en scène ;
des niaiseries et des râbachages dont un débutant se garderait; une rage de tout dire, d’être complet,
qui nous ramène dix fois là oii nous n avons que faire, qui nous montre un objet, un homme, un événement, sous tous les aspects et à toutes ses heures, jusqu à ce que nous demandions grâce, et même après; une avarice presque sordide, inouie chez un homme si riche, qui ne veut perdre ni un effet, ni un document, et qui aime mieux se répéter ou se contredire que rien omettre. C’est bien ce ta
lent monstrueux, appesanti et comme obstrué de tout ce qu il charrie avec lui, lent à se mettre en branle, mais qui, une fois lancé sur sa pente, s accélère de son propre poids et roule enfin sur nous en


avalanche, emportant nos objections, broyant nos résistances, annihilant nos volontés... Et ce sont en


core ces coins délicieux, ces rayons de poésie qui percent tout à coup la forêt épaisse, obscure et larouche, des faits entassés, serrés les uns contre les
autres : un peu de divine lumière qui illumine et attendrit tout.
Il y a ici une optique nouvelle, et je crois qu’elle est vraie. Les héros du roman nous apparaissent infiniment petits dans un cadre gigantesque. D’abord nous refusons presque de nous intéresser à eux. Voyons, que nous fait le talon de Maurice meurtri par des souliers trop étroits ? que nous importent même les angoisses de Silvine ou d’Henriette, en peine d’un amant ou d’un mari, alors qu’un trône va crouler, qu une race semble près de finir, que le génie néo-latin entre en lutte avec la culture ger
manique? Puis, quand l’auteur, à force d’art, a concentré notre attention, notre curiosité passion
née, haletante, sur ces quelques pygmées humains qui s’agitent dans un coin perdu de l’immense tableau, quand on a commencé de trembler, de souf
frir, d aimer avec eux, quand on ne voit plus qu’eux et qu’on a oublié tout le reste, brusquement la scène s’élargit d’une manière démesurée, jusqu’à l’horizon, pour faire place aux figures colossales des deux grands peuples, crispés dans une mor
telle étreinte. Cela devait être ainsi et c’est très beau. Il n’y a qu’un maitre qui pouvait oser ces contrastes, rétrécir ou épandre son drame, diminuer ses héros jusqu à les rendre impercep
tibles, avec la certitude de les retrouver, quand il veut, et de leur rendre leur relief intense et vivant.
Pourquoi nous reprenons-nous à les suivre, ces comparses lilliputiens d’une action géante, avec un intérêt nouveau qui grandit à chaque page? Parce que ce ne sont pas des individus, mais des types, qu’il nous est impossible de ne pas recon


naître. Rochas, le lieutenant sorti des rangs, qui rai


sonne si mal et qui meurt si bien, c’est notre passé de gloire, notre légende évanouie, le Français des
vaudevilles vantards d autrefois qui a conquis l Europe au pas de course, vidant les caves de l’en
nemi, serrant la taille des belles, cœur de héros, cervelle d’enfant ; vivant dans une éternelle illu
sion et comme dans une fanfare d’enthousiasme. A la dernière seconde, devant ses prunelles dilatées, le voile se déchire et il comprend que l’âge de la
folle bravoure personnelle est fini, que l heure a sonné de la lugubre guerre mathématique, à coups de canon et à coups de chiffres, où l on meurt et où l’on tue sans voir, où un de Moltke gagne des batailles sans quitter sa table de travail. Jean, c est le peuple, le bon, le vrai peuple, simple, résigné,
avec sa force d’endurance presque infinie, qui, à force de remuer et d’aimer la terre, apris quelque
chose de la sève lente et inépuisable dont elle est animée. Et Weiss, c’est encore le peuple, élevé à un degré supérieur de culture, mais gardant sa vigueur native et ses passions d ouvrier sous l’habit du patron.
La bourgeoisie s’incarne en Delaherche l’usinier ; égoïste, vaniteux, critiqueur et curieux, ser
vile envers la fortune, le premier à fouler aux pieds son idole tombée. Cette même bourgeoisie, à vingt ans, c est Maurice en qui commence la né
vrose contemporaine, le dégoût de la vie et de soi-même, la conscience d’une incurable impuis


