L’ART VIVANT
QUTRIÉME ANNÉE
15 MAI 1928
PARIS-BERLIN PAR LE TRAIN OPALINE
La femme aura Gomorrhe et l’homme aura Sodome...
(Alfred de Vigny).
Ce n’est pas d hier que les esthètes ont établi le départ entre l’art florentin et celui de Venise : Art mâle ; art femelle, disait-on. Si arbitraire que nous semble cette distinction, d’abord formulée par André Gide, je comprendrais qu’on la fasse, à la rigueur. La volupté de la peinture vénitienne,
les chairs blanches, les chevelures rousses des Belles de l’Adriatique ont une prise évidente sur les amoureux du sexe faible. (J’emploie ici cette épithète désuète par habitude, mais peu convaincu qu’elle réponde encore à la réalité, la force physique et morale de ces dames s’étant singuliè
rement développée dans un assaut de grande envergure contre le prestige de leurs seigneurs et maîtres. Et ceux-ci empruntent parfois des moyens de séduction aux gentilles esclaves de leurs pères.) Je citerais bien des femmes qui préfèrent l’art vénitien à l’autre. Jusqu’ici, je ne m’étais pas avisé que le sexe des gens sensibles à l’art déterminât leur esthétique. Il en va tout autrement des génies créateurs -— quoique de cela encore, les docteurs auraient à discuter. Ce pourrait prêter à des thèses. J’ignore si l’esprit allemand s’y est appliqué avant que Magnus Hirchfeld ait dirigé son regard sur les anomalies de la sexualité.
La statuaire florentine, comme la grecque, exalte le corps masculin, l’intellectualité. Je ne me charge pas d’en tirer des conclusions péremptoires. Une figure de Donatello ou de Michel-Ange peut aussi bien enflammer Corydon que troubler une nymphe des podere toscans : si bien qu’une Américaine dont les Mémoires ne seront publiés que vers 1960, nous raconte les émois que lui causa Gino, son chauffeur dont elle compare la nuque, les pectoraux et la casquette, au chapeau, au col, à la poitrine d’un marbre célèbre du Bargello ; sa musculature à celle du David. Toujours est-il que Persée, Mercure, David, les anges du Paradis sont de sexe interchangeable, selon le spectateur qui en contemple l’image dans la cité des Médicis.
L’état civil des personnages de Véronèse, du Titien, de Tiepolo, se devine plus aisément ; toutefois le Giorgione nous propose, ici et là, d’inquiétants dilemmes. A la vérité,
l’Antiquité et la Renaissance se moquaient du « qu’en dirat-on». Durant des périodes longues de puritanisme bourgeois, l’on baissait la voix pour s’entretenir d’un sujet scabreux, que Proust, Gide et d’autres penseurs ont traité philosophiquement. Depuis la guerre, sous l’influence de la littéra
ture, il est peu de jeunes filles qui ne parlent librement de Charlus, d’Albertine ; on parle de sexe en France, en An
gleterre ; partout, affirment les voyageurs, mais surtout à Berlin, nouvelle capitale des arts, des marchands de tableaux modernes, des théâtres d’avant-garde, de Petites Chaumières,
plus stimulantes que celles de Montmartre. Berlin possède un Institut libidothérapique. Les salons d’un illustre éro
tologue sont le rendez-vous des Chevaliers d’Eon. Une grande tristesse, nous assure-t-on, marque les “ boîtes ” à plaisirs fondées sur les découvertes de graves savants. Libido et esthéticisme ; freudisme, expressionnisme.
Naïfs messagers de paix, nos artistes sont chéris en Allemagne, à telles enseignes que sur les places des bourgs, entre l’Alsace et la Silésie, les villageois s’attroupent autour de l’Hispano-Suiza d’André Germain pour l’acclamer : Ils viennent de Paris ! ” “ Sie kommen aus Paris !
