tiens, ne soit un génie secondaire; même de sa génération, il s’en taut qu’il soit le maître supérieur; et, par exemple, il est bien loin d’égaler la profonde et rêveuse beauté des Vierges de Jean Bellin. Cependant, quiconque a passé quelques heures dans le petit oratoire de Saint-Georgesdes-Esclavons, devant la Vie de saint Jérôme et l Exorcisme de saint Tryphon, en conserve à jamais un souvenir spécial. On y respire mieux qu’ailleurs le charme de Venise. Et lorsqu’à distance on évoque la ville merveilleuse, ce sont de telles peintures, ou d’autres du même auteur, aperçues çà et là dans les musées et les églises, comme la Légende de sainte Ursule, ou le beau cavalier Saint Vital, ou les deux Courtisanes du musée Correr, qui nous reviennent en mémoire, non peut-être pour leurs mérites proprement artistiques, mais parce qu’elles reflètent d’une façon accomplie l’âme et la vie vénitiennes. Car ce peintre est le plus vénitien des peintres de Venise. Son art, comme le disent ses derniers biographes,
est le plus fidèle miroir de la cité des îles, telle qu’elle était en ses beaux jours. Il suffit de découper un peu adroitement dans cette œuvre pour obtenir toute une mobile et vivante galerie, une collection de types et de métiers, gentilshommes, petits marchands, bourgeois, magistrats, gondoliers, pages, Orientaux, le plus charmant album d’images qui nous reste, pour nous figurer un monde évanoui, le plus varié des répertoires de Coslumi Antichi avant celui de Vecellio. Et, ce que ne fait pas celui-ci, ses personnages, Carpaccio nous les montre en action, allant et venant, dans leurs occupa
tions de tous les jours ou leurs cortèges de fête; et cela, au milieu de leur incomparable ville, dans cette fantasmagorie de marbres et de reflets qui flotte sur la nappe des mers comme une création de songe, un miraculeux madrépore que nacre et qu irise chaque caprice de la plus magique lumière: si bien que nous n’avons, au bout de quatre siècles, qu’à con
sulter ce portrait fait par Carpaccio de sa ville natale, pour y voir ressus
citer Venise toute entière à l’époque de sa gloire, et pour en savourer l’inoubliable enchantement.
Voilà ce qui nous touche aujourd’hui dans Carpaccio ; et voilà pourquoi, sans chercher s il en est de plus grands, nous savons gré à ce modeste et fier artiste de ne s’être proposé nulle ambition plus haute que d’être le chroniqueur et le témoin naïf de la vie de son peuple. Nous aimons en lui le flâneur, le hadaud vénitien qu il a certainement été, le petit bourgeois