aboutir à cette petite place, paisible et solitaire, qui est encore enclavée dans ses maisons de brique et de pierre couronnées de hautes toitures. Ces maisons, bordant aussi les deux quais, se prolongeaient en deux promontoires qui faisaient noblement vis-à-vis au terre-plein où la Restauration avait rétabli une statue de Henri IV, qui n’est pas l’ancienne, mais qui en perpétuait du moins la tradition.
Les opticiens modernes continuant, eux aussi, la tradition du Quai des Lunettes, avaient bien envahi toutes ces façades et les avaient recouvertes de leurs enseignes; les amples
lucarnes d’autrefois, si caractéristiques, avaient bien été dé
naturées pour la plupart. Malgré toutes ces dégradations, on pouvait, sans grand effort d’imagination, reconstituer la physionomie dʼun quartier parisien, très vénérable et fort pittoresque.
Il est, paraît-il, sérieusement question d’une complète disparition. Par quoi se justifierait-elle? C’est ce qu’on ne voit
pas bien distinctement. Vu la disposition des lieux, on ne peut songer à faire passer de ce côté un second boulevard Raspail, ni une nouvelle rue Étienne-Marcel. Un élargissement du Pont-Neuf à cet endroit n’aurait aucune utilité, puisque les autres parties du pont n y gagneraient aucun supplément de largeur. On ne peut pas tracer une voie perpendicu
laire qui n’aurait que quelques mètres de longueur, étant immédiatement barrée par le Palais de Justice. Les quais laté
raux nʼont aucun besoin d’élargissement sur ce point unique, puisque leur largeur est immuablement fixée par celle des autres parties de ces quais. Le commerce n’est pas, dans ces parages, d’une telle activité qu’il puisse exiger d’immenses débouchés. Le débit des lunettes, des longues-vues et des pochettes à compas n’est nullement comparable à celui qu’engendrent, beaucoup plus loin, les innombrables produits de la Belle Jardinière, de la Samaritaine, ou des Magasins du Pont- Neuf.
Ce serait faire le vide uniquement pour le plaisir de détruire. Aussi nous semble-t-il encore douteux que la nou
velle soit d’une authenticité bien établie. Cependant M. Geor
ges Cain, dans le Figaro, écrivait un éloquent article qui est un cri d’alarme très motivé; plus récemment M. Jules Claretie insistait sur ce regrettable projet, dans sa Vie à Paris.
C’est que les lettrés sont froissés dans une de leurs plus chères affections: L’une des maisons menacées, celle qui
borde le quai du côté Nord, a été habitée, pendant sa jeu
nesse, par Mme Roland qui en parle en scs mémoires. Tout le monde n a pas lu ceux-ci; mais tout le monde en a entendu parler cl connaît d’ailleurs le triste dénouement de cette brève existence. Manon Roland, cette brillante élève de Jean Jacques Rousseau, admirable rhéteur, ami très incertain, restaurateur de la morale familiale et singulier père de famille, offrit aussi, dans la conduite do sa vie, d’assez étranges contradictions.
Fortement éprise des nouveautés révolutionnaires, elle se mêla beaucoup de politique avancée; puis elle fit comme la Princesse de Clèves, elle confia à son mari trop âgé quʼelle aimait tendrement un jeune girondin; aveu sincère qui, dans ses idées particulières, devait suffire à blanchir ses écarts d imagination. Elle bouleversa un peu toutes choses autour d’elle, et réussit assez mal dans le rôle de Régente qu’elle avait ambitionné.
L’infortuné Roland, destiné par elle au rôle modeste d un Louis XIII républicain, sortit assez mal du cataclysme inau
guré par les divers partis politiques, le sien compris. Sa pauvre femme, comme on sait, porta courageusement sa tête sur l’échafaud. Cet affreux dénouement fait oublier bien des écarts peu féminins; la mémoire de cette victime n’apparaît plus aujourd hui qu’à travers l’auréole du plus cruel martyre.
Il est donc tout naturel que les lettrés entretiennent soigneusement cette mémoire et s’efforcent de conserver tout ce qui est un souvenir d’elle.
Ceci vaut aux démolisseurs, perceurs de grandes artères, aux modernistes en tous genres, une sévère admonestation de M. Jules Claretie. Ils l’ont bien méritée; aussi pourquoi allaient-ils s’en prendre aveuglément à l’Ange composite de notre grande Révolution?
Que de gravats aura faits ce temps! s’écrie M. Claretie, qui a bien le droit de faire remarquer que si l’on construit beau
coup de nos jours, ou démolit encore davantage. La place ne manque certes pas, autour ni à l’entour; malheureusement,
c est le centre, où tout converge, qu il faut entièrement transformer parce que tout y afflue, Paris ancien et Paris nouveau.
