La Quinzaine Théâtrale


Nous avons dit quelques mots, dans notre dernière Quinzaine, de la pièce des Nouveautés, les Sentiers de la vertu, dont le succès a été très grand. Ce fut, assurément, un acte de har
diesse du directeur de cet aimable théâtre que d’avoir tenté d acclimater la comédie en un terrain de culture où, d’ordinaire, on cultive la « farce ». Je dois dire qu’il n’a pas à se repentir du résultat, puisque celui-ci a dépassé ses espérances. Cela prouve simplement que le théâtre a plusieurs cordes à son arc, et que le mieux est de les faire vibrer alternativement: comédie aujourd’hui, vaudeville ou farce demain, peu importe, pourvu que, chaque fois, l’œuvre en vaille la peine, et qu’elle ait ce qu’il faut pour réussir, en son genre. Or : « Tous les genres sont bons », a dit le subtil Despréaux, qui a judicieusement ajouté, « hors le genre ennuyeux... » et c’est effective
ment celui-là qu’il faut éviter avant tout, le genre ennuyeux n’a rien à voir ici, où on nous a présenté une exquise comédie gaie, d’un dialogue de parisianisme charmant, aux situations ingénieuses, toures parfumées de jeunesse et d’esprit.
Nous ne nous risquerons ici à aucune analyse, si concentrée soit-elle, des Sentiers de la vertu, puisque tout à côté vous la trouverez faite, bien complète, avec les photographies à l’appui, et il ne me convient pas de travailler dans le double emploi, mais j’ai plaisir à constater que la pièce des Nouveautés est vrai
ment bien jouée, ainsi que le plus souvent il arrive des pièces bien faites. La troupe ordinaire du théâtre a été renforcée, pour la circonstance, d’un comédien très fin, que, fort mal à propos, on laissait le plus souvent sans emploi, Noblet, dont les succès et les créations, dans le passé, ne sont pas à compter; et de deux comédiennes de valeur, Mesdames Marcelle Lender et Carlix, toutes deux élégantes et bien disantes.
Dans notre numéro d’aujourd’hui nous nous mettons au pair des grandes nouveautés de la saison, en donnant à nos lecteurs le compte rendu d Hérodiade et les scènes principales de l’opéra de J. Massenef, qui a eu si grand succès à l’Opéra municipal de la Gaîté, où MM. Isola préparent en ce moment l’intéressante reprise de la Juive et la première représentation de Messalina, l’opéra de M. Isidor de Lara, représenté à ce jour dans toutes les capitales de l’Europe, Paris excepté. Il en est, hélas ! presque toujours ainsi.
Au Théâtre-Antoine, nous avons eu trois pièces nouvelles, qui ne forment d’ailleurs que simple spectacle d’attente : la Matérielle, un acte de M. Gabriel Astruc, une de ces fantaisies, entre miséreux, très à la mode autrefois dans la première série du Théâtre-Libre. C’est l’histoire de deux vagabonds, volon
taires de la prison parce que l’hiver est rude, la vie difficile et, qu’entre les « quatre murs », on est logé, chauffé, vêtu et nourri par l’Etat, qui fournit la « matérielle » à ses enfants prodigues. L’un des deux miséreux, Despont, est le vagabond sans raffine
ment; l’autre, Lenfant, est plus compliqué, la psychologie des prisons lui a ouvert les yeux, et pour lui il y a un idéal, la maison d’aliénés, où on a toutes les douceurs, y compris la promenade dans un beau jardin et le voisinage du « sexe enchanteur ». Si bien que, pour conquérir l’oasis rêvée, il simule
la folie sous formes de mouvements choréiques de gauche à droite, de droite à gauche, moyennant quoi il pourra finir ses jours au paradis de Sainte-Anne. Cette symphonie à deux voix, entre pouilleux, est curieuse, et d’un certain pittoresque canaille non dénué d’observation. La pièce importante, la Guerre au
village, de M. Gabriel Trarieux — ce fut la soirée des Gabriel — est une pièce bien faite, dialoguée avec une recherche de vérité, qui a seulementletort de nous présenterun sujet déjà traité bien des fois, ce qui nous ôte toute sensation d’imprévu. Les aven tu res del’institutrice primaire, tyrannisée, parfois martyrisée, en butte aux méchancetés de la foule idiote, aux convoitises brutales de la meute grossière, repoussée, vilipendée, finalement révoquée, nous avaient été racontées déjà par M. Jean Jullien, qui fit représenter à la Renaissance une certaine Écolière, au mois d’octobre 1901, laquelle n’est pas sans parenté avec la pièce du