Poètes, romanciers, donnent des conférences devant des foules apaisées par leur esprit de mesure et leur verbe émollient ; colombes parmi des fauves. Le soir, on fête nos lit
térateurs avec nos étoiles masculines du cinéma. Une taverne spéciale, la Flûte enchantée (Zauberflôte), où règne une sin
cère cordialité internationale, les happe et ne les lâche plus ; Les émissaires de Montparnasse, ombres heureuses au bord
de la Sprée, agissent plus sûrement que nos diplomates de carrière pour effacer les souvenirs d’une bouderie passagère entre deux peuples qui s’adorent, s’ils se taquinent parfois.
Mais les Français ne sont pas seuls à émigrer. Nos artistes étrangers de la rive gauche, nos directeurs de galeries qui déposent leur bilan l’un après l’autre, signent des contrats avec les impresarii de Berlin, ou leur proposent leurs stocks.
Un Américain, des plus populaires dans le monde parisien, me disait l’autre jour : “ On ne vend plus, chez vous, il n’y a plus rien à faire ici ; quoique j’adore Paris, je partirai pour Berlin, où je tâcherai de m’arranger avec Herr F..., qui achète à tour de bras notre peinture. En huit ans, F... a amassé des fortunes. Il n’y a plus de maisons, là-bas, où l’on ne voie des toiles modernes, du plancher au plafond. Les gens acceptent n’importe quoi, pourvu que cela soit nouveau ; tout fait bon effet dans des salles d’exposition, épatantes comme les salles de théâtre. Dès le vestibule, les Allemands créent une atmosphère, on est conquis avant d’entrer... ”
Sur la résurrection de l’activité artistique en Allemagne, tous les témoignages concordent. Une gloire d’artiste, que jadis Paris consacrait, nos virtuoses, nos peintres, nos com
positeurs l’iront, dès demain, chercher à Berlin. Gare à nos auteurs dramatiques quinquagénaires, s’ils tentent d’infli
ger aux Berlinois leurs pièces les plus souvent reprises. Làbas, on les reçoit courtoisement : rien de plus. Us reviennent,
l’air inquiet, la lèvre mélancolique. L’intrigue classique de l’épouse légitime, du mari et de sa maîtresse va rejoindre les vieilles fadaises de notre psychologie rudimentaire.
Sapho et Corydon sont vainqueurs ! Ce qui fut longtemps tenu pour une anomalie est aujourd’hui normal.
Une frénétique folie de rajeunissement produit, d’autre part, des résultats assez curieux. Saviez-vous que les musées allemands ont le droit de se débarrasser, en les vendant, des ouvrages acquis naguère par des comités vieux jeu ? Ainsi les conservateurs seront à même de renouveler, de décade en décade, l’aspect de leurs cimaises. Une telle liberté n’est défendable, selon nous, à aucun titre : d’abord, les revire
ments de l’opinion, les erreurs de jugement sont inévitables ; et puis la remise sur le marché d’œuvres souvent cédées à bon compte par des artistes convaincus qu’elles seront à l’abri dans une pinacothèque de l’Etat, constitue un acte déloyal, une sorte de rupture de contrat unilatérale. Epurer une collection, rien de mieux. Mais n’y a-t-il pas de sous-sol, de magasins où remiser les ouvrages qui ne plaisent plus, après avoir été trop admirés ? A Munich, il est question de construire un musée sociologique et documentaire pour les peintures d’avant-guerre ; présentement elles reposent dans des garde-meubles. On les en sortira comme les films cocasses des Ursulines, qui font rire nos enfants et nous-mêmes.
Tout est neuf et imprévu, à Berlin : qu’on y coure ! Les lignes qui relient les deux capitales sœurs s’encombrentelles? on en dédouble le service; la compagnie de l’Est lan
cera un nouveau train de luxe, sur le modèle du ‘ ‘ Train bleu de Nice ; ce sera le Train opaline, avec fourgons en queue pour tableaux ; des Manet supposés, des Daumier du cari
caturiste André Gill, des Delacroix faits hier, des Courbet plausibles ; corps savonneux au dessin rondouillard, visages extensibles de rousse, qui déploient leurs deux faces sur un même plan ; vues du Léman, château de Chillon. Ce qui se vend mal chez nous, file au delà de nos frontières, avec les romans de Claude Anet, de Dekobra, que le conducteur