Aussi le chroniqueur-directeur ajoute-t-il en toute équité: «Que de reliques abattues! Je sais bien qu’il faut rajeunir, reconstruire, refaire un nouveau Paris! La perspective des
quais se décore déjà de je ne sais quels clochetons polychromes, hindous, mauresques, modern-style, que sais-je? »
C est évidemment là, dans sa pensée, une première erreur:
le style Hindou-Mauresque, ou Modern-style lui paraît plutôt déplacé au voisinage des Tuileries, du Louvre, du Palais de Justice, de la Sainte-Chapelle.
Nous ne nous permettrons pas de discuter la valeur intrinsèque de cette adaptation de styles anciens ou nouveaux. Nous ferons cependant remarquer que l intervention de ces fantai
sies n’est que la conséquence d’un fait auquel l’architecture est complètement étrangère: l’envahissement des immenses
bazars de tous genres, financiers ou commerciaux, qui, dési
reux avant tout d attirer, degré ou de force, les regards des passants, exigent aussi que l architecte, le serrurier, le décorateur, l’émailleur, imaginent des combinaisons qui sortent de l’ordinaire.
Si ces établissements viennent se loger porte à porte avec les «reliques du passé », nul n y peut rien; et il faut bien en
accepter les conséquences bonnes ou mauvaises, tolérer les rapprochements inattendus, et ne pas trop faire intervenir les lois sévères de l’harmonie archéologique.
M. Jules Claretie, et il n’est pas le seul, est ennemi de ces discordances que l’on aperçoit un peu partout. Nombre de constructions nouvelles, qu il verrait probablement sans donner aucun signe de réprobation si elles se présentaient
ailleurs et ne venaient pas malencontreusement se mêler à des constructions plus anciennes, d un tout autre caractère, ces bâtiments modernes l’exaspèrent tout à fait parce qu’ils créent de véritables dissonances.
« Des bâtisses énormes, rappelle-t-il, écrasent çà et là les logis des bords de la Seine, passé le pont de la Concorde.
Avez-vous vu la place de l’Étoile depuis qu une construction massive et haute domine la grâce des architectures qui faisaient de ce rond-point parisien un tout harmonieux? On ne
voit plus, par-dessus les toits, que ce gigantesque monument, un hôtel pour touristes sans doute! »
Effectivement; ou sait que, pour ce genre de constructions
Les opticiens modernes continuant, eux aussi, la tradition du Quai des Lunettes, avaient bien envahi toutes ces façades et les avaient recouvertes de leurs enseignes; les amples
lucarnes d’autrefois, si caractéristiques, avaient bien été dé
naturées pour la plupart. Malgré toutes ces dégradations, on pouvait, sans grand effort d’imagination, reconstituer la physionomie dʼun quartier parisien, très vénérable et fort pittoresque.
Il est, paraît-il, sérieusement question d’une complète disparition. Par quoi se justifierait-elle? C’est ce qu’on ne voit
pas bien distinctement. Vu la disposition des lieux, on ne peut songer à faire passer de ce côté un second boulevard Raspail, ni une nouvelle rue Étienne-Marcel. Un élargissement du Pont-Neuf à cet endroit n’aurait aucune utilité, puisque les autres parties du pont n y gagneraient aucun supplément de largeur. On ne peut pas tracer une voie perpendicu
laire qui n’aurait que quelques mètres de longueur, étant immédiatement barrée par le Palais de Justice. Les quais laté
raux nʼont aucun besoin d’élargissement sur ce point unique, puisque leur largeur est immuablement fixée par celle des autres parties de ces quais. Le commerce n’est pas, dans ces parages, d’une telle activité qu’il puisse exiger d’immenses débouchés. Le débit des lunettes, des longues-vues et des pochettes à compas n’est nullement comparable à celui qu’engendrent, beaucoup plus loin, les innombrables produits de la Belle Jardinière, de la Samaritaine, ou des Magasins du Pont- Neuf.
Ce serait faire le vide uniquement pour le plaisir de détruire. Aussi nous semble-t-il encore douteux que la nou
velle soit d’une authenticité bien établie. Cependant M. Geor
ges Cain, dans le Figaro, écrivait un éloquent article qui est un cri d’alarme très motivé; plus récemment M. Jules Claretie insistait sur ce regrettable projet, dans sa Vie à Paris.
