rain », mais, enfin, il y en a quelques-uns et c’est un plaisir que de rendre à ceux-ci l’hommage qui est dû à leur talent.
Fort probablement l’art moderne se trouve retardé dans sa marche en avant par lʼenchevêtrement des méthodes de voir et de comprendre, et aussi d’exprimer la beauté, ici ou là. Qu’un jour on se décide à composer en ne prenant de l’extérieur que la suffisante notion qu’il faut pour n’être pas igno
rant de ce qui sʼy passe, et il y a des chances infinies pour que,
dans chaque centre d’action, une effloraison d’arts jeunes et personnels, nés du sol où ils furent cultivés, apparaisse sans grand effort.
Il faut encore que les œuvres d’art moderne, qui touchent à la constitution du foyer domestique, soient accessibles aux fortunes les plus moyennes. Ce n’est d’ailleurs que le jour où il se sera étendu aux moindres objets d’usage et où il aura conquis le gros public, que lʼart décoratif moderne sera le style moderne: jusque-là il demeurera une mode.
A. Gelbert.
SKY-SCRAPERS
Washington, le 28 octobre 1907.
Monsieur le Directeur,
Permettez-moi un mot de plus sur la question des « gratteciel », n’est-ce pas?
Il est clair que ma façon, peut-être imparfaite, de m’exprimer en français a causé un malentendu dans ma première lettre. La dernière chose au monde que je désirais, c était de conseiller le « Sky-scrapers » à vous autres Français; et vous me faites tort en croyant que je vous classe parmi les « tardigrades, retrogrades » et autres réactionnaires, pour votre opposition à cette forme de construction.
Au contraire, comme artiste je déplore au moins autant que vous, sinon plus, la nécessité qui nous est imposée de les construire. Plus encore: je fais pénitence tous les jours pour
la part que j’ai prise dans leur conception. On me dit l inven
teur de ce système, et la seule défense que je puisse avancer en ma faveur, c’est que j’étais très jeune quand l’occasion se présenta et qu on me demanda une solution à ce problème: comment lancer un édifice dans l’air sans les mu
railles énormes en maçonnerie jugées nécessaire jusqu’à ce moment-là?
Ce que j’essayais de dire, c’est que lʼère des « gratte-ciel » était sur vos têtes (déplorez-le tant que vous pouvez); et je vous exhortais tout simplement à ne pas perdre votre temps en larmes et protestations contre l’inévitable, mais à vous mettre dès maintenant à l’œuvre, à envisager la difficulté en face, à vous fortifier pour que, venu le temps où l’on vous demandera de semblables édifices, vous soyez en condition de les bien faire, les faire mieux que nous ne les avons faits.
J’espérais que la Construction Moderne m’aurait compris; son nom indique qu’elle aurait dû se ranger de mon côté et conseiller aux architectes d’étudier ce problème qui leur sera posé bien certainement et avant peu. Ils ne pourront l’empêcher.
Supposons qu’un tailleur aime et admire le costume du temps de Louis XV, que va-t-il faire si le Monsieur d’aujourd’hui lui demande un habit ordinaire? Il essayera peut-être de
lui persuader que l’habit Louis XV est bien plus beau, s’a dapte mieux à ses formes personnelles, etc., etc. Réussira-t-il? — Non; son patron va, tout simplement, le croire devenu fou, et il ira ailleurs chercher un tailleur « raisonnable, moderne ».
L’homme d’affaires d aujourd’hui veut les choses d’aujourd hui, du moins quand ces choses lui sont indispensables, et non, simplement, pour en faire lʼobjet de son admiration. Les objets d antiquité, les reliques, il les dépose respectueusement dans les reliquaires, les musées.
Il y a aussi là une question de droit. On admire partout votre magnifique Notre-Dame, ses superbes tours, sa belle façade. — Bien. Mais supposons que vos israélites ou quelque autre secte aient un terrain voisin, tout près, à côté même. Et supposons qu’ils veulent y ériger une autre cathédrale, ou synagogue, ou mosquée, avec des tours aussi hautes que celles de Notre-Dame, et qu’ils promettent de les faire aussi superbes, aussi artistiques. Quel droit avez-vous de les en empêcher?
Pourtant, cela va gâter Notre-Dame. La question est donc d’être le premier arrivé? Si, sous lʼEmpire, quelquʼun avait
fait une folie et voulu ériger un « gratte-ciel», il aurait obtenu gain de cause. Et personne ne pourrait en faire un autre au jourd’hui, de peur de faire concurrence au numéro un? Celuici aurait acquis le monopole de la « splendeur solitaire »?
