LA CONQUÊTE DU «PAIR
Le 30/0, favori du public, placé en tête de nos valeurs, vient de gagner son grand pris : il a atteint le pair. Maintenant, pour toucher de l Etat — le plus recherché des débiteurs — 3 francs de rente, il faut débourser au moins cent francs. Ce n’est pas que depuis quelque temps on fût bien loin de ce chiffre. La rente 3 0/0 s élevait en effet lente
ment, avec l’assurance tranquille d’une personne solide qui, montée sur le faîte, n’aspire nullement à descendre. Mais, comme nous sommes soumis par habitude à la symétrie du système décimal, ce
chiffre cent sonne haut et nous force à faire une croix. Il apprend à tous ceux qui ne sont pas mêlés aux affaires ou qui, par indifférence, ne s’en occupent pas, un fait constaté bien des fois depuis quel
ques années : c est la baisse continue du taux de l intérêt.
Certes, le père Grandet, dont Balzac nous a laissé l’inoubliable étude psychologique, ne s’y retrouve
rait plus. Il y a une vingtaine d années encore, lorsque l on écrivait sur une lettre « M. Un Tel, Ren
tier », avec un grand R, c’était, dans l’intention de donner par ce titre une considération qu’apporte trop aveuglément, parfois avec elle la fortune. En tout cas, l’emprunteur ou le débiteur trouvaient là un moyen facile de flatter la vanité de l homme aux ôcus. Le titre de rentier était un titre réel, répon
dant à de bonnes espèces sonnantes et trébuchantes. Aujourd’hui — tout au moins pour celui qui ne pos
sède qu’une quantité restreinte de capitaux — le titre est presque honorifique ; pour le petit capita
liste, cette épithète frise l ironie. Actuellement, pour vivre de ses rentes, comme on dit en langage cou
rant, il est nécessaire de posséder une assez grosse somme de capitaux, que ces capitaux soient mobi
liers ou immobiliers. Le niveau s’étend en effet des premiers aux seconds. Le capitaliste qui trouve trop basse la rémunération des valeurs industrielles ou des fondsd’Etat achète des immeubles. Il tend à augmenter ainsi la demande de ces immeubles, par conséquent à en faire élever le prix, donc à dimi
nuer de ce côté encore le revenu. C’est le résultat de l abondance des capitaux.
Il me semble pour le moins inutile de dire ici, afin de ne pas faire naître d’illusions, que le capi
tal ne court point les rues de même que l’esprit, et qu’il ne suffit pas de se baisser pour en prendre à tous les carrefours. Cependant, l’offre, suivant la formule économique, monte, et le capital se fait de plus en plus facile, flirte et se commet parfois avec ces personnes dangereuses qui s’appellent les risques. C’est à croire que le capital ennuyé d’être toujours traité « d’infâme », pris de remords, se fait socialiste.
C est plutôt le contraire qui serait vrai, puisque ce sont les capitaux de la petite épargne qui ont « donné », ces temps derniers, et contribué à mener le 3 0/0 au-delà de cent francs. Cette interven
tion des petits capitaux se traduit, on le sait, par les achats qu’effectue la Caisse des dépôts et Consignations avec les fonds des Caisses d’épargne..
D’autres causes, très connues, sur lesquelles il est inutile de s’appesantir, ont augmenté depuis quelques années la disponibilité des capitaux. Si
gnalons parmi les plus importantes : la diminution très forte du chiffre des emprunts effectués par les Compagnies de chemins de fer et par le Trésor, et de plus le peu d’extension des entreprises commerciales et industrielles.
Malgré cette baisse continue de la demande, l’offre, c’est-à-dire l’épargne, ne s’est pas encore
ralentie Elle a suivi sa marche ascendante en vertu de la force acquise. C’est qu’elle avait été furieusement sollicitée depuis environ cinquante ans!
Quand la machine à vapeur apparut amenant avec elle une révolution dans l’industrie, les capitaux existant alors se portèrent vers les entreprises de toutes sortes qui exploitaient les nouvelles inven
tions. Les premiers succès furent merveilleux et causèrent la création de nouveaux capitaux. Mais,
comme l’a fait remarquer M. Paul Leroy-Beaulieu — qui, l un des premiers, a étudié ce problème — ces bénéfices et cette rémunération élevée du capital devaient baisser à mesure que l’outillage national et rétablissement des industries s’achèveraient.
Quoique ce phénomène ne puisse pas êtregénéralisé, il est certain que les premières entreprises produi
sirent plus de bénéfices que celles qui se fondèrent dans la suite. Les lignes de chemins de fer sont un exemple frappant de ce fait.
