Ce ne sont là que les « verdures » du commencement, comme disait le cardinal de Retz; en tout cas, ce n’est qu’un petit vent, léger et précurseur, qui passe sur la tête des archi
tectes, l orage arrivera tout à l’heure. Pour le moment, c’est aux terrassiers à souffrir: « les terrassiers, qui sont les souverains de Paris »
Le mal des uns ne fait pas le bonheur des autres. On doit donc plaindre les terrassiers. Mais il faut, reconnaître que,
depuis maints quarts d heure, ils sont devenus singulièrement encombrants. Il n’y a pas exagération, cette fois, à dire qu on ne voit partout que fondrières, tranchées, palissades, remblais, poussière, boue et détritus de toutes provenances.
On ne dira plus: ce ne sont que festons, ce ne sont quʼastragales. Non; ce ne sont que tombereaux, dépôts de tuyaux et
autre ferrailles, de madriers, amas de sable, de cailloux, de
meulière, barricades en sacs de ciments; obstructions de tous genres, innombrables batteries de tramways, autobus, omni
bus empêtrés dans les pavages et dépavages, et qui, les uns derrière les autres, attendent pendant des heures l’ouverture d’une trouée éventuelle pour reprendre leurs cours naturel.
M. Hallays a découvert, sans aucune peine, une immense usine sur la place Saint-Michel, une chaudronnerie perma
nente, que l’on craint définitive, où les ouvriers frappent en cadence, de l aurore au coucher du soleil, sur leurs plaques de tôle plus retentissantes, de beaucoup, que les flots de la mer.
Mais la découverte vraiment imprévue, c’est celle d’un grenier à fourrage qui a surgi au pied de Notre-Dame! Pourquoi ce grenier aux vastes proportions? Pour qui ce fourrage? Nul ne le sait, car on ne voit pas que les chevaux, les ânes, les mulets participent activement au fonçage des tuyaux sousaquatiques où circulera le métropolitain, dans les ultimes années du présent siècle, qui est à peine commencé.
Passant sur la rive droite, M. Hallays y déplore d abord l’apparition « d’énormes palissades dissimulant la démolition des maisons de la rue do la Sainte-Chapelle. On va maintenant agrandir le Palais de Justice, et les architectes séviront ».
Sur ce quai un double crime aura donc été commis: une démolition d’abord; puis une reconstruction qui permettra aux architectes de mettre à exécution leurs plus funestes projets.
Ce môme quai a décidément le privilège de l’infortune et de tous les malheurs: « Considérez, nous dit-on, ces clochetons
baroques, ces extraordinaires armatures de fer qui surgissent au-dessus des maisons du quai, etc., etc. » Il paraît même qu’à l’apparition du premier clocheton, les badauds auraient poussé un cri et formulé une malédiction.
Nous n’y étions pas et n’avons rien entendu.
Un peu plus loin, le Louvre n’a pas trop souffert jusqu’à présent: mais au pont des Saints-Pères il se passe des choses étranges. Nous en reproduisons le récit, sous toutes les réserves d’usage, parce quʼil faudrait, pour prendre parti, avoir sondé l’âme des cantonniers; or nous ne lʼavons jamais sondée.
Voici le fait; il est connu à la surface, sinon dans ses profondeurs. On a élargi le pont des Saints-Pères, jadis décoré de statues en pierre et fonte qui doivent, très probablement, symboliser l’Agriculture, le Commerce, peut-être l’Industrie,
ou la Finance, ou la Bourse, ou la Vie. On ne sait pas bien au juste, aucune inscription ne révélant la pensée édilitaire qui
présida à cette érection, ni lʼintention du fondeur qui fut ici l’auxiliaire du sculpteur.
Ce que tous ont pu constater, c’est que ces dames diverses
sont coiffées en bandeaux Louis-Philippe, et que leurs att tudes sont extrêmement modestes. De plus, aucune d’elles n’arbore un de ces chapeaux extravagants mais vraiment mo
numentaux, dont les générations féminines se transmettent le secret, de l’une à l autre.
Les travaux sont finis, lʼélargissement est accompli. Un an s’est passé. Statues et piédestaux devaient naturellement, comme dans un quadrille, prendre plus loin des positions nou
velles. Or elles n’ont pas bougé, elles obstruent lʼentrée dont l’élargissement ne sert à rien du tout.
Qu’est-ce qui les retient, quʼest ce qui les empêche d’occuper leurs sièges définitifs, comme ferait un député enfin validé? A M. Hallays il était réservé de nous dévoiler ce secret plein d horreur.
Les piédestaux, en simili-pierre, sont en fonte. Les statues ne sont pas en simili-fonte, elles sont en pierre. Nous prions le lecteur de bien noter cette importante différence, d’où il résulte que l’agriculture, le commerce féminisé, l’industrie sont pleins; tandis que les piédestaux sont creux, comme de
simples boîtes à violons. Cʼest le plein qui porte sur le vide.
Alors, dans la suite des ans, en même temps qu’un certain nombre d’araignées peut-être symboliques, des cantonniers
prirent possession de ces quatre réduits intimesoù nul ne peut pénétrer. Les araignées y tissèrent leurs toiles, les cantonniers y déposèrent leurs balais, sous la sauvegarde tutélaire des quatre grandes dames à huit bandeaux.
Tout allait bien jusque-là; les piétons et les voitures tra
versaient le pont. La France traversait un assez grand nombre de régimes successifs; les balais, les araignées, les canton
niers vivaient dans une paix profonde. Aujourd hui tout va changer.
Aux piédestaux en fonte, qui ont cessé de plaire, les Ponts et Chaussées (probablement) méditent de substituer des cubes de pierre. Pourquoi cet abandon d’une fonte devenue historique? Les Ponts ont leurs secrets, les Chaussées leurs mys
tères! Le fail est que l’on ne peut pas songer raisonnablement à creuser la pierre future de manière à y pratiquer l enceinte nécessaire, tout au moins pour les balais et les cantonniers.
De là serait née la difficulté; de là aurait surgi l obstacle jusqu’à cette heure insurmontable. M. Hallays nous l’apprend en termes formels: « Tant qu on n’aura pas trouvé ailleurs
un abri pour ces balais, les statues ne peuvent pas être déménagées. Or, depuis un an, les « services compétents » s’efforcent sans succès de résoudre le problème. »
Pas un seul abri pour balais? Et lʼon dit que Paris est grand!
Cet arrêt au pont des Saint-Pères était un repos pour l’esprit affligé de tous les maléfices qu’on nous signale les uns au bout des autres, tout le long du cours de la Seine. C’est l’incident gai, la ronde chantée qui raffraichissait le spectateur consterné par de trop noirs incidents, dans les mélodrames de l’Ambigu.
Déblayons le comique! comme disait l’immortel artiste qui créa le rôle de l’infortuné Lesurcq, dans l’éternel Courrier de Lyon. Reprenons la pénible ascension de la côte maudite.
C’est au quai d’Orsay que nous découvrirons de nouvelles horreurs. Là, une gare (durement qualifiée) a défiguré la Légion dʼHonneur. Mais plus loin, « on a permis aux archi
tectes de délirer en toute liberté: Des immeubles à sept étages y alternent avec des jardins en terrasse ou des constructions basses »!
C’est du délire, en effet, dont on ne sortira qu’en remettant soigneusement les jardins en terrasse sur les construe