Mettez-vous donc à lʼœuvre, Messieurs; que la Ville achète les propriétés à l’entour de vos beaux monuments, afin que rien ne les cache. Entourez-les de parcs (espèces de musées d’antiquités en plein air); réservez certaines rues où la hauteur des édifices ne pourra excéder telle limite; élargissez
d autres rues. — Haussmann vous a montré comment on s’y prend. — Etablissez une Commission artistique qui devra sta
tuer sur tous les plans d’édifices, afin que rien de barbare, de ridicule ne soit érigé, en certaines sections, tout au moins. Mais, permettez que dans les quartiers commerciaux vos propriétaires montent leurs maisons jusqu’à une hauteur raisonnable: à quinze ou seize étages, si l’on veut; mais que,
sur les rues étroites, ces édifices soient établis en marches d’escalier pour ne pas trop assombrir les rues.
Mais n’essayez pas d’empêcher absolument les hautes constructions; essayez plutôt de les bien faire. Du moment que vous prétendez organiser une opposition absolue, les proprié
taires se mettronten révolte contre votre «oppression»; et, une fois en révolte, ils ne s’arrêteront devant aucun obstacle, ils vous planteront des gratte-ciel devant le Louvre, à côté de Notre-Dame, partout. C est aujourd’hui l’ère du commerce. La modernité règne. Essayez de la guider; si vous vous y opposez, vous serez terrassés.
F. W. Fitzpatrick.
Notre correspondant se fait très bien comprendre, et il a tort d’en douter.
Du reste, entre lui et nous, le désaccord est loin d’être complet. Si le règne du gratte-ciel est arrivé, il faudra bien que nous nous entendions avec lui. Tout ce que nous réclamons,
c’est qu’il se contente d’envahir les quartiers commerciaux; ce que nous accorde d’ailleurs notre correspondant. Hommes ou monuments, on peut vivre en bon voisinage, lors même qu on n’a pas les mêmes idées, à la condition de ne pas être con
traints de vivre dans une trop intime promiscuité, parce qu’alors les divergences s’enveniment.
Hier supportera demain, si celui-ci reste à distance raison
nable, et si demain ne bouche pas trop la vue à hier.
Fort probablement l’art moderne se trouve retardé dans sa marche en avant par lʼenchevêtrement des méthodes de voir et de comprendre, et aussi d’exprimer la beauté, ici ou là. Qu’un jour on se décide à composer en ne prenant de l’extérieur que la suffisante notion qu’il faut pour n’être pas igno
rant de ce qui sʼy passe, et il y a des chances infinies pour que,
dans chaque centre d’action, une effloraison d’arts jeunes et personnels, nés du sol où ils furent cultivés, apparaisse sans grand effort.
Il faut encore que les œuvres d’art moderne, qui touchent à la constitution du foyer domestique, soient accessibles aux fortunes les plus moyennes. Ce n’est d’ailleurs que le jour où il se sera étendu aux moindres objets d’usage et où il aura conquis le gros public, que lʼart décoratif moderne sera le style moderne: jusque-là il demeurera une mode.
A. Gelbert.
SKY-SCRAPERS
Washington, le 28 octobre 1907.
Monsieur le Directeur,
Permettez-moi un mot de plus sur la question des « gratteciel », n’est-ce pas?
Il est clair que ma façon, peut-être imparfaite, de m’exprimer en français a causé un malentendu dans ma première lettre. La dernière chose au monde que je désirais, c était de conseiller le « Sky-scrapers » à vous autres Français; et vous me faites tort en croyant que je vous classe parmi les « tardigrades, retrogrades » et autres réactionnaires, pour votre opposition à cette forme de construction.
Au contraire, comme artiste je déplore au moins autant que vous, sinon plus, la nécessité qui nous est imposée de les construire. Plus encore: je fais pénitence tous les jours pour
la part que j’ai prise dans leur conception. On me dit l inven
teur de ce système, et la seule défense que je puisse avancer en ma faveur, c’est que j’étais très jeune quand l’occasion se présenta et qu on me demanda une solution à ce problème: comment lancer un édifice dans l’air sans les mu
railles énormes en maçonnerie jugées nécessaire jusqu’à ce moment-là?