sance morale, d’une désolante paralysie de la vo


lonté. Le jour où, sortant d’une fête, surpris et entraîné par le réveil de l’enthousiasme natio
nal, il veut se réhabiliter par le dévouement, il ne s’en trouve pas la force ; il se désespère, et son désespoir va jusqu’à la folie.
Quant aux hommes qui portèrent alors si durement le fardeau des événements, M. Zola les a traités avec ménagement. L’opposition républi
caine du Corps législatif, en refusant obstinément au maréchal Niel l’argent et les hommes néces
saires pour réorganiser notre armée, serait-elle la vraie cause de nos revers? L’idée est indiquée, puis repoussée avec indignation par l’un des personnages.
Emile Ollivier, Lebœuf, Frossard, de Failly, sont seulement nommés. Eperdu, impuissant, sans vo
lonté, Douay apparaît comme une noble et coura
geuse victime. Mac-Mahon reçoit des compliments et des injures qui se balancent. Ducrot a raison de se replier sur Mézièr.es, mais il a raison trop tard. De Wimpffen conserve le mérite d’avoir voulu se
battre le dernier et d’avoir rêvé l absurde mais su blime « trouée ».
La double domesticité impériale, celle d’en haut et celle d’en bas, est rudement traitée, Mais l’em
pereur est l’objet d’une pitié étrangement mêlée de dédain et d’admiration. Ce souverain qu on repousse de sa capitale, ce généralissime de la veille qui n’est même plus un soldat et qui ne parvient pas à mourir sous les obus, était une figure trop émou
vante pour qu’un grand artiste permit à de vieilles haines politiques de la gâter dans son œuvre. Moi qui ai servi, aimé l’empereur jusqu’au bout, qui ai veillé sa dépouille, pendant cinq lugubres nuits de janvier, dans cette étroite chambre d’exil où le destin de Sedan avait jeté son agonie, je ne pouvais attendre ou souhaiter plus de justice d’une plume républicaine


Pourtant, il y a une criante iniquité dans ce livre qui, je crois, voulait sincèrement être vrai et mo


déré. Toutes ses atténuations, tous ses silences,
prudents ou indulgents, M. Zola les a rachetés par une sévérité inouïe envers une seule personne, et cette personne est une femme, et cette femme est une veuve, une mère en deuil qui ne se défend pas et ne veut pas être défendue.
Depuis quelques années, il s’est formé une sorte de conspiration pour égarer l’opinion sur l’impéra
trice Flugénie et pour défigurer son caractère aux yeux de l’histoire. Sous quelles inspirations et dans quel but, je ne veux pas le rechercher, aujour
d’hui du moins, pour ne pas exaspérer certaines inimitiés en les dévoilant.
Je constate seulement cet étrange travail qui tend à représenter l impératrice comme une véritable criminelle et comme la cause de tous les mal
heurs de la France. Oui, de tous, même des fautes militaires de nos généraux. Cela semble profondé
ment honteux, ridicule à écrire, mais c est ainsi. Si les vues exprimées dans certaines publications
récentes venaient à être endossées par le public tout entier, nous aurions le spectacle d une nation de quarante millions d’hommes qui se cache der
rière les jupes d’une femme en l’accusant de ses défaites.
Eh bien, M. Zola accorde à cette thèse l’appui de son immense talent; il consacre cette nouvelle lé
gende. Des livres qu on ne lit pas ou qu on se hâte d’oublier, la voici qui passe triomphalement dans
un ouvrage que la forme fera vivre et qui prendra peut-être place parmi les monuments de la littéra
ture. Dans la Débâcle, on voit Napoléon III chassé de Paris vers Sedan par une main tendue, au geste implacable, par une voix qui lui crie : « Marche ! Marche! «Cette main et cette voix sont celles de l’Impératrice dont « la volonté entêtée » envoie son mari à la mort, « pour que son fils règne ! »
L’entêtée volonté de l’Impératrice! Ah! si M. Zola pouvait connaître qu’à toutes les heures de sa vie extraordinaire, — le .jour où elle est montée sur le trône comme le jour où elle en est descendue, - l’Impératrice a été le jouet des circonstances, a obéi à des fatalités ou à des volontés plus fortes que la sienne! S’il pouvait comprendre cette na
ture, toute d’instinct, qui hésite et se trouble dès que l instinct ne la conduit plus; tantôt docile comme un enfant, tantôt cabrée, raidie dans une résistance invincible, en présence d’un homme louche, d’une action douteuse à laquelle on voudrait l’associer; ne sachant rien de ce qui s’apprend, mais sachant tout ce qui se devine; née peu
reuse, et faisant des choses héroïques pour obéir au Devoir comme l hypnotisée obéit à son maître; croyant ceux qui savent, répétant humblement,
fidèlement, leurs paroles; puis, à d’autres heures, a ces heures de crise oii tout tremble et vacille, ca


pable de guider et de rassurer des hommes éper


dus, marchant droit comme un aveugle dans le brouillard qui, alors, est le seul voyant.
On a cru qu’elle gouvernait l’Empereur : elle n’y a même pas songé un instant. Elle était son élève,
son écho; elle l’admirait de toute son âme. Elle traduisait ses idées à lui dans son langage à elle ; elle leur donnait un tour lier, chevaleresque, pas