CORRESPONDANCE
SDR L ENLAIDISSEMENT DE PARIS
Ce titre est désormais admis et chaque journal, à son tour, y consacre quelques articles de vives satires.
Vos lecteurs ont pu remarquer l’éclectisme avec lequel la Construction Moderne emprunte ses citations aux périodiques de tous bords et de toutes opinions. Les appréciations politiques des journalistes échappent à sa compétence et vous n’avez pas à vous en occuper. Mais, que les appréciations artistiques, — notamment sur lʼarchitecture, — soient bienveillantes ou amères, vous faites bien de les signaler avec la même résignation.
On n’est jamais fâché d’attraper, au passage, quelques éloges; mais il serait inutile, et même dangereux, d’ignorer,
de parti pris, les mauvais compliments qui peuvent courir çà et là. On est libre de n’en tenir compte que dans la mesure raisonnable, mais il ne serait pas prudent de se fier exclusivement à sa propre opinion.
Vos lecteurs ne s’étonneront donc pas si je vous signale aujourd’hui, dans la Libre Parole, une nouvelle citation con
cernant les démolitions et reconstructions qui s’exécutent aujourd’hui de tous côtés. La Libre Parole, étant donnée sa nuance, n’est pas un journal éminemment satisfait de tout ce qui arrive chaque jour; il n’aurait, d’ailleurs, pas de bien nombreuses raisons de l’être. On ne saurait exiger de lui qu’il prenne les choses par le côté le plus gai. Aussi M. Édouard Drumont écrit-il avec mélancolie:
« Il convient de faire remarquer que ceux qui constatent cette incroyable dévastation de Paris, cet enlaidissement volontaire, cette haine pour tout ce qui rappelle les traditions et les souvenirs du passé, ne sont pas seulement des artistes épris de pittoresque, pleurant sur quelque coin original ou sur quelque mur qui tombe de vétusté.
« Ce qui s’écroule devant nous, c’est le décor même de la vie française, c’est tout ce qui était de la grâce ou de la magnificence, tout ce qui était aussi l’histoire de Paris et de la France, ce qui était la raison d’être de la France.
«Cʼest un sentiment correspondant en sens inverse à celui
là qui pousse les Américains à cette frénésie d’acquisition de tout ce qui porte l’empreinte de la vieille France. Ce sentiment, les autres peuples sont loin de l’avoir au même degré:
ils se sont bien gardés de détruire les monuments et les témoignages de leur histoire à eux, et ils sʼen contentent. »
Malgré le peu de satisfaction que lui apportent les événements journaliers, M. Drumont est moins cruel, beaucoup moins cruel pour l’architecture moderne que M. André Hallays par exemple, que vous citez souvent. Il regrette la disparition progressive de l’architecture ancienne qui formait une des beautés de la capitale; on ne peut lui en vouloir de regrets aussi bien justifiés.
Mais il ne va pas jusqu’à dédaigner tout ce que tentent de faire les pauvres artistes qui ont le tort dʼêtre nés trop tard et de fleurir seulement sous la République troisième du nom. Il faut lui en savoir quelque gré.
Les architectes nʼont pas le droit de prétendre que l’admiration sans réserve de leurs contemporains leur est due; mais, si chacun fait du mieux qu’il peut, il a au moins droit à quelque indulgence, sinon à mieux.
Ils peuvent du reste s’offrir cette demi-consolation. Un jour viendra plus tard, beaucoup plus tard, où de nouvelles édilités feront ou laisseront démolir les œuvres actuelles; il est pro
bable que, ce jour là, un rédacteur des Débats élèvera la voix pour signaler ces nouveaux actes de vandalisme. Car ce qui est moderne aujourd’hui, finira bien, cahin-caha, par devenir vieux à son tour. Alors, il y aura une école, éprise du passé, qui condamnera sévèrement toute atteinte portée à des monuments devenus infiniment respectables à ses yeux.
A ce moment, il y aura exagération en sens contraire. Tout comme aujourd’hui, elle apportera, à côté d’excellentes raisons, des affirmations difficiles à soutenir.
Dans l’opinion exprimée par M. Drumont, se trouve une remarque très juste. Il y a véritablement un très choquant contraste entre la désinvolture avec laquelle nous commen
çons à traiter nos reliques artistiques, -— parce que ce ne sont, disons-nous, que des reliques, — et l’empressement avec le
quel l’étranger s’enrichit de dépouilles si généreusement abandonnées par nous à tout venant.
Ce zèle, soutenu d’espèces sonnantes, devrait nous prouver que nous possédions de véritables trésors et que nous avons tort de nous en dessaisir; que notre tort est encore bien plus grave lorsque nous les détruisons de nos propres mains; ce qui ne profite à personne, à nous moins encore qu’à qui que ce soit.
Il est facile d’ailleurs de tout concilier. Rien n’empêche de respecter ce qui mérite d’être conservé, la place ne manque pas tellement qu’on soit obligé de faire table rase pour élever quelques nouvelles constructions. D’un autre côté, s’il est quelquefois indispensable réellement de faire place nette pour des bâtiments qu’on ne saurait édifier ailleurs, il ne manque pas de constructions banales, bien qu’anciennes, dont la disparition ne mériterait pas de très douloureux gémissements, sans quʼil soit nécessaire de «pleurer» sur chaque mur qui tombe de vétusté.
Voilà ce qu’il faut répéter sans cesse. Ce sont des vérités de La Palisse, semble t-il; elles n’en paraissent pas moins
ignorées ou négligées, aussi bien par nos édiles que par la Critique: les uns ne tenant aucun compte de réclamations
justifiées, les autres réclamant toujours, même hors de propos, pour n’en pas perdre l’habitude.
Quant à l’architecture moderne, elle est ce qu’elle est, tant en France que dans tout autre pays du monde. Il se peut qu’elle cherche, qu’elle tâtonne, ici comme ailleurs. Est-ce
une raison pour l’assommer chaque fois qu’elle tente de lever un peu la tête en lui disant: Tais-toi, tu n’es bonne à rien?
Comme encouragement, on pourrait souhaiter mieux. Ne semble-t-il pas à vos lecteurs qu’il y aurait pour la Critique une mission plus utile à remplir; laquelle consisterait, au contraire, à encourager les efforts renaissants, au lieu de les déprécier de parti pris; à les guider, en leur montrant d’un
côté les écueils contre lesquels ils viendraient se briser, d’autre part les issues libres, plus favorables, vers lesquelles ils pourraient se tourner?
Mais, pour utile qu’elle puisse être, cette mission est plus difficile; elle exige une réelle finesse de goût, une rare pers
picacité, une sincère et équitable bienveillance, une connaissance approfondie d’un art très particulier: ce qui n’est pas donné à tout le monde.
Il est plus aisé de trouver tout mauvais indistinctement, ce
qui n’exige pas beaucoup de choix, ni une grande subtilité.