Ce que j’essayais de dire, c’est que lʼère des « gratte-ciel » était sur vos têtes (déplorez-le tant que vous pouvez); et je vous exhortais tout simplement à ne pas perdre votre temps en larmes et protestations contre l’inévitable, mais à vous mettre dès maintenant à l’œuvre, à envisager la difficulté en face, à vous fortifier pour que, venu le temps où l’on vous demandera de semblables édifices, vous soyez en condition de les bien faire, les faire mieux que nous ne les avons faits.
J’espérais que la Construction Moderne m’aurait compris; son nom indique qu’elle aurait dû se ranger de mon côté et conseiller aux architectes d’étudier ce problème qui leur sera posé bien certainement et avant peu. Ils ne pourront l’empêcher.
Supposons qu’un tailleur aime et admire le costume du temps de Louis XV, que va-t-il faire si le Monsieur d’aujourd’hui lui demande un habit ordinaire? Il essayera peut-être de
lui persuader que l’habit Louis XV est bien plus beau, s’a dapte mieux à ses formes personnelles, etc., etc. Réussira-t-il? — Non; son patron va, tout simplement, le croire devenu fou, et il ira ailleurs chercher un tailleur « raisonnable, moderne ».
L’homme d’affaires d aujourd’hui veut les choses d’aujourd hui, du moins quand ces choses lui sont indispensables, et non, simplement, pour en faire lʼobjet de son admiration. Les objets d antiquité, les reliques, il les dépose respectueusement dans les reliquaires, les musées.
Il y a aussi là une question de droit. On admire partout votre magnifique Notre-Dame, ses superbes tours, sa belle façade. — Bien. Mais supposons que vos israélites ou quelque autre secte aient un terrain voisin, tout près, à côté même. Et supposons qu’ils veulent y ériger une autre cathédrale, ou synagogue, ou mosquée, avec des tours aussi hautes que celles de Notre-Dame, et qu’ils promettent de les faire aussi superbes, aussi artistiques. Quel droit avez-vous de les en empêcher?
Pourtant, cela va gâter Notre-Dame. La question est donc d’être le premier arrivé? Si, sous lʼEmpire, quelquʼun avait
fait une folie et voulu ériger un « gratte-ciel», il aurait obtenu gain de cause. Et personne ne pourrait en faire un autre au jourd’hui, de peur de faire concurrence au numéro un? Celuici aurait acquis le monopole de la « splendeur solitaire »?
Mettez-vous donc à lʼœuvre, Messieurs; que la Ville achète les propriétés à l’entour de vos beaux monuments, afin que rien ne les cache. Entourez-les de parcs (espèces de musées d’antiquités en plein air); réservez certaines rues où la hauteur des édifices ne pourra excéder telle limite; élargissez
d autres rues. — Haussmann vous a montré comment on s’y prend. — Etablissez une Commission artistique qui devra sta
tuer sur tous les plans d’édifices, afin que rien de barbare, de ridicule ne soit érigé, en certaines sections, tout au moins. Mais, permettez que dans les quartiers commerciaux vos propriétaires montent leurs maisons jusqu’à une hauteur raisonnable: à quinze ou seize étages, si l’on veut; mais que,
sur les rues étroites, ces édifices soient établis en marches d’escalier pour ne pas trop assombrir les rues.
Mais n’essayez pas d’empêcher absolument les hautes constructions; essayez plutôt de les bien faire. Du moment que vous prétendez organiser une opposition absolue, les proprié
taires se mettronten révolte contre votre «oppression»; et, une fois en révolte, ils ne s’arrêteront devant aucun obstacle, ils vous planteront des gratte-ciel devant le Louvre, à côté de Notre-Dame, partout. C est aujourd’hui l’ère du commerce. La modernité règne. Essayez de la guider; si vous vous y opposez, vous serez terrassés.
F. W. Fitzpatrick.
Notre correspondant se fait très bien comprendre, et il a tort d’en douter.
Du reste, entre lui et nous, le désaccord est loin d’être complet. Si le règne du gratte-ciel est arrivé, il faudra bien que nous nous entendions avec lui. Tout ce que nous réclamons,
c’est qu’il se contente d’envahir les quartiers commerciaux; ce que nous accorde d’ailleurs notre correspondant. Hommes ou monuments, on peut vivre en bon voisinage, lors même qu on n’a pas les mêmes idées, à la condition de ne pas être con
traints de vivre dans une trop intime promiscuité, parce qu’alors les divergences s’enveniment.
Hier supportera demain, si celui-ci reste à distance raison
nable, et si demain ne bouche pas trop la vue à hier.