C’est que les lettrés sont froissés dans une de leurs plus chères affections: L’une des maisons menacées, celle qui
borde le quai du côté Nord, a été habitée, pendant sa jeu
nesse, par Mme Roland qui en parle en scs mémoires. Tout le monde n a pas lu ceux-ci; mais tout le monde en a entendu parler cl connaît d’ailleurs le triste dénouement de cette brève existence. Manon Roland, cette brillante élève de Jean Jacques Rousseau, admirable rhéteur, ami très incertain, restaurateur de la morale familiale et singulier père de famille, offrit aussi, dans la conduite do sa vie, d’assez étranges contradictions.
Fortement éprise des nouveautés révolutionnaires, elle se mêla beaucoup de politique avancée; puis elle fit comme la Princesse de Clèves, elle confia à son mari trop âgé quʼelle aimait tendrement un jeune girondin; aveu sincère qui, dans ses idées particulières, devait suffire à blanchir ses écarts d imagination. Elle bouleversa un peu toutes choses autour d’elle, et réussit assez mal dans le rôle de Régente qu’elle avait ambitionné.
L’infortuné Roland, destiné par elle au rôle modeste d un Louis XIII républicain, sortit assez mal du cataclysme inau
guré par les divers partis politiques, le sien compris. Sa pauvre femme, comme on sait, porta courageusement sa tête sur l’échafaud. Cet affreux dénouement fait oublier bien des écarts peu féminins; la mémoire de cette victime n’apparaît plus aujourd hui qu’à travers l’auréole du plus cruel martyre.
Il est donc tout naturel que les lettrés entretiennent soigneusement cette mémoire et s’efforcent de conserver tout ce qui est un souvenir d’elle.
Ceci vaut aux démolisseurs, perceurs de grandes artères, aux modernistes en tous genres, une sévère admonestation de M. Jules Claretie. Ils l’ont bien méritée; aussi pourquoi allaient-ils s’en prendre aveuglément à l’Ange composite de notre grande Révolution?
Que de gravats aura faits ce temps! s’écrie M. Claretie, qui a bien le droit de faire remarquer que si l’on construit beau
coup de nos jours, ou démolit encore davantage. La place ne manque certes pas, autour ni à l’entour; malheureusement,
c est le centre, où tout converge, qu il faut entièrement transformer parce que tout y afflue, Paris ancien et Paris nouveau.
Aussi le chroniqueur-directeur ajoute-t-il en toute équité: «Que de reliques abattues! Je sais bien qu’il faut rajeunir, reconstruire, refaire un nouveau Paris! La perspective des
quais se décore déjà de je ne sais quels clochetons polychromes, hindous, mauresques, modern-style, que sais-je? »
C est évidemment là, dans sa pensée, une première erreur:
le style Hindou-Mauresque, ou Modern-style lui paraît plutôt déplacé au voisinage des Tuileries, du Louvre, du Palais de Justice, de la Sainte-Chapelle.
Nous ne nous permettrons pas de discuter la valeur intrinsèque de cette adaptation de styles anciens ou nouveaux. Nous ferons cependant remarquer que l intervention de ces fantai
sies n’est que la conséquence d’un fait auquel l’architecture est complètement étrangère: l’envahissement des immenses
bazars de tous genres, financiers ou commerciaux, qui, dési
reux avant tout d attirer, degré ou de force, les regards des passants, exigent aussi que l architecte, le serrurier, le décorateur, l’émailleur, imaginent des combinaisons qui sortent de l’ordinaire.
Si ces établissements viennent se loger porte à porte avec les «reliques du passé », nul n y peut rien; et il faut bien en
accepter les conséquences bonnes ou mauvaises, tolérer les rapprochements inattendus, et ne pas trop faire intervenir les lois sévères de l’harmonie archéologique.
M. Jules Claretie, et il n’est pas le seul, est ennemi de ces discordances que l’on aperçoit un peu partout. Nombre de constructions nouvelles, qu il verrait probablement sans donner aucun signe de réprobation si elles se présentaient
ailleurs et ne venaient pas malencontreusement se mêler à des constructions plus anciennes, d un tout autre caractère, ces bâtiments modernes l’exaspèrent tout à fait parce qu’ils créent de véritables dissonances.
« Des bâtisses énormes, rappelle-t-il, écrasent çà et là les logis des bords de la Seine, passé le pont de la Concorde.
Avez-vous vu la place de l’Étoile depuis qu une construction massive et haute domine la grâce des architectures qui faisaient de ce rond-point parisien un tout harmonieux? On ne
voit plus, par-dessus les toits, que ce gigantesque monument, un hôtel pour touristes sans doute! »
Effectivement; ou sait que, pour ce genre de constructions