pas matière à s extasier. Mais de là à reconstruire un animal tout entier, surtout présentant des formes aussi baroques et inattendues que celles des antédiluviens, il y avait loin.
Il est vrai qu on possédait aussi une vertèbre. Mais, franchement, il nous semble que toutes les vertèbres connues se ressemblent tellement qu’il n’y avait pas de bien grandes conséquences à tirer de là.
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L’histoire, telle qu’on la raconte, nous paraît donc rentrer dans le vaste domaine de la légende. Ce qui peut être vraisemblable, c’est que l’on avait du retrouver quelque empreinte du propriétaire de la dent et de la vertèbre, ainsi qu’il arrive fréquemment dans les terrains vénérables qu’aus
culte la géologie. Cela pouvait faciliter la reconstitution de l’original ; la dent et la vertèbre fournissaient un complément d’information utilisable. Ce qui doit encore être vrai, c’est que la reconstitution hypothétique de Cuvier, d’après des données encore bien vagues, s est trouvée très voisine de la réalité, le jour où l on aura retrouvé un squelette un peu plus complet et qui ne se réduisait plus à une simple dent, à laquelle une unique vertèbre avait si longtemps tenu compagnie.
Réduite à ces termes plus modestes, l’œuvre du savant n’en était pas moins remarquable; mais cela n’aurait pas suffi à provoquer l’admiration du public. C’est pourquoi des inter
médiaires officieux et bien intentionnés, — n’appartenant pas à l’armée « qui sait mal farder la vérité », dit-on, — ont cru nécessaire de la maquiller un pou, sinon plus.
Nous savons d’avance ce qu on nous répondra, parce qu’on l’a répondu souvent : Y’oltaire affirmait aussi, dans sou igno
rance complète de la géologie, que les coquilles retrouvées au sommet des montagnes y avaient été abandonnées par des pèlerins, en guise de coquilles Saint-Jacques. Erreur gros
sière, puisqu’elles appartenaient au Pliocène, à moins que ce ne fût au Miocène, au Néocomien ou au Silurien!
Ce sont de ces cruelles leçons que la science inflige à ses obscurs blasphémateurs. Et nous savons que nous nous exposons nous-mêmes bien imprudemment en ce moment.
Peut-être encore nous fera-t-on remarquer que l architecture elle même a parfois offert, aux yeux émerveillés de la foule, des reconstitutions tout aussi étonnantes, en raison de la pau
vreté des vestiges sur lesquels ces restitutions sont fondées.
En architecture aussi on utilise de temps en temps une dent et une vertèbre sur lesquelles on a su édifier des monuments complets, avec assentiment de l’Institut ou de la Commission des monuments dits historiques.
C’est pourquoi, lors même que nous aurions raison à l’encontre de l opinion publique, nous devrions avoir tout au
moins le triomphe modeste. Mais si, par extraordinaire, nous avions tort, dans quel antre ignoré pourrons-nous jamais trouver un refuge tutélaire?
Il est vrai que nous y trouverons, pour nous tenir compagnie, Voltaire qui ne s’est pas plus mal porté après cette déconvenue.
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Tout ceci ne dit pas encore quelle est la part de l’érudition dans la découverte et la restauration du chapeau de Cuvier. Cette part la voici.
Déjà l’on a pu remarquer, dans cette affaire, l’intervention savante de notre grand Muséum des plantes et de l’histoire naturelle; lequel, possédant dans ses archives le relevé exact
des protubérances crâniennes de l’illustre savant, a pu — tout comme le « conforinateur » de nos chapeliers— adapter exactement le couvre-chef aux protubérances et s’écrier : Ce vieux chapeau, en forme de tromblon, n’est, autre que celui de Cuvier ! Il doit être à Cuvier et à nul autre, comme on Ta dit aussi d’une malle devenue célèbre.
Des critiques d’art, convoqués pour la circonstance, apportèrent ensuite le concours de leurs lumières; et, considérant les lignes, la courbure, le poil, le grain du chapeau, décla
rèrent que ce qu’ils avaient sous les yeux était bien le « tromblon » inauguré au commencement du siècle dernier, modèle bien connu des érudits qui s’occupent de l’Art du Costume. Ils purent même préciser la date, l’année, le jour de sa fabrication.
Cette appréciation, plus esthétique encore que véritablement scientifique, marquait cependant une première étape : le chapeau datait de la Restauration; mais s’ensuivait-il nécessairement qu il eût appartenu à Cuvier?
Oui, répliquèrent alors les savants du Muséum : les protubérances sont là, et le périmètre intérieur du monument s’y adapte parfaitement.
C’était bien raisonner; et cependant un doute pouvait subsister encore. Malgré la précision géométrique du conformateur moderne, ne voyons-nous pas constamment, au théâtre, au concert, un spectateur s’emparer, au vestiai re, du chapeau d un voisin, s en couvrir à la hâte et ne s’apercevoir nullement de l’échange, parce que ce couvre-chef lui va comme un gant?
C’est, dira-t-on, la faute de l ouvreuse. Incontestablement; mais cela ne modifie pas la conclusion à tirer de cet incident journalier : à la rigueur, le chapeau, dit jusque-là de Cuvier,
aurait pu s’emboîter tout aussi exactement sur les têtes d’un certain nombre de ses contemporains.
On voit donc avec quelle prudence il faut marcher à travers les restitutions, les attributions à tel ou tel auteur. Telle est la
pensée morale qui domine tout le présent article ! Car, sans en avoir l air, il est profondément symbolique, et rivalise par là avec l’immortel Canard sauvage lui-même.
Peut-être serait-on sorti difficilement de l’impasse où l’on put, un moment, se croire engagé. Mais c’est alors qu’entra en scène l’impeccable Erudition, celle qui ne se trompe jamais.
Est-ce un ancien élève de l Ecole des Chartres, un de nos maîtres du Louvre ou de la Bibliothèque, qui se chargea d’exé
cuter les fouilles nécessaires au sein des Archives? Le fait
certain, c’est qu un beau jour on découvrit la facture même du chapelier authentique qui avait livré à Cuvier le chapeau historique que nous aurons bientôt sous les yeux.
Pour ne pas rester en arrière, les Critiques et Historiens d’art découvrirent à leur tour un portrait du grand naturaliste,
ou celui-ci était coiffé de ce même et désormais légendaire chapeau.
Il semble donc aujourd’hui que toute discussion soit éteinte sous ce torrent de preuves.
Comme si la certitude historique pouvait jamais exister en matière d’art, fût-ce l’art de la Chapellerie !
Hé bien, non ; nous déclarons formellement que nous ne sommes pas encore convaincus. C’est pousser bien loin, dira-t-on, l incrédulité; qu’on en juge donc.
Cette facture retrouvée par miracle, que prouve-t-elle? Qu’en tel jour de telle année, un chapelier maintenant connu a livré un chapeau à Cuvier ? Mais nous n’avions pas douté un seul