Théâtre-Antoine, parenté inévitable, puisque, des deux parts, le sujet traité fut le même. Nous ne nous attarderons pas sur eette pièce, d’une valeur incontestable, mais qui vient peut-être trop tard, sinon pour reconnaître que le rôle de l’institutrice est fort bien joué par Suzanne Desprès, qui excelle dans les créations d’amertume résignée, dans la gamme des émotions intimes et des colères sourdes. La troisième pièce m’a paru la plus curieuse et la plus originale. Je crains que ça ne soit la
moins comprise du public et qu’elle ne s’adresse plus aux dilettanti de théâtre qu’à la simple foule. Celle-ci, c’est la traduc
tion d’une comédie allemande, d’une « sotie », pour parler plus techniquement, qui se joue à Berlin et surtout à Vienne avec succès depuis une dizaine d’années, et est enttée au répertoire. Cela s’intitule A u Perroquet vert et est signé d’un dramaturge viennois, Schnitzler,qui, là-bas, jouit d’une certaine réputaiion, très méritée, ai-je ouï dire. Le Perroquet vert est un cabaret souterrain de 1789, sorte de bouge où les grands seigneurs fréquentent par snobisme, prenant plaisir dépravé à se frôler aux escarpes. Le cabaretier, Prosper, exploite cette malsaine curiosité. Comme notre Bruant — aujourd’hui retiré et pro
priétaire — il invective les clients à mesure qu’ils arrivent, les saluant d’injures familières, ce qui est considéré par ceux-ci comme une plaisanterie exquise. Puis, pour corser la représentation, il a une troupe d’acteurs qui jouent les assassins apo
cryphes et racontent de terribles histoires de brigands, avec tant de naturel, qu’on confond le faux avec le vrai. Il arrive même que les vrais ont parfois moins d’éclat que les faux, ils sont plus pâles. Les diamants brillent moins que le strass. Mais voilà où l’action se complique : un des comédiens, Didier,vient raconter— c’est une comédie inventée par lui — qu’il a assas
siné le duc de Cadignan, surpris avec sa femme, la danseuse Léocadie. Le récit est fait avec une telle vérité que Prosper lui-même s’y laisse prendre : « Tu as tué le duc! s’écrie-t-il; qui donc t’a dit qu’il était l’amant de ta femme? Moi, je le savais, mais je n’ai jamais osé te le dire ! » Pour le pauvre Didier, l’effet de cette confidence est un coup de foudre; il ignorait la vérité, en l’apprenant la rage lui monte au cœur, le sang aux yeux, il « voit rouge ». Comme le duc entre en ce moment au cabaret, il se jette sur lui etle poignarde pour tout de bon, cette fois. On veut l’arrêter, mais le drame devient intense. La foule hurlante envahit le cabaret au milieu des cris et des tambours. Les gentilshommes, qui croient à une invention de Prosper, trouvent la mise en scène bien réglée, ils admirent les com
parses qui grouillent, alors que cette « figuration » n’est autre que le peuple, le vrai peuple, en haillons, qui vient de prendre la Bastille. Il est étrange, cet acte mouvementé et lancinant comme un cauchemar.
La quinzaine théâtrale est peu chargée ; je n’ai, pour la compléter, qu’à signaler le renouveau du théâtre des Capucines, où on a fait affiche neuve avec trois pièces nouvelles, trois succès : une comédie, Fin de vertu, petitacte distingué et délicat, qui prouve aux femmes que lorsque, par esprit de vengeance, on veut tromper son mari, c’est moins commode qu’on ne l’ima
gine, parce que pour cela il faut être deux et que parfois le complice se dérobe. Ceci est excellemment joué par Dubosc,
P. Acbard et surtout Mademoiselle Jeanne Thomassin, la plus fine et la plus adroite comédienne de l’heure présente. Ensuite, une opérette amusante et égrillarde, qui a eu peine à échapper aux ciseaux de la censure, le Péché véniel, dont le libretto, qui est de Franc-Nohain, se soutient d’une musique spirituelle à souhait, de Claude Terrasse, où Marguerite Deval, la reine de l’opérette, fait merveille; enfin la Boutique à quat sous une revuette de Rédelsperger, dont le boniment est gaillardement débité par Le Gallo et Mademoiselle M. L. Faury.
La quinzaine prochaine est grosse de promesses. J’y vois poindre nombre de nouveautés et des plus importantes. Cela
vient par fournées. Le Pharaon de l’Ecriture connut, lui aussi, les périodes des vaches maigres et celles des vaches grasses!
FÉLIX DUQUESNEL.