Cependant, là n’a point été la seule cause de dé
pression. A côté du capitaliste proprement dit, grandissait peu àpeu un capitaliste de moindre envergure dont la puissance allait s’étendre rapide
ment. La petite épargne entrait en ligne créant une concurrence d’un genre spécial. C est que le petit épargnant n’a pas toujours en vue seulement l’intérêt plus ou moins élevé de son capital; son capital est souvent pour lui une sorte de capital d’assistance, et, s’il arrive à en tirer un revenu suffi
sant pour vivre, ce n’est qu’en aliénant ses gros sous pour se constituer, par exemple, une rente viagère. Il va donc très rarement vers les place
ments hasardeux, parce que l’important pour lui est de ne pas perdre le fruit de son abstinence. De là l’augmentation continue des fonds d’Etat ou des valeurs garanties par l Etat, et le peu de productivité de ces fonds. Ce petit épargnant est d’ailleurs sol
licité de toutes parts, etpar les caisses d épargne de différentes natures, et par les sociétés coopératives ou de secours mutuels, qui sont autant de. petits canaux servant à drainer les molécules de ce capi
tal en formation. N’a-t-on pas institué, de plus,
l’épargne scolaire, et le timbre-épargne qui permet d’économiser même un sou? Et ces faits ne s’ap
pliquent pas seulement à la France, mais à tous les pays où règne l’activité industrielle et spécialement à l Angleterre.
Quelles sont donc les conséquences sociales de cet abaissement du taux de l’intérêt? La plus importante et la plus souvent indiquée par les économistes est la tendance à une moins grande inégalité des conditions.
L’abondance des capitaux a créé la demande du travail et, par suile, à provoqué une hausse générale des salaires, lesquels ont même parfois aug
menté dans d’assez fortes proportions. Le fait n’est pas isolé et peut être vérifié en beaucoup de pays. Ainsi les trade-unions anglaises, les an
ciennes — celles qui datent de la période de 1807 à 1870 — ont réussi à faire verser annuellement, par la plupart de leurs adhérents, une cotisation maxi
mum, il est vrai, de 155 fr. ; et le minimum n’est point descendu au-déssous de Go fr. En Allemagne, les institutions de crédit populaires de Schulze Delischt et de Raiffeisen ont eu leurs capitaux four
nis par de petits artisans, par des ouvriers ou de modestes propriétaires ruraux. II en a été de même en Suisse et dans la Haute-Italie. A côté, dans ces pays, fonctionnent aussi avec succès les caisses d’épargne.
D’autre part, comme on dit en charabia juridique, les rentiers ont vu diminuer leurs revenus.
Evidemment l’émotion de millionnaires, devant cette baisse de l’intérêt, n’a pas été aussi grande que celle des moyens et surtout des petits rentiers; néanmoins ces gros rentiers ont été obligés, ou de diminuer leurs dépenses, ou de rechercher des paiements à risques plus grands, d ouvrir plus de dé
bouchés au travail. Et puis, en tout pays, mais en France surtout, l’on se fait une idée particulière du rentier. On le considère comme un monsieur qui n’a qu’à aller toucher ses rentes, sans autre souci;
c’est là le type du rentier d’Etat, dont le nombre est relativement restreint. Mais il n y a pas que des ren
tiers d’Etats et d’Etats solides. Il est des rentiers
qui sont obligés de suivre assidûment l’évolution et la marche des sociétés et des industries dans les
quelles ils ont placé leur argent. Or aujourd’hui c’est un véritable métier de surveillant et de con
trôleur qu’exerce le rentier — qu’il serait préférable d’appeler capitaliste. Il ne dort pas toujours sur les
deux oreilles, et la fable du savetier et du financier s’applique toujours à lui; obligé par l’abaissement du taux de l’intérêt d’aller aux paiements à risques
plus grands, il subit tous les ennuis de sa nouvelle situation. Et il fait son métier de capitaliste avec un salaire assez restreint. Parfois — trop souvent, hélas! —il porte la peine de sa légèreté, de son indifférence, et est puni sans appel. Je ne voudrais pas que l’on pût croire que je demande la canonisation du capitaliste même modeste, quoique beau
coup d’entr’eux aient été en ces derniers temps de véritables victimes. Il est pénible, lorsqu’on a tra
vaillé toute sa vie à ramasser quelques sous pour ses vieux jours, de les voir s’en aller brusquement dans le gouffre de la spéculation. Mais le capitaliste remplit dans la société la fonction d’admi
nistrateur des capitaux et, s il manque parfois de flair, il faut remarquer que la rémunération de moins en moins élevée qu’il reçoit n’est pas toujours pour en faire un homme intéressé. Le petit capitaliste fait en ce moment un dur apprentissage. Il est à peu près certain que, sous un ré
gime socialiste, les fonctionnaires chargés de l’administration de la fortune publique toucheraient des salaires ou appointements plus élevés que ceux offerts aux capitalistes actuels, qui eux ne peuvent guère compter, en outre, surdes dédommagements en cas de perte.
Ces résultats, qui, comme nous l’avons dit plus haut montrent une tendance à la moindre inéga
lité des conditions.se trouvent obtenus par l’évolu
tion naturelle de la société, sans .qu il soit besoin des révolutions par la force que prônent certaines écoles socialistes.
Il faut donc une certaine quantité de capitaux, aujourd’hui, pour rester oisif. Comme le nombre des gros capitalistes est restreint en égard à la po
pulation totale, il en résulte que le petit capitaliste doit actuellement travailler davantage. Cette con
séquence est avantageuse d’un côté et mauvaise de l’autre.
Le commerçant et l’industriel, qui seront forcés de demeurer plus longtemps dans leur commerce et leur industrie pour amasser un capital plus grand, rendront des services à la société en général. En effet, le rêve des commerçants et des industriels est de travailler à mettre, le plus rapidement possible, des capitaux de côté afin de « se retirer des affaires ». Us ont a peine eu le temps d’apprendre réel
lement le métier d’entrepreneur qu’ils s’en vont déjà; leurs successeurs sont jeunes, inexpérimentés, et cherchent à suivre la même voie que leur prédé
cesseurs. Aussi voit-on, avec cette méthode, les meilleures maisons péricliter. Et encore si le com
merçant retiré jouissait de la vie! La plupart du temps il va à la campagne où le calme d’une exis
tence non occupée a bien vite fait de le tuer. Eh bien, la baisse du taux de l’intérêt aura pour effet de le faire rester plus longtemps dans les affaires — et il n’en vivra que plus vieux.
Par contre, les capitalistes de la classe dite classe des professions libérales, ne pouvant plus vivre de leurs revenus seuls, font de leurs fils des fonction
naires. Les appointements versés par l’Etat sont le complément de leurs petites rentes. Cette consé
quence-là est funeste. Elle tend à faire augmenter le nombre des fonctionnaires,à étendre la race dan
gereuse des budgétivores. On ne peut que critiquer vigoureusement cette tendance « bourgeoise » vers le mandarinat.
Après ces quelques réflexions, on voit qu’il est puéril de se demander si la baisse du taux de l in
térêt est un bien pour un mal. Elle serait un bien
si l’on savait se servir des capitaux plus facilement accessibles; elle devient un mal si l’on ne sait pas s’en servir. Pour les salariés économes elle offre de grands avantages, pour les salaires imprévoyants ou dissipateurs elle ne fait qu’accroître les moyens de dissipation.
Puis on discute longuement pour savoir si le taux de 1 intérêt baissera encore. L’autre jour on aurait pu croire — d’après les comptes-rendus — que la
Société d’Economie politique enterrait le capital. Et tout cela parce que la rente dépasse 100 francs, parce que les capitaux en général, au lieu de rap
porter un intérêt de 5 à 6 0/0, ne donnent plus que 3
à 4 0/0 ! Ces terreurs sont exagérées. L’art industriel n’a pas dit son dernier mot.De nouveaux débouchés pour les capitaux peuvent s’ouvrir demain sous l in
fluence d’inventions nouvelles. On a déjà signalé des emplois probables et prochains : le crédit agricole par exemple. Les affirmations en ce qui regarde les
colonies sont fort prématurées. On a aussi parlé de la guerre, grande mangeuse de capitaux, qui pour
rait en absorbant une forte partie des épargnes accumulées faire monter le taux de l’intérêt. Cette hausse ne serait probablement que momentanée.
Lorsqu’une maladie chronique, comme le budget que nous subissons, ne ralentit point l’épargne, il y a lieu de croire qu’une crise violente mais néces
sairement courte, comme une guerre, ne saurait l’arrêter. Nous en avons une preuve dans le rapide relèvement de la France après la guerre de 1870.
A la question : le taux de l’intérêt baissera-t-il encore? on peut répondre : d’abord que ce taux ne peut descendre à zéro; ensuite qu il y a de grandes probabilités pour qu’il ne s’élève pas aussi haut qu’autrefois — nous parlons ici du taux moyen. Le développement économique des sociétés modernes est en effet tel, que la facilité d’accumulation des capitaux maintiendra la tendance à une moins grande inégalité des conditions. Cette tendance ne pourrait être contrariée que par une application prolongée des hauts tarifs de douanes, et en gé
rai par les lois d’exception qui ont pour résultat de favoriser une classe de citoyens au détriment des autres. André Liesse.